À la tête d’une des œuvres les plus intéressantes de ces vingt dernières années, Florence Pazzottu fait paraître J’aime le mot homme et sa distance aux éditions Lanskine. Comme dans ses livres précédents, le travail de la forme y sert une investigation capitale — dans nos rapports aux autres, aux mots, au monde. Cette poésie, follement libre et magnifiquement tenue, qui fait feu de tout bois et à laquelle rien n’est a priori étranger, se donne pour tâche de « répondre au chiffrement du réel ». Comment y parvient-elle ? Entretien avec Florence Pazzottu, mené par Pierre Vinclair entre le 20 juin et le 30 juin 2020.
Votre sous-titre, « (cadrage-débordement) » est emprunté au rugby. Un poème de la page 65, situé à la « fin de la première mi-temps » explicite son rapport avec le titre J’aime le mot homme et sa distance, par ces mots : « j’accélère / et j’oblique / le contrains / au face à face / et l’en persuade : / le plaquage / est imminent ».
Que signifie ce rapprochement entre le poème et le rugby ?
Le cadrage-débordement, lorsque je l’ai découvert, m’a fascinée et réjouie. Il m’a semblé figurer, styliser, sur le terrain brutal qui est le sien (brutale, la poésie l’est à sa manière, mais toute comparaison ici serait forcée), les étapes ou aspects d’un processus qu’il s’agissait d’éprouver — dans les deux sens du mot : expérimenter et mettre à l’épreuve — et de partager.
L’idée de cet emprunt, de ce transfert, s’est aussitôt imposée. Les étapes du cad’deb’ comme on dit au rugby, sont celles que ce mot composé fixe : d’abord on cadre, puis on déborde. Une action en deux phases donc, tandis que j’avais d’emblée traduit l’action en trois termes : face à face, feinte, et échappée. J’ai découvert ensuite que ce troisième terme était induit dans la description de l’action sur le site du Rugby XV de France. Il y a un « instant décisif entre le cadrage et le débordement : le crochet ».
Nous sommes là dans un cas de « un contre un ». Vous venez de recevoir le ballon, vous fixez votre vis-à-vis en vous orientant vers la source, c’est-à-dire vers l’endroit d’où le ballon vous est venu, vous le fixez de telle façon que votre vis-à-vis pense que vous allez tenter de le passer à l’intérieur, il défend donc son épaule intérieure (déporte son corps, ses appuis), et là, vous faites un brusque crochet pour le déborder côté extérieur, en accélérant bien sûr. On voit que la feinte, le contre-pied, est en fait inscrite dans l’action depuis le commencement. C’est une action « aussi élégante qu’efficace », lit-on encore sur le site du Rugby XV de France. Les deux autres façons d’aborder un « un contre un » étant le « rentre dedans plein fer » ou le « jeu au pied-court » ! Et il peut aussi y avoir un faux cad’deb’, « la feinte de la feinte » !
Mais ce poème de la mi-temps, qui éclaire le titre en effet, est le seul où la référence au rugby est explicite.
Partout ailleurs, dans J’aime le mot homme et sa distance, face à face, feinte et échappée se mêlent, et se présentent selon une logique qui n’est pas temporelle. Car je n’ai pas cherché à filer la métaphore. Encore une fois, il ne s’agissait pas d’une transposition dans le champ poétique d’une action du rugby. C’est cette action là, au contraire, que j’ai reconnue, lorsque je l’ai découverte, comme étant la projection, la scénographie sportive d’un processus que je dirais ici « poétique mais pas seulement » (cadré, il se déborde).
Vous avez cité le début de ce poème, mais il se poursuit et son dernier mot est « loin ». L’échappée a une multiplicité de sens. C’est bien sûr d’abord un mouvement. Par métonymie, ce peut être « l’espace libre bien que très étroit entre deux obstacles » – échappées de vue, ou d’horizon — jeux du regard et perspectives. Dans son sens figuré il a pu être utilisé comme « écart de conduite » (par Zola notamment) : débauche, dévoiement. Dans le champ sportif, il désigne plus spécifiquement le fait pour des coureurs cyclistes de distancer le peloton… Or le vélo est aussi présent dans J’aime le mot homme et sa distance, à travers la citation du coureur Dan Martin, citation qui ouvre le livre et à laquelle renvoie, saluant la sortie de route et le rire, le poème astérisque des « sept variations autour de rien ». Le tennis également y est présent, avec l’Open poème…
Et comment joue-t-on avec (ou contre) le mot homme ?
On joue d’abord avec et contre le langage. Avec et contre la langue française. Avec et contre le mot homme, alors, oui, qui est à entendre dans ses deux sens, ou plutôt avec et contre le mot homme qui justement dans la langue courante ne s’entend que dans un seul de ses sens.
Le mot homme vient, nous le savons, du latin. Homo, c’est générique, humus et homo ont même racine, descendent d’un thème indo-européen qui était l’un des principaux noms pour la Terre. Le latin classique désignait donc l’être humain par l’accusatif hominem et il y avait deux autres mots : vir pour l’individu mâle (vir a donné viril et vertu par exemple), et mulier pour l’individu femelle, la femme. Si l’on se penche du côté de la langue grecque, nous avons la même chose avec anthropos, aner et gyné. À partir de l’époque impériale et du fait de son usage militaire, c’est intéressant de le noter, le mot homo a progressivement supplanté vir, disent les historiens des langues. Et en français, il n’y a pas d’autre mot que le mot homme pour désigner l’individu de sexe masculin. Je ne suis ni latiniste ni helléniste, mais cela vaut la peine d’être examiné, et il faut humer la langue d’un peu près. L’unique mot, je le répète, qui existe en français pour désigner les humains de sexe masculin, ne vient ni d’andros ni de vir, mais de homo qui rassemblait autrefois tous les humains. Le mot humain, lui, n’est quasiment jamais utilisé comme substantif. Très peu même comme adjectif, puisque même ce texte fondamental qui figure dans le préambule de la Constitution française s’intitule, comme chacun le sait, Déclaration des droits de l’homme et non « Déclaration des droits humains ». Quand la philosophe Hannah Arendt publie en 1958 en anglais The Human condition, les Français, eux, ne le traduisent pas par L’humaine condition (titre donné seulement en 2012 et pour un livre rassemblant plusieurs textes d’Hannah Arendt chez Gallimard), mais par La condition de l’homme moderne (Calmann-Lévy, 1963) ! Ce qui se passe dans la langue a des effets dans le réel. Les femmes se sont trouvées pendant des siècles et des siècles dans une situation d’exclusion dont la langue française garde la trace et qu’elle fige, révélant d’ailleurs qu’elle n’en a pas fini, que nous n’en avons pas fini, nous les Français, mais aussi nous les humains, avec cette histoire – pas plus que nous n’en avons fini avec l’histoire de la colonisation.
Comment joue-t-on, alors, avec et contre le mot homme ? En tentant un cadrage-débordement ! Avec sûrement une feinte dans la feinte. Car si le sujet qui affirme ici « j’aime… », est parmi les humains une humaine, elle est donc un homme qui est une femme. Femme, elle est homme si par homme humain s’entend, femme elle est exclue d’homme, est une pas-homme, tel que communément entendu le mot homme. Or si le mot homme est ici, dans cette phrase, sonorité protubérante, il s’offre en creux aussi, car la proposition « j’aime le mot et sa distance » affleure sous le titre – et si on le perçoit ainsi, à la fois retiré et présent, et si l’on reçoit ensemble la jonction et l’écart, alors, peut-être est-ce tout le langage qu’on pourrait voir jouer dans le lancer du mot homme.
On est frappé par l’alternance, dans J’aime le mot homme et sa distance (comme dans vos livres précédents) de deux registres : l’un très prosaïque, où la poésie, à ras de réel, semble pouvoir épouser le contour de toutes les expériences, et l’autre, abstrait, où le poème se présente comme une épure réflexive, décrivant les mouvements purs du poème lui-même. Les poèmes qui relèvent de cette deuxième manière se trouvent à des endroits charnière, séparent des sections, commentent les autres poèmes comme des notes ou servent de titre — travaillant le livre comme une sorte de ponctuation. Comment concevez-vous le rapport entre ces deux registres ?
Je parlais tout à l’heure d’un processus qu’il s’agissait pour moi d’éprouver et de partager. « Processus » indiquant qu’ici « poésie » est entendue comme non assignée au rôle de demeure de l’Être (non inféodée à l’Un, au Tout) ni à celui de simple capteur d’états de la langue. Ce processus donc, je l’indiquais « poétique mais pas seulement », pour ne pas dire d’emblée que poésie s’affirme alors comme mise en jeu et articulation du dedans et du dehors, de l’homogène et de l’hétérogène, et est à lire, à voir, à entendre ou réentendre dans son rapport au multiple et dans son rapport au réel.
Ce livre poursuit là en effet ce qui déjà s’expérimentait notamment dans mes deux derniers livres parus chez Flammarion, dans la très belle collection que dirige Yves di Manno. Si le travail poétique, dans son étreinte de et par la langue, ne laisse indemne aucune catégorie, remet en jeu, en question, en mouvement, si celui qui écrit ne se satisfait pas (du « chant du bouc », du fatum, du « c’est comme ça »), comment se pourrait-il que le sujet du poème d’une part, et la poésie, le penser-en-poème (vers et prose, concept et trivialité) d’autre part, ne soient pas les premiers touchés par l’opération ?
Je n’oppose pas le vers à la prose, je ne nie pas pour autant la distinction ni les singularités, et je m’intéresse aussi aux formes mêlées ou non immédiatement identifiables, mais vous avez raison, sans que cela ait été prévu, pris dans un programme, les choses se sont jouées autrement dans la traversée de ce livre. Il m’était arrivé, déjà, qu’un texte (mon récit La Tête de l’Homme), ne trouve à s’écrire qu’en se découpant soudain en treize syllabes, lui qui dans ses prémices était d’abord tout de prose, ou bien au contraire qu’un poème soit poussé jusqu’à cette limite extrême (qui n’avait rien à voir avec la longueur éventuelle du vers, et cela demanderait bien sûr plus d’éclaircissements) où, tout près de verser dans le prosaïque, il n’était poème qu’à rester ainsi au bord, qu’à souligner par l’instabilité problématique de son équilibre le lieu de coupe et d’exception qui est celui de la poésie, là où elle s’arrache et fait obstacle à la langue de la « com » (et à la marchandisation du monde dont elle est le vecteur).
Chaque livre exige et impose une nouvelle façon de questionner l’articulation du dedans et du dehors, de l’homogène et de l’hétérogène. Je vous suis très reconnaissante de votre lecture et de votre regard. Ici, particulièrement. Cette distribution différente, telle que vous la décrivez, cette structuration par la marge, par les poèmes en position de commentaires ou d’entre-deux, et que vous dites aussi plus purs ou plus abstraits, et dont vous concluez très justement qu’ils ponctuent, c’est ainsi que s’est portée, autrement et plus loin peut-être, la question.
Car, ici, c’est même ce que l’on peut comprendre par « homogène » ou « hétérogène » qui est questionné. Puisque, ce qui est en dehors, à la marge, titres et notes, exergues et appendices, d’une part, structure l’ensemble, et semble même, d’autre part, correspondre, coller davantage à l’identité « poème », tout en ne tenant pourtant son existence que de ce à quoi il s’articule et qu’il unifie*
* Je mentionnais précédemment les divers sens du substantif « échappée ». J’ai découvert il y a peu le sens qu’il prend en musique, et je l’aime beaucoup. Selon Dupré, une échappée est « une note mélodique, étrangère à l’accord qui la supporte, succédant par mouvement conjoint à une note intégrante de cet accord, et s’enchaînant par mouvement disjoint à une note suivante». (Dupré, Harmonie analytique, t. 2, 1936, page 127).
Les pages qui relèvent du registre plus prosaïque n’en explorent pas moins des formes variées et originales, elles-mêmes corrélées à ce qui semble être leur sorte de condition prosaïque d’émergence. Je veux parler de la présence des SMS, des textos, dans J’aime le mot homme et sa distance, et la forme de poème que vous inventez à partir de ces dispositifs courants de communication : les « poèmes-sms » de 13 vers. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces poèmes ?
Le treize était apparu dans l’écriture de mon récit La Tête de l’Homme, qui fut une réponse extrêmement risquée (et salutaire) au chiffrement du réel, sa marque à même le corps, et qui, peut-être parce qu’il perça sa voie dans de redoutables zones de turbulence, parce qu’il affronta l’obscur d’une histoire singulière et la nuit de l’Histoire, ne put le faire que dans un dispositif serré. à chaque texte son cirque, son exigence et sa ruse. Le trouble introduit par le contre-pied ou pas de côté, dans ce qui peut se dire « homogène » ou « hétérogène », concerne aussi le champ de la poésie bien sûr et son histoire. Dans mon dernier livre paru chez Flammarion Alors, auquel sans doute ce livre fait suite, les poèmes-mails étaient coulés dans des stances, alliant l’improvisation d’une lettre saisie directement sur l’ordinateur (je tape avec mes dix doigts depuis l’été de mes seize ans) à la préméditation d’une forme classique codifiée, avec laquelle j’ai pris comme toujours des libertés — car, comme vous le notez aussi très justement, la forme n’est pas ici contrainte préétablie, mais condition d’émergence, il m’importe donc de l’écouter avec attention, bien peu d’y avoir strictement obéi.
Le treize s’est invité de nouveau dans les premiers poèmes d’« Autrement dit », la première partie de J’aime le mot homme et sa distance : « défier le tragique » et « plier le drame ». Ces poèmes ne sont pas sans lien avec le livre paru au Seuil en 2008, et ils sont d’ailleurs dits « récits »,— le deuxième fait directement l’éloge du point-virgule autour duquel s’articule la pensée en spirale (chaque chapitre étant une seule phrase) de La Tête de l’Homme. Pour « treize sms tressant poème », le treize a joué de la surprise, et sa résurgence, son insistance, m’ont alertée. Ce poème travaille une matière très « prosaïque » comme vous la nommez, et assez disparate (il s’agissait là de sms tous réellement échangés, avec des personnes différentes, dans des circonstances différentes). J’ai d’abord éprouvé que ce poème cherchait un appui, pour enfin comprendre, grâce au jeu d’un déplacement de lettre, qu’il se tenait au cœur de ce processus dont j’ai avancé tout à l’heure un peu vite qu’il est « poétique et pas seulement ». Il s’agit d’ouvrir l’expérience de vivre, dans un mouvement où vivre et écrire s’intensifient et s’élargissent — se libèrent. Le treize est ce compte bancal, claudiquant, douze plus un, d’ailleurs on cesse de nommer le vers après l’alexandrin, et sa claudication à la fois propose un excès et ménage un vide dont il fait une force — ce que le mot tresse indique (la tresse est bien plus solide qu’un fil). « Treize sms tressant poème », se sont donc treize sms constituant, avec les dates et heures de leurs envois respectifs, sept treizains de treize syllabes, plus une page faite d’un quintil de treize syllabes et d’un trisyllabe. Où, donc, le basculement du six au sept qui fit torsion dans la Tête de l’Homme, se décompte et se dénoue autrement. Ici la nuit ne se prend pas en plein dos, la nuit est une hantise légère dans le jour. Bien sûr, je n’ai compris un peu de tout ceci (que j’avance encore sûrement trop vite) qu’une fois le livre écrit.
Mais je dois vous dire pour finir quelque chose à propos du nombre treize, quelque chose que j’ai appris ce 25 juin, grâce à Catherine Tourné, l’éditrice du livre. Dans les années trente, cela allait mal pour l’équipe de France. Elle avait même été exclue pour violence du tournoi des Cinq-Nations. On la soupçonnait également d’avoir organisé en catimini le paiement de salaires aux joueurs (le tournoi des Cinq-Nations était un tournoi amateur). C’est alors qu’arrive, venu du Lancashire et du Yorkshire, régions industrielles, le rugby à treize, qui, lui, est déjà semi-professionnel, et qui s’installe dans le fief même du rugby à quinze, le Sud-Ouest, région très rurale. Le rugby à quinze aurait sans doute été supplanté si les troupes du Troisième Reich n’avaient alors en mai quarante envahi la France ! Certains responsables utilisèrent leurs liens avec le régime de Vichy pour demander la condamnation du rugby à treize, déclaré hors la loi pour « corruption de la jeunesse » ! Le rugby à quinze récupéra tous les équipements, stades, fonds, et même joueurs, et aucune compensation ne fut versée aux « treizistes », qui durent attendre 2002 pour que les autorités françaises reconnaissent enfin que, victimes de préjugés et de jalousie, ils avaient tout perdu à cause d’une tromperie, d’une sombre manœuvre ourdie au temps du pouvoir Vichyste !
Le treize m’avait permis de dire dans La Tête de l’Homme ce qui ne pouvait pas se dire, il insistait dans ce livre sous-titré Cadrage-débordement, et voilà que je découvre qu’il y a une histoire secrète du rugby et que le treize y a un rôle*!
* Voir Mike Rylance, Le Rugby interdit, éditions Cano & Franck, 2006
La forme élémentaire du sms se compose, dans votre livre, avec d’autres formes. Ainsi les 45 « contes d’ici » rejouent-ils dans un prosimètre articulé autour de « tanka-textos » les merveilleux Contes d’Ise du Japon médiéval. Les pages que vous en tirez présentent les échanges amoureux entre « un homme » et « une femme », dans des fables truculentes où vient affleurer régulièrement l’original japonais. Dans la petite présentation qui introduit l’ensemble, vous précisez que « certains des textos qui leur ont servi d’impulsion ont réellement été envoyés entre janvier 2011 et février 2012 ». Comment s’articulent la circonstance singulière et l’universel d’une forme stylisant les rapports de l’homme et de la femme ?
Votre question et la description que vous faites de ces 45 Contes disent déjà beaucoup. L’articulation joue de l’écart ; les circonstances sont singulières, contemporaines, triviales (n’importe quel élément de la vie peut concerner la poésie), et la forme des Contes d’Ise, elle, a traversé les continents, les langues et les siècles. Oser ce grand écart ne relève pas du défi, vient de la conviction que paradoxalement seule l’échappée permet de serrer la question. De la rencontre. Du deux. De la dialectique de l’amour et du désir. De l’éloge du ratage s’il relance le jeu. Du poème — quand il fait, comme l’amour, discipline de l’accueil de l’imprévisible.
Les Contes d’Ise, depuis que j’ai découvert leur traduction en français en 1988 (le livre venait d’être réédité en poche), ne m’ont plus quittée. J’ai toujours eu dans l’idée qu’un jour j’en écrirais quelque chose comme une adaptation. à l’époque, j’ignorais l’existence du téléphone portable (je n’en ai d’ailleurs eu que très tard, après avril 2001 en tout cas). Mais ce n’est pas seulement la forme des Contes d’Ise qu’il s’agissait de rejouer.
Une bonne partie de ces 143 contes contenant 209 poèmes, écrits, on le suppose, par des auteurs différents, trouve son unité par la présence de Ariwara no Narihira, le poète séducteur, le conquérant. Les Contes d’Ise ont été composés pendant la période Heian, considérée encore aujourd’hui comme un « âge d’or » pour la culture et les arts nippons. Mais cet âge d’or ne concernait qu’une toute petite minorité, une élite, repliée sur elle-même à la capitale. Les textes et journaux de l’époque témoignent que ces « aristocrates », qui représentaient seulement 1% de la population, étaient indifférents au sort des paysans accablés par des famines régulières. Et la pratique du merveilleux tanka était réservée à la Cour impériale ! J’ai lu que toute personne de rang inférieur que l’on surprenait en train d’écrire un tanka pouvait être condamnée à mort !
Je ne peux pas dire, là non plus, que j’aie clairement décidé de prendre à contre-pied la situation politique et sociale dans laquelle ce fleuron de la littérature japonaise avait vu le jour. Mais quelle que soit la joie immense que j’ai eue à renouer avec ces textes vingt-cinq ans après les avoir découverts jeune femme, c’est inévitablement, et dès le premier « Conte d’ici », que le déplacement s’est produit.
C’est une femme qui rencontre un homme (souvent, pas toujours), nous sommes en province, dans des quartiers populaires, une ville portuaire, c’est un ici qui pourrait être n’importe où, mais qui est singulièrement ici (ici, l’ailleurs est très présent).
Un déplacement se produit je crois à de plusieurs niveaux d’écriture. Dans les rapports que ces « Contes d’ici » entretiennent avec les Conte d’Ise, tramant dans le détail des possibilités d’échos, jouant des similitudes ou tout simplement de l’hommage et de la reconnaissance par la citation, mais prenant corps à une tout autre époque et dans des catégories sociales variées ou indéfinies, et remplaçant les précieux tanka par des textos-tankas pouvant être écrits par n’importe qui. Par l’usage justement d’un moyen de communication vulgaire à des fins poétiques (ce sont d’ailleurs ces textos, je l’ai écrit, qui ont servi d’impulsion, non d’abord les Contes d’Ise), et par le trouble que produit l’affirmation de la réalité de certains textos. On ne saura jamais lesquels ont été réellement expédiés et reçus, ni si la citation, la référence au « Conte d’Ise » corrélé confirme, rend plus probable la fiction, ni si elle voisine là, par ruse ou fidélité au contraire, avec l’imprévisible et réel échange de textos sur petit écran, soudain élevés par « l’anecdote », le récit qu’ils accompagnent, au rang de poèmes.
Le premier « Conte d’ici » inscrit d’emblée la possibilité de la fraternité. Le Numidien, qui vient d’Oran, et qui est donc d’un autre sexe, d’une autre origine, d’une autre religion que la femme, la comprend pourtant « mieux que quiconque ». La fraternité dans l’écart. De même que vous pouvez lire la traduction d’un Conte japonais d’auteur inconnu, membre de l’élite de l’époque Heian donc, et éprouver, par delà la distance supposée des genres, des classes sociales, des cultures, des siècles, et malgré votre regard critique sur les conditions qui ont présidé à sa rédaction, qu’il vous est très intimement adressé.
Chaque conte rejoue aussi un cadrage-débordement, et la dialectique de l’amour et du désir qui se dessine, entre éloge du ratage et effraction du rire, met en jeu les positions, et rend principiels le mouvement et la possibilité de changement.
Les relations entre l’homme et la femme font en effet l’objet de nombreux textes de J’aime le mot homme et sa distance. Est-ce que c’est à l’amour que le rugby prête sa dramaturgie musclée ? Un poème très puissant, page 57, articule parade amoureuse (« L’homme dit… ») et art poétique « Poésie ne vaut que par le saut ou le geste qu’elle tente ». Il est composé de trois strophes en prose au milieu desquelles s’ouvre un long ovale qui ressemble à un sexe. Le titre de la section s’appelle d’ailleurs « faire le trou ». S’agit-il d’identifier la poésie et la femme ? La poésie et la pénétration ?
Veuillez m’excuser, je ne vois pas ici comment répondre à cette question, centrale, sans m’étranger, par un double mouvement : précision d’approche et radical détachement. Nous avons commencé notre entretien par le titre, qui contient à la fois le verbe aimer conjugué au présent et le mot homme. Le prénom de l’auteur inscrit sur la couverture du livre est celui d’une femme, on peut bien sûr penser que c’est elle qui dit « je ». Mais la citation qui suit, en exergue, est celle de Dan Martin, un coureur cycliste. Immédiatement repris par le premier poème-astérisque, le mot homme est confirmé dans son sens générique, oscille sur ses deux sens, puisque ce poème fait mention de l’énigme du mot homme face à la Sphinx, mais est aussi un poème en forme de coupe (où s’invite le féminin et, donc, son contraire). Je ne vous dis pas le reste de mémoire, je viens de reprendre le livre et de chercher. J’ai découvert que lorsque le mot homme apparaît de nouveau (page 41), il est alors « homme / blanc » face aux Papous. Puis il apparaît en effet page 57, dans la sous-partie « faire le trou » de la partie « Déduire » et il est alors l’humain de sexe masculin, face à une femme avec qui il dialogue. C’est dans cette prise de parole de l’homme que la fente est projetée.
Ce poème, qui distingue homme et femme, inscrit le dialogue dans un mouvement dansé. Aucune position n’est figée. Cela ne signifie nullement que les positions ne sont pas singulières, mais qu’elles sont fondamentalement mouvantes. Être humain, mais aussi être homme ou être femme, ce n’est pas substance.
Quant à « faire le trou », c’est (dans la langue courante) trouver sa place mais c’est aussi creuser l’écart (dans les compétitions sportives). Le poème-titre dont vous parlez expose une situation de lancer (service) et de réception propre au tennis. C’est un vieux terme, que je tiens d’un joueur qui lui-même l’avait recueilli en Lorraine, où il était utilisé au moins jusqu’à la fin des années 70. « Faire le trou, le trou est fait. »
Ces pages sont en effet centrales dans le livre, elles se situent juste avant le poème de « cadrage-débordement ». Mais je ne crois pas qu’il s’agisse d’identifier la poésie et la femme. Plutôt s’agit-il, comme l’annonce le poème-astérisque en forme de coupe, d’ouvrir dans la chambre des certitudes un autre champ.
Le cadrage-débordement est un « un contre un » sans plaquage, sans mise à terre et sans « tomber de face ».
La feinte et l’échappée ne sont jamais du même côté, et l’on ne peut savoir d’avance qui de l’homme ou de la femme aura le dernier mot dans la manœuvre. Car il n’y a pas de dernier mot, et c’est bien ce qu’affirme aussi le poème.
Si l’échappée (— je m’en moque / je suis déjà loin ), si l’inassignable et l’insaisissable, sont féminins, c’est là un féminin qui regarde l’humanité, concerne potentiellement tout humain (qu’il soit femme, homme, hermaphrodite, transgenre).
Les titres de vos propres ouvrages (et même des ouvrages que vous n’avez pas écrits mais qui vous sont attribués sur des librairies en ligne !) apparaissent également au détour d’une page, un peu comme des personnages revenant d’un livre à l’autre. Comme si derrière le caractère discontinu d’une œuvre découpée en tomes se déployait une seule immense matière se reprenant et se déployant. Comment concevez-vous la circulation du sens entre vos livres ? Et la circulation entre vos livres et vos films?
Là aussi, votre question contient déjà la chance d’une réponse et je vous en remercie. Aucun aspect de l’expérience humaine n’est exclu du champ du poème, et l’ensemble du corps vivant de la langue le concerne. Quant aux traces textuelles, au jeu des citations, oui le poème peut être traversé aussi bien par une réplique de Chimène (« si je suis avec toi, ce ne sera pas nulle part »), une phrase de Karl Krauss (« la forme, c’est la pensée »), que par des mots entendus dans le tram (« on dit : il a plu, il a plui ») ou lus dans L’équipe (« c’est de la poésie »). Il ne s’agit pas de prétendre qu’une phrase de Lacan ou mon dialogue avec l’œuvre de Mallarmé ont le même statut, par exemple, que le souvenir de la trace laissée à sept ans par les mots « foie d’agneau », mais d’affirmer — entre rire, écoute, et apnée — que le poème est à la fois ce geste ample et cette coupe précise qui unissent (l’offrant ensuite dans un fin maillage serré, où pointent le jour et le vide — peut-être sont-ils l’essentiel de l’offrande?) surface et profondeur, patience du concept, fugacité de la sensation, et trivialité des circonstances.
Mais j’ai été surprise moi-même par cette soudaine mise en résonance à l’intérieur de mon propre travail, par la façon dont certaines questions et certains motifs se poursuivent, se creusent, se déplacent maintenant, d’une façon visible, d’un texte à l’autre dans le même livre, mais aussi d’un livre à l’autre, et maintenant encore d’un livre à un film et d’un film à un livre — puisque mon premier long métrage*, par exemple, s’inscrit dans le paysage de la montagne nommée La Tête de l’Homme et commence par une référence au récit du même nom, s’en éloigne, mais cite Bérénice et propose, en un bref éclat, un « manifeste poétique » qui le lie au récit Le monde est immense et plein de coïncidences et au livre dont nous parlons.
Il faut croire que je n’en ai pas fini avec certaines questions. Il se peut d’ailleurs qu’il ne soit pas possible d’en finir (que le « pas possible d’en finir » soit la question?). Avec le mot homme, par exemple. Mon récit L’Accouchée (qui précède La Tête de l’Homme) s’achève par la phrase provocatrice : « même à terre, on était invaincue, on restait insoumise, — on demeurait un homme ». Un autre de mes petits livres paru chez Al Dante en 2016 s’intitule Frères numains.
Mais vous dites « une seule matière se reprenant et se déployant », et je crois que votre réponse (contenue dans votre question) est plus juste et intéressante que la mienne. Il se pourrait que là aussi il s’agisse d’affronter poétiquement la question de l’homogène et de l’hétérogène, de l’un et du multiple, du continu et du discontinu, et du réel de la fiction. Il n’est pas indifférent que les livres cités soient signés par moi ou par d’autres, soit même réellement écrits ou non (comme les sms), que les matériaux soient biographiques ou non, les faits historiques, mais le sujet du poème est toujours autre (est impropriété), est traversé d’infini.
Le poème fait union de la coupe, veille sur la puissance du commencement — et sur le désir et la possibilité d’un monde différent.
* La pomme chinoise, 77’, sélection officielle du FID Marseille 2019, hors compétition, section « écrans parallèles / histoires de portrait ».
Florence Pazzottu, J’aime le mot homme et sa distance, éditions Lanskine, 2020, 200 p., 18 €