La présente séquence à la maison de passe de Jupien fait partie de ces scènes fantasmatiques comme il en est plus d’une dans la Recherche.

On trouve là le fouettage exacerbé de Charlus par de mauvais garçons ; l’observation de la scène masochiste par un Marcel venu là par hasard et qui joue les « espions » depuis un œil-de-bœuf ; la présence dans une chambre proche d’un député dont on ne sait à quel traitement il se soumet de façon quotidienne mais qui joue en contraste dans la séquence.

C’est en déambulant dans les couloirs de la maison que Marcel entend venir d’une pièce proche des plaintes et de violentes injures en alternance. Depuis l’œil-de-bœuf que l’on a dit, il assiste donc à une scène  sado-masochiste de grand faste : « et là, enchaîné sur un lit comme Prométhée sur son rocher, recevant les coups d’un martinet en effet planté de clous que lui infligeait Maurice, je vis, déjà tout en sang, et couvert d’ecchymoses qui prouvaient que le supplice n’avait pas lieu pour la première fois, je vis devant moi M. de Charlus. »

Le baron paye donc (s’il paye) pour se faire battre. Comprenons ce supplice comme un acte glorieux digne d’un seigneur. Entre à ce moment Jupien qui demande si tout va bien (sic !). Charlus le prie de faire sortir son jeune bourreau, ayant à se plaindre de ce dernier qui n’y va pas assez fort. C’est à ce moment que Jupien est alerté par une sonnerie qu’actionne un client qui passe chaque jour et auquel est rendu un service nécessairement sexuel — mais lequel ? Il s’agit d’un bourgeois en l’occurrence et de l’espèce la plus médiocre. Tout député qu’il soit de l’Action libérale, il partage son existence entre la vie familiale la plus convenue et quelque basse prostitution : « Il avait été obligé de changer ses heures, car il avait marié sa fille à midi à Saint-Pierre de Chaillot. Il était donc venu le soir, mais tenait à partir de bonne heure à cause de sa femme, vite inquiète quand il rentrait tard, surtout par ces temps de bombardement. »

Parfait père et parfait mari, comme on peut voir à la fréquentation près de la maison de passe. Jupien va reconduire « l’honorable » tout en n’osant pas lui demander sa protection dans ses démêlés avec la police. C’est qu’il perdrait ainsi le plus fortuné de ses clients qui, par ailleurs, lit L’Action française sans rien comprendre à ce qu’écrivent Maurras ou Daudet : « Après avoir reconduit jusqu’à la porte le député, qui avait rabattu son chapeau sur ses yeux, relevé son col, et, glissant rapidement comme il faisait dans ses programmes électoraux (sic), croyait cacher son visage, Jupien remonta près de M. de Charlus à qui il dit : “C’était monsieur Eugène” ».

Revenant à Charlus qui guette une réponse quant à la violence insuffisante de ses tortionnaires, Jupien se dit qu’il ferait bien de « charger » le garçon laitier qu’il vient d’engager. Là dessus, il le qualifie d’apache tout en le gratifiant de « titres » inventés : « Il a été condamné plusieurs fois pour vol et cambriolage de villas, il a été à Fresnes pour s’être battu (même air grivois) avec des passants qu’il a à moitié estropiés et il a été au bat’ d’Af. Il a tué son sergent. »

Ainsi, face au prestigieux Charlus qui paye de sa personne douloureuse et qui obtiendra plus tard par souci poétique d’être flagellé sur un lit de fer, le si plat M. Eugène n’est visiblement là que pour évoquer les habitudes sordidement réalistes d’un  bourgeois.

Le Temps retrouvé, Folio, p. 122-124.