Prologue. Quand j’étais apprenti compositeur, dans le deuxième tiers des années 1970, donc peu de temps après les événements de mai 68 où la plupart des institutions avaient été remises en question, il n’était plus question d’aller étudier au Conservatoire de Paris, même si Olivier Messiaen y avait encore sa classe (s’étant clairement positionné du côté du pouvoir que nous combattions, ce dernier avait alors perdu de son aura). J’avais pour ma part choisi de m’inscrire dans une école d’architecture (UP6) récemment créée dans l’enceinte des Beaux-Arts par d’anciens activistes des mouvements contestataires les plus radicaux (La Cause du peuple ou Vive la révolution). Comme l’enseignement y était pluridisciplinaire, la musique, ou la peinture, étaient pratiquées, de manière assez soutenue. C’est finalement là que j’ai fait toutes “mes classes” – y compris celle de composition.
Jean-Christophe Bailly a écrit dans Un arbre en mai (Seuil, 2018) : Mai 68 fut une convergence, c’est comme si des milliers de petites rigoles avaient abouti au même point, formant un lac d’impatience qui ne pouvait que déborder. C’était le temps des utopies, des tentatives d’ouvrir des lieux d’échanges non-hiérarchisés, à l’écart. Mais cette convergence n’aura pas duré très longtemps. Car si certaines institutions poussiéreuses ont été effectivement ébranlées de manière durable, d’autres, animées par un conservatisme des plus solides, ont fini retrouver leur place, parfois de manière masquée (ayant changé de nom après avoir subi un ravalement de façade), mais préservant le même état d’esprit : occuper le centre, et barrer la route aux “loups solitaires” des terrains vagues en périphérie. Je me rends compte que quand on a été de ces animaux sauvages ne pouvant agir qu’à l’écart, le temps ne fait rien à l’affaire : on le demeure, et plus que jamais, au crépuscule de sa vie.
Curieusement, c’est en songeant à Henri Dutilleux que ces mots me viennent à l’esprit. Lui, cet excellent élève des classes d’harmonie, de contrepoint et fugue, de composition, de direction d’orchestre, qui obtint le Prix de Rome en 1938 (alors que la guerre s’annonce), qui fut par la suite directeur du Service des illustrations musicales de la radiodiffusion française (où il rencontra ces êtres aventureux que furent Pierre Schaeffer et Alain Trutat, ainsi que certains jeunes ambitieux qui n’avaient qu’une dizaine d’années de moins que lui) et, un temps, professeur à l’École Normale de musique (à deux pas de l’immeuble où j’ai passé mes années de jeunesse ; malheureusement, Dutilleux avait quitté ce poste au moment-même où j’aurais pu avoir le désir de suivre son enseignement), avait fini par séduire certains d’entre nous (toujours ce “nous” utopique et peut-être infiniment moins peuplé qu’on l’imaginait alors) par son indépendance d’esprit – son côté solitaire (même si Le Loup, chez lui, est d’abord le titre d’une de ses musiques de ballet, encore assez conventionnelle), peu perméable à l’air du temps, au prix de passer parfois pour ce qu’il n’était pas et, en tout cas, au cours de sa très longue vie, de moins en moins : un “rétrograde” (comprendre : un excellent faiseur et non un “changeur de formes”).
Soyons honnête : au moment où Dutilleux venait tout juste de créer une de ses œuvres les plus séduisantes (Tout un monde lointain pour violoncelle et orchestre), avant de dévoiler (en 1977) la partition d’un des plus beaux, et mystérieux, quatuors à cordes du vingtième siècle (Ainsi la nuit), les jeunes “radicaux” de mon genre ne s’intéressaient pas vraiment à son travail (les enregistrements des œuvres de Stockhausen, Xenakis, Cage ou Ligeti tournant davantage sur leurs platines). Il me faudra attendre encore une bonne douzaine d’années pour arriver à me débarrasser de certains préjugés, plaçant enfin Dutilleux à sa juste place : celle réservée aux irréductibles, passant d’une forme d’indifférence polie à son sujet, ou de sympathie distante, à une admiration inconditionnelle. L’ayant fréquenté assez régulièrement au cours de la première moitié des années 1990, ayant échangé avec lui, le plus souvent à son domicile de L’Île Saint-Louis, et aussi par courrier (ce qui laisse des traces tangibles), dans le désir de rattraper le temps perdu, je n’ai jamais cessé d’écouter et de réécouter sa musique, saisissant la moindre occasion de l’entendre en concert, au point qu’il occupe une part importance de ce qui est accroché en bonne place dans mon propre théâtre de la mémoire.
L’Esprit de variation
Le souci des autres. C’est une des premières choses que note Pierre Gervasoni, éditeur scrupuleux de ces Écrits d’Henri Dutilleux, publiés par la Philharmonie dans son excellente collection “Écrits de compositeurs” (sur laquelle je reviendrai ici-même dans quelques semaines). Peu disert sur lui-même, celui qui avait titré une de ses compositions Les Citations était toujours prêt à offrir quelques lignes en hommage à un de ses contemporains, et pas nécessairement (même si souvent) à l’occasion de son décès, car il savait aussi adresser à certains élus quelques pages dédiées de leur vivant, souvent arrachées au silence – la parole, comme l’écrit, ne fusant pas avec naturel chez cet homme de retenue, même si d’un tempérament volontiers porté sur le lyrisme.
La première partie de cet ouvrage de quelques cinq cents pages est consacrée aux Écrits du compositeur – terme générique comprenant un certain nombre d’entretiens qui doivent être lus comme procédant de l’écrit, ce qui n’est pas faux, tant Dutilleux face au micro cherchait lentement ses mots, composant des phrases plutôt brèves, sans jamais céder au bavardage et se montant par la suite attentif à la retranscription de sa parole. Il se méfiait volontiers de cette pratique, devenue trop banale (une simple formalité pour certains), de l’entretien à voix haute. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne courrait pas après, acceptant essentiellement par courtoisie, les préparant longuement, ne dévoilant certaines de ses opinions qu’une fois les micros coupés. J’en ai été témoin, ayant eu la chance de faire une série d’entretiens avec lui en novembre 1991 (il est possible de l’écouter en suivant ce lien). L’exercice s’était plutôt bien passé, d’autant plus que le fait que j’étais moi-même compositeur l’avait plutôt mis en confiance, alors qu’il était, me semble-t-il, plus inquiet face aux journalistes, même “spécialisés” (l’extrême prudence de ses réponses à Claude Glayman pour ses “grands entretiens” – Mystère et mémoire des sons, Belfond, 1993 – m’avait, je l’avoue, laissé sur ma faim).
Une fois ces enregistrements montés, mixés et diffusés, la direction de la musique de Radio France m’avait aussitôt demandé d’en produire de plus longs (5 fois une heure et demi, et non 5 fois une demi-heure). Mais Henri Dutilleux avait dit non. Pour lui, c’était trop. Le 5 janvier 1993, j’ai reçu de sa main une longue lettre qui énonçait, entre autres, ceci : J’en ai assez de me pencher sur ma personne alors que le temps m’est compté et que j’aspire tellement à m’exprimer par ma musique, à combler d’immenses lacunes. (…) Si je dois impérativement me défendre pour sauvegarder mon temps (et j’y parviens très mal), autre chose est de maintenir le contact avec la jeune musique et ce sera toujours pour moi un enrichissement de vous rencontrer comme nous l’avons déjà fait et d’échanger des idées autour de vos partitions. J’ai donc eu la chance de passer encore plusieurs soirées à son domicile, bénéficiant de ses critiques, qui étaient plutôt des conseils amicaux, aussi généreux que les solides verres de Scotch avec lesquels nous trinquions à l’avenir – autrement dit, et pour reprendre ses propres mots, à l’accomplissement de nos travaux personnels. Il va de soi que ce dont je témoigne ici pourrait être repris, de manière probablement identique, par nombre de jeunes musiciens de ma génération, des plus célèbres aux plus oubliés, tant nous étions nombreux à bénéficier de son attention. Je n’en dévoilerai pas davantage, mais ce devait être dit. Le souci des autres ? Oui –avant tout.
La publication chronologique de ces écrits (de 1941 à 2007) permet de suivre l’évolution du compositeur, du tout premier qui est une sorte d’hommage au très méconnu Victor Gallois, disparu en 1941, qui avait joué un rôle non négligeable au temps de sa formation au conservatoire de Douai (qu’il dirigeait), au dernier, qui est une brève notice sur son œuvre ultime, Le Temps l’Horloge, trois chants pour soprano et orchestre sur des poèmes de Jean Tardieu, Robert Desnos et Charles Baudelaire. D’un écrit à l’autre (il y en a près de cent pour un total de trois cents quatre-vingt-six pages, ce qui fait une moyenne d’environ quatre pages par texte – mais beaucoup sont de deux pages, ou même d’une seule), on peut repérer ce qui ne cesse de revenir, notamment ses inquiétudes (son esprit d’ouverture à la fois vif et inquiet). Dutilleux s’est intéressé très tôt à la création radiophonique, ne serait-ce que via son travail de responsable du service des illustrations musicales à la radio qu’il n’avait pas pris à la légère. S’il a très vite saisi qu’un nouvel art musical, nécessitant de nouvelles formes, de manières de faire, pourrait naître dans les studios d’enregistrement et de diffusion, il a toujours eu du mal à apprécier pleinement les musiques sur support. Cependant, si son esprit créateur n’a jamais jamais traversé par le désir de passer du temps dans ces lieux de production, il les défendra toujours résolument.
Dans un texte de 1958 (composé de réponses à un enquête des Lettres Françaises sur le thème Qu’est-ce que l’avant-garde en 1958 ?), Dutilleux marque des différences entre ce qui serait du domaine expérimental et ce qui serait de celui de l’art, concluant ainsi : Je pense sincèrement que l’intention, en art, compte pour peu de chose et que la véritable originalité est inconsciente. Ce qu’il refuse en premier lieu, c’est la standardisation : nul artiste n’a besoin d’être rallié, ou de se rallier, à tel autre qui fraierait dans une direction antagoniste – chacun devant rester coûte que coûte lui-même. Sauvegarder la liberté de pensée, d’expression, sans laquelle disparaîtrait ce large éventail de tendances qui est notre richesse en France (Où va la musique française ? – 1958). Le passage aux années 1960 marque chez lui un tournant. L’écriture d’une conférence titrée Divers aspects d’un langage contemporain (tenue à Stratford, Canada, en 1960) lui permet de faire le point et ainsi de se positionner. Il est plus que jamais inquiet des formes de standardisation en cours et se montre en recherche de singularités, quitte à défendre aussi bien ce qui va de l’avant que certaines démarches apparemment rétrogrades en regard des avancées du langage musical de son temps, à partir du moment où elles marquent de leur empreinte une évidente personnalité. Constatant la vacuité de certaines polémiques entre partisans de la table rase et partisans d’un retour aux bons vieux principes de la musique “divertissante et agréable à écouter”, il se montre en quête d’esprits libres, non-assujettis à quelque école que ce soit : Olivier Messiaen, Maurice Ohana, par exemple (et tous les autres de cette “génération entre deux feux”, intermédiaire entre celle des pionniers de la modernité – nés dans la première moitié des années 1880 – et celle des jeunes loups de l’après-guerre – nés au cours des années 1920). Dans un entretien de 1961 avec Martine Cadieu, il établit clairement son credo : Je travaille très lentement. J’ai l’obsession de la rigueur, et je cherche toujours à insérer ma pensée dans un cadre formel précis, dépouillé, strict. D’autre part, j’ai une telle curiosité que je ne puis, avant que l’œuvre en moi soit tout à fait mûre, me détacher de toutes les tentations diverses de formes, et souvent, d’après ce que je découvre ou entends, au cours de mes recherches et de mon travail.
Par ailleurs, Henri Dutilleux, toujours animé par le souci des autres, ne néglige pas de rédiger de laborieux rapports pour tel ministère (comme celui de la culture, du temps d’André Malraux), afin de défendre les besoins matériels des compositeurs. Homme “de gauche”, il a souvent siégé dans des commissions professionnelles, afin de soutenir des programmes de commandes, en direction notamment des jeunes compositeurs. Il est un homme de métier, mais aussi un incurable rêveur, se promenant de préférence en dehors des sentiers battus, et peu sensible, finalement, aux diktats des académies. Souvenons-nous (ce livre d’Écrits nous le rappelant de manière salutaire) qu’il a publié sous le titre J’approuve le principe de la grève un tract de quelques lignes à l’intention des élèves et professeurs du CNSM en mai 1968 : Il ne me paraît pas pensable que dans la situation actuelle, indissolublement liée pour moi au contexte social et politique, les élèves du Conservatoire, leurs professeurs, et aussi les anciens élèves dont je suis, restent étrangers au mouvement des étudiants dans toute la France, se refusent à les rejoindre et à confronter en commun les problèmes aigus qui concernent la jeunesse de notre pays. Toujours curieux de ce qui peut se tramer dans ce que je persiste à nommer le Terrain Vague… Même s’il lui arrive de se forcer (sa sensibilité ayant été parfois heurtée par certaines expériences).

Il est resté un stravinskien (le “dernier des grands” selon lui, resté “jusqu’au bout l’un des esprits les plus jeunes et « audacieux » de son temps”), notant son accord avec le compositeur du Sacre et des Noces sur le fait qu’un compositeur est d’abord un calligraphe. Il est persuadé que les oppositions factices de son temps ne pourront que se dissoudre dans l’élaboration collective, solidaire, sans pour autant nécessiter l’éradication des diverses contradictions (bien au contraire), d’un langage musical explorant toutes les possibilités de surgissement sensible dans l’espace-temps (illimité dirait Stockhausen) dont dispose le monde sonore. Aussi s’intéresse-t-il aussi bien à Schaeffer qu’à Boulez, côté français, sans jamais devoir subir la moindre influence de leur part. Un artiste peut vivre en solitaire même s’il doit rester perméable à ce qui se passe autour de lui – perméable, certes, mais invulnérable – dit-il dans L’esprit de variation, 1965, un entretien avec Jean Hamon dans le magazine Diapason. Répondant au sujet du devenir de ses œuvres de jeunesse dont il n’a cessé d’affirmer (alors que personne ne voulait l’entendre) à quel point il aurait aimé détruire certaines d’entre-elles (malheureusement, selon lui, encore jouées ; il a très vite considéré sa Sonate de 1948 – il avait alors plus de trente ans – comme étant son véritable Opus 1), il marque fortement ses constantes : D’abord recherche de formes répudiant les cadres préfabriqués, avec un attachement évident à l’esprit de variation. D’autre part, primauté accordée à la matière sonore (ou, si vous voulez, à la séduction du son). Ensuite, refus de la musique dite « à programme » ou même toute musique chargée de « message », ce qui ne veut pas dire que je dénie à la musique une résonance d’ordre spirituel. Et puis enfin, sur un plan plus technique, conscience de l’absolue nécessité du choix, de l’économie des moyens – cette notion s’imposant impérieusement à tout artiste, on le sait, à la naissance de chaque œuvre nouvelle. En 1979, il ajoutera : Je cherche plutôt la compagnie de gens très différents de moi. Et aussi : Ce qui m’intéresse le plus à notre époque, c’est de trouver des formes qui indiquent une nouvelle perception du temps.
Dans un texte en hommage à Ravel – entre admiration inconditionnelle et critique discrète – écrit pour le cinquantenaire de la mort du compositeur (en 1987), Dutilleux fait (une fois de plus) le point, et se positionne du côté de ceux pour qui compte “la fonction harmonique” : Messiaen, Ligeti, Berio, Lutoslawski, Ohana… Dans ses réponses à un questionnaire de 1989 (Musiques en création), il écrit : Je me refuse à revenir sur l’éternel problème d’un prétendu viol des « principes naturels de la résonance », un cliché dont on a souvent usé dans les années 1950 pour condamner le dodécaphonisme – ce que les “néos” d’aujourd’hui devraient méditer de toute urgence (mais nul ne s’avère plus sourd qu’un restaurateur militant). Il note d’ailleurs fermement : Je n’ai guère envie de m’étendre sur l’idée de tradition et je redoute ce mot, comme tout ce qui s’y rattache par analogie : habitudes, culte du passé, académies, Institut, filiation, héritage, préjugés… (…) Les traditions doivent souvent être violées et celles qui peuvent le mieux nous nourrir, nous enrichir, émanent souvent de l’extérieur, de l’étranger.
Dans ces Écrits, il est fort peu question de peinture et pourtant c’est un des sujets de conversation qui nous a le plus liés (car parler exclusivement de musique pouvait nous saouler, lui le premier, je l’affirme en témoin, il n’était pas homme d’une seule pratique – d’un seul centre d’intérêt). Il se trouve qu’au tout début de nos échanges, je lui parlais souvent de sa voisine Geneviève Asse dont il admirait le travail. Elle était, parmi les peintres qui lui avaient été associés, la plus aventureuse, la plus exigeante, et finalement la plus proche de lui (oublions Carzou, je vous prie). Sur les murs de son appartement, au-dessus du piano, il y avait une estampe d’un peintre américain (Paul Jenkins) et une calligraphie musicale originale de Stravinsky. Pour nous, il était clair qu’Igor était, des deux, le meilleur plasticien. Gloire des formes dirait Jean Frémon. Je m’en veux aujourd’hui de n’avoir creusé davantage cette affaire. Jean-Yves Bosseur, plus que passionné par la question, n’y est pas davantage arrivé (on peut noter que ce dernier a réalisé un entretien avec H.D. en 2009, donc postérieur au tout dernier de ce recueil d’Écrits, où il soutire à notre compositeur si peu disert quelques confidences originales, par exemple sur son rapport aux nombres – cet inexplicable goût pour l’impair, commun à tant de créateurs).

Plus on avance dans la lecture de ses Écrits, plus Dutilleux se montre ouvert. Je m’en voudrais de ne pas relever cette rencontre de 1996 avec le compositeur (et chef d’orchestre) Gilbert Amy qui, bien qu’ayant une vingtaine d’années de moins, n’a jamais “été dans un rapport d’élève à professeur” avec lui. Quand Amy lui propose : “Un compositeur dont on joue la musique est mis à nu”, Dutilleux répond : Une œuvre que l’on ne joue pas est comme une toile qu’on n’expose pas. La “mise à nu” suppose un “accrochage” avec le public – à qui il ne faut jamais penser quand on écrit, mais qui aura le dernier mot.
Ainsi qu’à son hommage à Pierre Schaeffer (en 1998) qu’il admire pour n’avoir cessé de travailler sans filet. Etc. Mais j’aimerais prendre congé en recopiant quelques lignes que j’avais rédigées pour être lues au cours d’une émission du Programme Musical de France Culture en janvier 1995 (ne conservant qu’un court extrait au sujet de son lien à la nuit – si fort, si puissant –, irriguant deux de ses partitions les plus extraordinaires) : “Ce caractère nocturne, au sens fort, au-delà de la représentation de la nuit, quand l’esprit est à la fois éveillé et endormi, au bord du rêve et conscient, quand le regard tente de déchiffrer l’obscurité et, par là-même de comprendre le monde sans se positionner par-dessus – ce caractère nocturne se retrouve souvent chez Dutilleux. La nuit de Van Gogh est étoilée. Le violoncelle des Trois strophes sur le nom de Sacher est désaccordé vers le grave. La contrebasse de Diptyque sonne comme Mingus au plus profond de la nuit d’Harlem. Mais c’est dans le quatuor à cordes Ainsi la nuit que ce caractère prend toute son ampleur. Le temps est suspendu et, ainsi, la nuit n’est pas ce qui succède au jour, jusqu’à son retour. Mais, comme l’a écrit Pascal Quignard dans Le sexe et l’effroi : la nuit est un monde.
Et, contrairement aux formes proliférantes de Lutoslawski, la construction du quatuor ne constitue pas une chaîne, mais un étoilement. Ainsi, l’écoute s’ouvrant à la nuit, le monde, du dehors comme du dedans, devient celui du compositeur, singulier et universel.”
Je garderai toujours le souvenir d’un homme ouvert, généreux, drôle, ironique parfois, d’une grande finesse, terriblement sensible. Aussi faut-il recommander la lecture de ces Écrits, d’autant plus qu’ils sont suivis par l’établissement d’un très complet catalogue des œuvres : volume ô combien utile, et complémentaire du grand essai biographique de Pierre Gervasoni, Henri Dutilleux, coédité en 2016 par Actes Sud, la Philharmonie et la fondation Joy-Dutilleux.
Henri Dutilleux, L’esprit de variation (écrits et catalogue établis par Pierre Gervasoni), Philharmonie de Paris Éditions, novembre 2019, 512 p., 30 €
Un concert à écouter :