Être dans la musique, c’est être dans une autre dimension de l’existence

© Alix Rosset

1.

Phénoménologie de l’écoute de Günther Anders est de ces livres qui ont le pouvoir d’attirer les musiciens, tout en les tenant à distance, la plupart d’entre eux (dont je suis) ne pouvant les lire qu’en non philosophe. Aussi est-ce une bonne idée d’avoir demandé à Jean-Luc Nancy, auteur d’un petit livre d’une grande richesse intitulé À l’écoute, de préfacer ce livre. Souvenons-nous de ce que Nancy y écrivait dès les premières pages : “L’écoute, est-ce une affaire dont la philosophie soit capable ? (…) La philosophie n’a-t-elle pas d’avance et forcément superposé ou bien substitué à l’écoute quelque chose qui serait plutôt de l’ordre de l’entente ? / Le philosophe ne serait-il pas celui qui entend toujours (et qui entend tout) mais qui ne peut écouter, ou plus précisément qui neutralise en lui l’écoute, et pour pouvoir philosopher ? (À l’écoute – Galilée, octobre 2002)”. On pourrait ajouter que, de même qu’il est des musiciens (souvent compositeurs – mais pas seulement) qui prennent plaisir à se frotter en amateur à la philosophie (quitte à faire des petits arrangements avec ce qu’ils tirent de leurs lectures ou, plus rarement, de leurs échanges), il y a des philosophes qui ont de l’oreille – les deux pouvant avoir aussi du nez, je veux dire : de l’intuition, car il leur arrive de sentir certaines choses, malgré leur peu de formation (d’expérience concrète – de métier si on veut) du côté de l’écriture musicale comme de la philosophie. S’il n’entend rien quand il survole du regard une partition à la manière d’on le ferait d’un dessin, le non-musicien, attentif aux gestes et sensible au son, sera peut-être un meilleur écouteur – et aussi “bon entendeur” – que certains professionnels.

Günther Anders, que certains auront voulu réduire au statut de premier mari d’Hannah Arendt, ou de cousin de Walter Benjamin, et qui, de plus, a été freiné dans sa carrière par Adorno (l’autre “philosophe musicien”, si bien en cour à Darmstadt, à l’époque où Boulez et Stockhausen régnaient en maîtres, et qui a publié sa très discutable “machine de guerre” Philosophie de la nouvelle musique en 1948), avant de recevoir sur le tard – ironie de l’Histoire – le “Prix Adorno”, est enfin devenu aujourd’hui un penseur majeur, ce que cette traduction tardive, mais plus que jamais à l’ordre du jour, atteste. Ouvrons Phénoménologie de l’écoute, au début de la troisième partie de ce qui en constitue le texte le plus développé, Recherches philosophiques sur les situations musicales (rédigé en vue de son habilitation à l’université de Francfort, mais finalement non soumis). Anders écrit : “Tout ce que nous rencontrons dans une situation musicale et qui s’ouvre à nous est constitué en vérité d’éléments acoustiques, de certaines combinaisons que l’on peut décrire techniquement. Notre propre interprétation des situations musicales, qui nous a tout d’abord éloigné de la musique, reste à son tour inopérante d’un point de vue philosophique aussi longtemps que nous n’aurons pas expliqué pourquoi c’est le son, précisément, ou encore la musique, qui est capable de prendre en charge cette transformation.” Tout musicien, et plus que jamais aujourd’hui, sera sensible à une telle recherche où il est proposé qu’être dans la musique, c’est être dans une autre dimension de l’existence – Anders ajoutant aussitôt que “si l’on veut tenir les deux propositions à la fois, il faut adopter une perspective thématique, afin de comprendre pourquoi les situations de transformation (…) se déroulent elles-mêmes dans l’élément sonore et uniquement dans celui-ci.” Jean-Luc Nancy note dans sa préface à Phénoménologie de l’écoute qu’“à cet égard, Günther Anders se montre d’une singulière audace. Non seulement la musique pour lui n’a rien de langagier, mais en outre ce dont elle part et ce vers où elle va relèvent d’une dimension pré- ou post-musicale – d’une transcendance.” Voilà qui devrait faire grincer certaines dents ! Puis il ajoute : “La musique au sens propre procède d’un Ertönen (ici traduit par « résonance »), c’est-à-dire d’un « entrer en sonorité » ou « résonner » (…) Cet appel en somme pré-acoustique s’adresse à une écoute qui n’est pas la simple réception auditive, mais un Lauschen – mot intraduisible, ici rendu par « écoute à l’affût » et qui évoque une écoute curieuse, voire indiscrète, tendue vers ce qui pour finir pourrait s’avérer inaudible.” Si, comme moi – une fois encore musicien, compositeur et non philosophe –, vous êtes sensibles à ces problématiques, ce livre vous est destiné. Même si ce n’est pas si simple à comprendre, il touche à des choses très concrètes auxquelles tout praticien de la musique ne cesse de se frotter. En ce sens, Anders témoigne d’un authentique sens de la musique : loin de de se contenter d’être un simple mélomane de passage, il se montre en permanence profondément musicien.

S’il a été nourri de Wagner, du romantisme et du postromantisme allemands, Anders comprend aussi bien la révolution debussyste que l’atonalité schönbergienne, tout en se montrant ouvert à d’autres traditions que l’européenne, se révélant apte à dialoguer avec tout ce qui se déploie dans l’espace acoustique de son temps. Le philosophe se rend au concert, participe en tant qu’auditeur à des créations, ou réécoute des pièces du répertoire, apprécie le Pierrot lunaire chanté par la mythique Marya Freund, qu’il oppose de manière passionnante au Socrate de Satie (qui – dit-il avec raison – adopte un ton exempt de toute psychologie), mais parle un peu trop rapidement de La valse de Ravel (“écrite pour complaire au public Viennois”, ce qui peut se discuter), etc. Il s’intéresse aux techniques d’enregistrement et de reproduction du son – au stéréoscope acoustique, ou à la radio. Une postface écrite par Reinhard Ellensohn, aussi éclairante que la préface de Nancy, nous apprend à quel point Günther Anders a été, dès le plus jeune âge, musicien, apprenant le violon et le piano, poussé par ses parents, eux-mêmes mélomanes éclairés (son père étant pianiste amateur), avant d’abandonner cette voie pour faire des études de philosophie et en faire son métier, devenant un “philosophe et critique de la culture renommé, tenant d’une vision « apocalyptique » de l’histoire. Anders avouera qu’il eut préféré « écrire sur le Corrège ou les derniers quatuors de Beethoven plutôt que de revenir toujours sur la fin du monde et la fin des temps.” Pour ma part, je suis particulièrement sensible aux liens que le philosophe, qui aura eu une assez longue vie – 90 ans, du 12 juillet 1902 au 17 décembre 1992 –, établira dans l’après-seconde-guerre-mondiale avec de grands musiciens comme le compositeur chef d’orchestre autrichien Friedrich Cerha, proche de Ligeti et auteur de “l’achèvement” du 3e acte de Lulu d’Alban Berg. Ou Luigi Nono qui a mis en musique des textes d’Anders, ce dernier s’intéressant de près à l’essor de la musique électronique (ce qui n’est guère étonnant pour qui a lu cette Phénoménologie de la musique et notamment les brefs extraits que je viens de rapporter).

Ces quelques lignes forment un survol certes un peu rapide sur cette somme essentielle, au fond accessible à qui se frotte à cet art du sonore qui a pour nom musique et dont il nous faut, sans doute, retrouver le sens le plus ancien – Anders écoutant aussi bien Josquin Desprez qu’Anton Webern, et ne refusant pas de prendre le pouls du jazz, comme des musiques populaires ou des avant-gardes, défendant le jeune Stockhausen contre les conservateurs outragés, ce qui nous est on ne peut plus sympathique. Pour preuve : “L’affinité d’Anders avec la musique qui, comme il le fit remarquer un jour, n’est pas sans lien avec ses racines juives, et nommément l’interdit de l’image, n’aura pas seulement produit sa première philosophie de la musique, documentée dans ce volume, et en tout premier lieu son travail d’habilitation. Ses premières réflexions sur le rôle de la technique en musique sont sans doute marquées par ce travail. Mais, au-delà, la musique en tant que telle constitue pour lui (…) le médium par excellence qui conserve, au sein d’un monde administré et réifié, un soupçon de ce que pourrait être la réconciliation (Reinhard Ellensohn).”

La musique : non pas un objet arbitraire, mais un motif qui met en mouvement la réflexion philosophique – dit encore Günther Anders, en ouverture de ces écrits. Lire ce copieux volume, enfin accessible, serait, en retour, pour les musiciens – même très amateurs, tout simplement curieux –, un judicieux moyen de mettre en mouvement d’innombrables réflexions sur leur art de prédilection.

2.

Achevé d’imprimer, il y a six mois, et sorti quelques jours avant l’ouverture de l’exposition à la Philharmonie de Paris, le livre-catalogue Les musiques de Picasso, sous la direction de Cécile Godefroy (coédité par Gallimard & le Musée de la musique – Philharmonie de Paris), vaut par lui-même, ce qui ne dispense pas qui en a la possibilité d’y aller voir (et entendre) de plus près. Il faut dire que les dates prévues à l’origine (du 3 avril au 16 août 2020) ont été contrariées par les événements que nous savons, mais comme d’autres ont été trouvées depuis, cette nouvelle fois est la bonne. Notez-le sur vos tablettes : du 22 septembre 2020 au 3 janvier 2021. Sauf coup du sort imprévisible, vous avez un peu plus de trois mois pour la visiter.

Penchons-nous sur ce beau catalogue de grand format (un peu plus de 300 pages avec de nombreuses reproductions : dessins, peintures, photographies). On note avant toute chose – avant même de s’interroger sur le choix du tableau figurant en couverture, La Flûte de Pan, 1923, donc datant de sa “période néoclassique” – la reproduction en quatrième de couverture de ces propos rapportés par Hélène Parmelin dans son livre de 1966 Picasso dit… : “Au fond quand on parle d’art abstrait, on dit toujours que c’est de la musique. Quand on veut en dire du bien on parle musique. Tout devient musique (…). Je crois que c’est pour ça que je n’aime pas la musique.” Dans son texte introductif, Cécile Godefroy reprend en épigraphe ces propos, puis remarque que “située à rebours de la posture moderniste qui accorde à la musique une place de choix dans les ateliers et les théories d’avant-garde, cette posture de rejet, un brin provocatrice et qui peut avant tout être comprise comme un refus de l’abstraction, est d’autant plus singulière qu’une étude du corpus picassien permet de déceler l’importance considérable qu’y occupe la musique, toutes époques et techniques confondues.” Et, en effet, le moins que l’on puisse dire est que le matériel ne manque pas : des photographies du peintre lui-même s’essayant à divers instruments (dont la trompette et les cymbales), en passant par de nombreux dessins et peintures représentant des guitaristes dans l’Espagne de ses jeunes années, ou des scènes mythologiques (bacchanales, faunes flûtistes, etc.), en passant par les illustrissimes collages cubistes où l’on repère çà et là des fragments de partitions imprimées, associés à des guitares, des violons, des mandolines, en deux ou trois dimensions, et, bien entendu, le travail en collaboration avec les musiciens, les chorégraphes, et non les moindres – et ce jusqu’à son dernier souffle : il y a vraiment de quoi faire.

 

Dans le livre où Hélène Parmelin rapporte ces propos de Picasso, elle note aussi avec justesse que le peintre “aime la musique qui se voit : les guitares à la main, les airs populaires russes, espagnols, italiens, quand quelqu’un chante sous ses yeux. Il aime les musiques en chair et en os.” Tout est dit – ou presque. Si la musique peut paraître abstraite, car étant (selon Stravinsky) incapable d’exprimer autre chose qu’elle-même – en tant que forme et langage en transformation –, elle est aussi concrète, “en chair et en os” : comme on se la prend au corps, comme elle nous traverse, il nous vient en tête des bribes d’histoires dérivant de sensations fugitives. Pour en ressentir les effets, on peut bien sûr fermer les yeux (c’est le cliché de base), mais on peut aussi les ouvrir grand, avant d’entamer d’infinis dialogues entre le sonore et le visuel, tout en déployant, simultanément, les autres sens. Si peindre, c’est penser, ce n’est pas cogiter dans l’éther, mais passer à l’acte.

L’idée de Picasso n’a donc jamais été d’orienter son travail du côté des expériences synesthésiques – ce qui était à ses débuts terriblement à la mode –, mais bien plutôt de représenter, avec ô combien d’inventivité, de diversité, la musique dans tous ses états. Il ne cherche pas des équivalences entre le geste du peintre ou du dessinateur et celui du guitariste ou du souffleur, mais on l’imagine sans grande difficulté accomplir des pas de danse dans l’atelier, ou chanter tout en peignant, fredonnant aussi bien des rengaines populaires que (nous dit-on) telle ou telle mélodie de Petrouchka. Le peintre a frayé dans sa jeunesse avec de nombreux musiciens, comme par exemple le pianiste catalan Ricardo Viñes, créateur des partitions les plus novatrices de l’époque. À Barcelone, il a écouté en concert Granados ou Albéniz. Arrivé à Paris, il ne lui a pas fallu longtemps pour rencontrer, puis collaborer avec, les meilleurs poètes et musiciens de son temps, dont beaucoup étaient alors inspirés par l’Espagne (ou, comme lui, Espagnols). On sait qu’il a pleinement participé à la réussite du Tricorne de Manuel de Falla, entre deux collaborations avec Erik Satie – l’incontournable Parade et le moins connu Mercure – ou Stravinsky ; il fera d’inoubliables portraits dessinés de ces compositeurs. Satie a écrit, le plus simplement du monde : “Picasso est épatant.” “Parade se transforme en mieux derrière Cocteau ! Picasso a des idées qui me plaisent mieux que celles de notre Jean ! (…) Connaissant les belles idées de Picasso, je suis navré d’être obligé de composer sur celles du bon Jean, moins belles – oh ! oui ! moins belles” (Erik Satie, Correspondance presque complète, réunie et présente par Ornella Volta – qui vient de nous quitter le 16 août et à qui il est indispensable de rendre hommage pour le travail fabuleux qu’elle n’a cessé d’accomplir).

© Rideau de scène de Parade, Picasso.

Quant à Stravinsky, on connaît l’histoire du portrait que Picasso venait de faire de lui à Rome en 1917 et qu’il lui avait offert. Quand le compositeur russe dût traverser la frontière suisse en pleine guerre mondiale, les autorités militaires refusèrent de le laisser passer. Stravinsky (Souvenirs de ma vie) : “On me demande ce qu’il représentait et quand j’eus dit que c’était mon portrait dessiné par un éminent artiste, on ne voulut jamais le croire. « Ce n’est pas un portrait mais un plan », me dit-on. – « Oui, le plan de mon visage, mais rien d’autre » leur répliquai-je. Mais je n’arrivai pas à convaincre ces messieurs.” C’était au temps où le peintre et le compositeur se trouvaient en Italie, à Rome, mais aussi à Naples. On ne sait s’ils parlaient musique, mais ils recherchaient de concert de vieilles gouaches napolitaines qui les passionnaient et passaient aussi des heures entières ensemble dans le célèbre Aquarium de la ville.

Picasso, Violon et feuille de musique, 1912 © Musée Picasso

Le catalogue, sous la direction de Cécile Godefroy (qui signe parallèlement un résumé très réussi de ce catalogue chez Découvertes Gallimard) est subdivisé, après son introduction, en dix sections : Musiques d’Espagne, Instruments cubistes, Le musicien arlequin, Musique et Poésie, Ballets, Aubades, Peintre musicien, Amitiés musicales, Pan et Instrumentarium du peintre, suivant donc un parcours chronologique, avec pour chacune d’entre-elles deux ou trois textes originaux et quelques dizaines d’images, souvent fameuses, parfois rares et surprenantes. On croit toujours tout savoir sur Picasso – tant de livres, tant d’expositions, depuis si longtemps, sans oublier les films, les enregistrements radiophoniques –, mais on trouve toujours de nouvelles choses à se mettre sous la dent. Picasso nous épuise parfois tant il est inépuisable, il sait nous rappeler le poète qu’il fut quand on n’a d’yeux que pour ses toiles ou le grand sculpteur qu’il aura été, en maître du trait, à l’aise dans toutes les dimensions de l’espace-temps. Aussi peut-on s’intéresser dans son travail aux lignes, déposées, tracées ou gravées, comme aux rythmes, aux consonances comme aux dissonances, aux attaques comme aux intensités, et même trouver dans son œuvre des partitions graphiques, des esquisses de projets musicaux, le plus souvent sous forme de dessins. S’il ne s’essaiera pas lui-même à les réaliser concrètement, plus d’un compositeur sera tenté de le faire, faisant ainsi surgir de la “musique en chair et en os” picassienne, comme on ne cesse de la rêver en se baladant dans ce livre, ou dans cette exposition.

Picasso, Guitare, 1927, © Musée Picasso

Comme nous ne pouvons ici entrer dans les détails et tout relever, concluons cette petite recension en notant le plaisir, toujours renouvelé, que nous apporte les peintures du dernier Picasso, nonagénaire, mais toujours vif, mixant, selon ses propres moyens, musique nue et nudité hantée, érotisme et enfantillages, où plus que jamais flûtes et guitares sont à la fête, en pleine nature. Picasso musicien ? Oui, en “tête à tête avec l’oiseau”, comme dit Bastien Gallet. Comment pourrait-on en douter après ce parcours si riche, si diversifié, souvent drôle et jamais ennuyeux, et surtout authentique, où jamais, sauf quand il affirme ne pas aimer la musique, il ne ment, ou alors il faudrait parler de mentir-vrai, mais c’est encore une autre histoire (ce qui nous conduit à rappeler qu’un mois à peine après l’ouverture de cette exposition, Les musiques de Picasso, on pourra découvrir au Centre Pompidou Matisse, comme un roman, à l’occasion du cent-cinquantenaire de la naissance du peintre de La musique et de La danse – du 21 octobre 2020 au 22 février 2021).

© Picasso, L’aubade, janvier 1965.

3.

Une collection me semble-t-il particulièrement importante parmi celles proposées par la Philharmonie de Paris : Écrits de compositeurs. J’ai eu l’occasion de défendre ici-même l’établissement des Écrits d’Henri Dutilleux, publiés en novembre 2019 sous ce titre impeccable : L’esprit de variation. Parmi les ouvrages à venir : Kurt Weill, De Berlin à Broadway, février 2021 ; Pierre Henry, Catalogue illustré de l’œuvre, mars 2021 ; Morton Feldman, Au-delà du style, novembre 2021. On le voit : que du bon, dont nous sommes impatients de prendre connaissance (le Feldman en premier lieu – mais les deux autres sont loin d’être négligeables). En attendant, il est toujours possible de lire et relire ces trois livres parus entre janvier 2016 et septembre 2018 – soit, en suivant l’ordre de parution : Karlheinz Stockhausen, Écouter en découvreur ; Steve Reich, Différentes phases ; Frank Zappa, Them or us. Balayage rapide de ce corpus exceptionnel :

Karlheinz Stockhausen, Écouter en découvreur. De ce fameux compositeur, ex-idole des sixties (si j’ose dire – mais ce n’est pas par hasard si son visage se trouve sur la pochette de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles), nous possédions déjà quelques traductions d’écrits en revue (notamment via Musique en jeu), ainsi que ses entretiens avec Jonathan Cott (Éditions Jean-Claude Lattès, 1979) et un imposant pavé publié en 1988 en Suisse par Contrechamps et les Éditions L’âge d’homme, rassemblant déjà de grands textes comme …comment passe le temps…, Musique dans l’espace ou Momentform que l’on ne retrouvera pas dans cette nouvelle anthologie, contrairement à Situation de l’artisanat (mais alors dans une traduction vraiment différente). Bref, l’édition de ces Écrits se faisait vraiment pressante et c’est un régal de s’y plonger, même pour qui la situation de Stockhausen n’est plus exactement la même aujourd’hui qu’en ces temps pionniers où le compositeur se montrait d’une inventivité sans pareille, maître es-explorations du continent sonore, non seulement sur le papier, mais aussi, et surtout, dans le temps et dans l’espace.

Que noter qui donne envie à qui ne connaît qu’à peine le travail du compositeur de Gruppen, de Gesang der Jünglinge, de Mikrophonie, de Prozession ou de Stimmung ? Peut-être avant tout pour moi cette (enfin) excellente traduction d’un texte de 1960 (découvert dans Musique en jeu en 1973), Musique et graphisme, dont j’extrais le début du tout dernier paragraphe : “La séparation nette entre jeu, audition et lecture (telle qu’on peut l’observer dans les formes tout à fait différentes de la graphie musicale) révèle en fin de compte un critère longtemps oublié et apparaissant de fait complètement neuf, ce qui est à l’opposé de la littérature musicale classique, y compris la dernière école viennoise, ainsi qu’à peu près toute la musique actuelle encore écrite : l’émergence de symboles, d’idéogrammes, de formules et de projets graphiques à l’attention des interprètes, aussi bien que l’autre extrême, une musique inscrite sur des supports sonores électromagnétiques dénuée de notation, ont ceci de commun qu’elles se réfèrent à l’instant et au présent, et qu’elles reposent sur une confiance dans les capacités créatrices de l’homme, qui ne parviennent à la liberté que graduellement, une fois l’époque déterministe révolue.” Ces mots, découverts dans une traduction contestable quand j’avais 17 ans, m’ont marqués à vie, c’est pour cela que je les reprends, comme en teaser de cet excellent ouvrage dont la totalité est passionnante (félicitations à Imke Misch et aux traducteurs, Laurent Cantagrel et Dennis Collins), y compris la seconde (et plus imposante) partie, dévolue à son infernal projet opératique, Licht, parfois désespérant, mais souvent génial, qui aura occupé ses dernières décennies. Il importe plus que jamais de défendre le travail de Stockhausen, décédé brutalement le 5 décembre 2007 alors qu’on s’apprêtait à fêter dignement son quatre-vingtième anniversaire, et dont il me semble que l’œuvre visionnaire et d’une sensualité parfois démente (au sens fort) n’est pas assez diffusée en ces temps de retours en arrière volontaristes.

Steve Reich, Different phases. Deuxième recueil des écrits du compositeur new-yorkais après Écrits et entretiens sur la musique (Bourgois, 1981), beaucoup plus copieux que le premier, dont il reprend l’essentiel, apportant quelques modifications un peu dérangeantes pour les “historiques” dont je suis, remplaçant le mot “graduel” par “progressif” : de quoi perturber les adeptes de la chose, sans pour autant devoir s’avérer dommageable, car de processus graduel à processus progressif, on est loin de dérailler, le train (différent, bien entendu) poursuivant imperturbablement sa course. Reich a été, au moment de son apparition, disons au début des années 1970, en France, un des grands bouleversificateurs de l’“ordre avant-gardiste quasi-institutionnel” de l’époque. Il se permettait de réintroduire les consonances, et de marquer le primat du rythme, ce qui n’était pas pour déplaire aux jeunes apprentis-musiciens de ce temps-là. Dit “minimaliste”, mais autrement plus incisif que les “pantouflards” du genre (dont on évitera de citer les noms parfois fameux), il a créé quelques pièces parmi les plus inouïes, sensibles, émouvantes, bien que sévèrement réglées, de ces dernières années : Drumming, Music for 18 Musicians ou Different Trains par exemple. Lié à Richard Serra ou à Sol LeWitt, il a encouragé les liens entre les diverses pratiques artistiques. Profondément “américain”, il n’a cessé de repousser la mélancolie “mitteleuropean” au profit de danses post-gershwiniennes. Malin, voire rusé, il a fait son trou, devenant un des musiciens les plus influents de sa génération. Mais c’est aussi parce que sa musique est profondément liée à sa biographie qu’il tient à s’exprimer de la manière la plus concrète qui soit, sans se refuser de parler au corps, ni de reprendre, en tant que matériau, les poèmes les plus illustres de son temps, comme The Desert Music de William Carlos Williams. Une simple citation en teaser ? Voici : “Je crois qu’un artiste doit travailler avec tout le matériau pour lequel il éprouve un intérêt intense. Si vous n’êtes pas profondément impliqué dans ce que vous faites, pourquoi quelqu’un d’autre s’y intéresserait-il ? Contrairement aux problèmes contemporains, qui sont temporaires, le sujet, en définitive, ne signifie absolument rien. Si l’œuvre d’art est belle, elle survivra, quel que soit son contenu.”

Frank Zappa, Them or us – une entreprise de démolition selon Guy Darol. Livre vendu par la Philharmonie comme n’étant pas “une biographie de rocker, mais un livre d’histoires, le seul livre véritable et officiel de Frank Zappa.” Pour qui a suivi le parcours du natif de Baltimore qui ne fut pas vraiment, effectivement, un rocker, mais un compositeur peu commun – de ceux qui savent combler leurs lacunes par des choses ô combien plus essentielles que du savoir-faire superficiel –, cet épais volume est l’OCNI (Objet Culturel Non Identifié) invraisemblable dont on était en droit de s’attendre de la part de l’auteur de 200 Motels.  “Le livre, construit à la manière d’un scénario de film ou de comédie musicale, s’apparente à une forêt de symboles et d’allégories. Réservoir de significations, il se répand dans toutes les directions, tordant la plupart des principes y compris le schéma consensuel de son temps (Guy Darol).” Notons une longue postface, particulièrement fouillée, de Pacôme Thiellement, l’homme qui est né le jour où, encore très jeune, j’ai décidé de moins m’intéresser à (et même de me débarrasser de) l’art inimitable de Frank Zappa, saisissant au vol avec brio le bâton de pèlerin jeté de manière un peu dilettante. Car – et ce sera le mot de la fin – ces trois compositeurs : Karlheinz Stockhausen, Steve Reich et Frank Zappa ont été les héros de mon adolescence que j’ai dû sacrifier pour devenir à mon tour compositeur. Plus de quatre décennies plus tard, les fantômes reviennent, en pleine forme. Et c’est une très bonne nouvelle. Que les Éditions de la Philharmonie continuent de faire passer les écrits de cette époque fertile – les années 1950-80 – où les lignes ne cessaient de bouger doit être, non seulement souligné, mais encouragé, en attendant le volume Feldman promis et annoncé et, espérons-le, bien d’autres, plus ou moins inattendus…

• Günther Anders, Phénoménologie de l’écoute, Philharmonie de Paris, 448 p., 16 € 90
• Les musiques de Picasso, Gallimard / Musée de la musique – Philharmonie de Paris, 312 pages, 45 €
• Cécile Godefroy, Les musiques de Picasso, Découvertes Gallimard / Musée de la musique – Philharmonie de Paris, 54 pages, 9 € 50
• Karlheinz Stockhausen, Écouter en découvreur, Philharmonie de Paris, 448 p., 32 €
• Steve Reich, Différentes phases, Philharmonie de Paris, 480 p., 30 €
• Frank Zappa, Them or us, Philharmonie de Paris, 528 p., 30 €