Christine Chia, Julia Lepère et Sharon Olds : trois femmes « S!NG » à la lisière des poésies

© Sabine Huynh

On pourrait croire que la poésie dite « objectiviste » et la poésie dite « confessionnelle » ont peu de choses en commun, la première étant plutôt documentaire, la deuxième plutôt intimiste. Il n’en est rien, surtout si l’on considère que ces catégories peuvent se toucher, se féconder et s’accroître en incorporant les caractéristiques de l’une et de l’autre. Par ailleurs, l’attention tournée résolument vers le monde fait que l’écriture poétique à tendance journalistique et celle à tendance autobiographique partagent beaucoup de choses. Cette attention accrue portée au monde dans ses moindres détails, avec ses souffrances et ses joies, les pose comme des poésies témoignant sur les humains et leurs expériences réelles – c’est bien dans cette lisière qu’elles se rejoignent. La collection de poésie « S!NG », créée et défendue par Pierre Vinclair aux éditions Le corridor bleu, en est l’exemple vivace ; ses trois ouvrages publiés à ce jour témoignant brillamment du chevauchement fertile de ces deux optiques. En effet, La loi des remariages, suivi de Séparation : une histoire, par la Singapourienne Christine Chia (dans une traduction de Pierre Vinclair), Je ressemble à une cérémonie, par la Française Julia Lepère, et Odes, par l’Américaine Sharon Olds (dans une traduction de Guillaume Condello), sont des livres dans lesquels l’intime et le collectif sont étroitement imbriqués, dans une esthétique qu’on pourrait qualifier à la fois de post-objectiviste et post-confessionnelle, puisqu’elle se retrouve dans l’esprit général des deux courants, tout en s’en démarquant, de par son caractère double, justement.

La loi des remariages, et Séparation : une histoire, sont deux textes hybrides qui se complètent et qui mêlent la poésie, la prose narrative et la prose journalistique ; ce qui n’est pas sans rappeler le magistral Paterson de William Carlos Williams. La loi des remariages narre les « psychodrames », comme les nomme son autrice Christine Chia, qui déchirent une famille malheureuse à sa manière (Tolstoï est cité en exergue) : relation mère-fille difficile, chantage sentimental, deuil, remariage, inceste, violence domestique et conjugale… Les sujets sont traités avec réalisme et précision (« le bruit / des tuiles de mahjong »), sur un ton malicieux et entraînant, dans une langue simple ; caractéristiques langagières qui contribuent finalement à renforcer la férocité de la critique que Christine Chia émet entre les lignes, presque sans avoir l’air d’y toucher et avec beaucoup de tendresse malgré tout, des tares de la société singapourienne et asiatique en général : la piété filiale, le confucianisme, la collectivité, le racisme, l’homophobie, la passion du jeu, le contrôle des naissances, le matérialisme, le souci des apparences. Les détails de la vie privée deviennent, dans leur mise en relation avec des faits socioculturels, des tropes, et des mots comme « l’aventure du riz au poulet », par exemple, livrent une image aisément reconnaissable par quiconque ayant grandi au sein d’une famille asiatique : celle d’un casse-croûte trahissant des origines modestes. Derrière la façade, affichée pour « notre gouvernement qui / chérit tant ce qui est sage-comme-une-image », se profilent des « travestis » et des individus à la beauté singulière. Christine Chia adresse un pied-de-nez aux bien-pensants et à l’autorité en parlant d’envoyer au gouvernement la photo d’un couple « plus si jeune », peau tatouée, « cheveux crépus rouges » et « rire éblouissant ».

« De tous les mensonges, l’art est le moins faux » : Flaubert est cité en exergue après Tolstoï, et la question de la fiction est abordée dès l’introduction de La loi des remariages, qui parle de « recommencer à zéro », de « mentir à mon père », et d’écrire « un psychodrame familial qui ne serait touchant que pour qui le considérerait, sans équivoque, comme la vérité ». Christine Chia finit par avouer qu’elle ne sait pas mentir, et qu’elle va investir son texte d’une mission de vérité, malgré son désir d’y introduire de la fiction. Cependant, comme elle est manifestement consciente du fait qu’une histoire comporte toujours plusieurs versions, d’autant plus s’il s’agit d’une crise, d’un conflit, La loi des remariages sera suivi de Séparation : une histoire.

Au milieu des « psychodrames » douloureux scintillent des odes à la « pure joie de vivre », des poèmes qui célèbrent des actes dont on comprend combien ils peuvent être perçus comme osés et même subversifs dans une société aussi rigide que celle dans laquelle Christine Chia a grandi : prendre un bain de minuit ; dormir allongée en travers d’un chemin, « entraves à l’ordre public », « jusqu’à ce que le soleil nous réveille » ; assister à un concert, en l’occurrence au tout premier, danser, être « frénétiquement heureux ». En somme, les sujets abordés dans La loi des remariages sont tous un peu tabous ; on n’en parle pas forcément aisément dans la société singapourienne conservatrice. La poète les restitue sur un ton moqueur, ce qui contribue à en souligner la gravité. Le ton « confessionnel » des poèmes joue sur un plan double, tragi-comique : s’apitoyer sur soi et se donner en spectacle. À travers les effets de cette dissociation je reconnais la texture ironique propre à la poésie de type « confessionnel ».

L’ironie culmine dans Séparation : une histoire, le texte qui prolonge La loi des remariages en lui servant à la fois d’exutoire et de toile de fond. L’histoire familiale, et en particulier celle du mariage du père et de la mère de la narratrice, est universalisée à travers sa mise en relation avec celle, commune, de Singapour et de la Malaisie, marquée par le traumatisme de la séparation des deux états en 1965, à l’issue d’une union brève et ratée, faute d’avoir pu s’entendre sur des questions idéologiques, politiques, économiques et raciales. Ce mariage des deux histoires que Christine Chia opère dans son texte en faisant de l’histoire de la relation entre Singapour et la Malaisie une histoire de couple qui « se compliqua », lui permet de se détacher de son histoire familiale et de poser un regard objectif sur des faits subjectifs, ce qui résulte en une poésie objectiviste dans son traitement du sujet, mais confessionnelle dans sa force. Les deux récits, le personnel et le politique, sont livrés ensemble, tout en détournant à chaque fois l’attention de l’un et de l’autre, dans un va-et-vient entre les deux sphères, qui finissent par se confondre : Singapour ne voulait pas quitter la Malaisie, tout comme le père de la narratrice ne voulait pas quitter sa mère. Les textes de Christine Chia sont des chroniques subjectives de la séparation de la Malaisie et de Singapour, mais rendues sur un ton objectif, que je perçois comme ironique à cause de la violence de ce qui s’y trouve dépeint. Le point de vue est le même et Christine Chia lie les deux sujets par leur objet : le corps. Les corps des époux séparés renvoient à la séparation géographique et par conséquent physique de Singapour et de la Malaysie.

Christine Chia rassemble dans son texte les entités dissociées dans le but de narrer leur division et d’accentuer leur disjonction. En opérant ce rapprochement, elle fait basculer l’histoire du pays dans l’intimité des foyers et souligne les émotions fortes suscitées par cet événement historique. D’ailleurs, elle donne à voir les larmes que Lee Kuan Kew, l’ancien premier ministre de Singapour, a versées à la fin de son discours du 9 août 1965, dans lequel il « déclare aux Singapouriens l’indépendance de leur pays », et donc l’intrusion et la résonance du politique dans l’intimité des familles, par l’intermédiaire de la télévision. L’homme a souffert dans sa chair, la séparation l’ayant atteint au plus profond de lui-même. Le désastre privé et le désastre collectif se reflètent et se répondent, les récits intimes et nationaux sont juxtaposés et traités comme un seul et même événement, car ils partagent le même espace géographique (autre exemple de cela : le désespoir des familles non autorisées à scolariser leurs enfants car elles en ont plus que ce qui est permis par l’état). Nos corps sont faits des corps que nous avons touchés, ainsi que des lieux que nous avons habités. Au sein de ce continuum, la frontière entre le dedans et le dehors est abolie. La séparation des deux états dérègle l’harmonie des familles et l’infortune domestique fait écho au désastre politique. Tout se répercute, résonne, fait écho. Le dehors doit être lu comme la synecdoque du dedans autant que le dedans est le symbole de l’état-nation. Le va-et-vient entre les deux dynamise la langue poétique de Christine Chia, une poésie à la fois imagiste, objectiviste et confessionnelle, mais jamais de façon littérale (imagiste sans être minimaliste, objectiviste sans s’abstenir de commentaires et sans être strictement documentaire, confessionnelle sans être lyrique et mélodramatique) – sinon elle ne pourrait chevaucher les trois mouvements – et qui répond avec justesse au réel dans lequel elle prend sa source et qu’elle reproduit, au lieu de le transformer.

Nous voyons donc combien l’aspect biographique est essentiel, car c’est en lui que se retrouvent le poétique et le politique, qui passent tous deux par le corps de la poétesse, qui endure les choses du monde et trouve une voix pour les dire. La langue n’échappe pas à la réalité de son contenant, qui la façonne, la porte et se mêle à son contenu. L’essence de cette poésie est sans conteste la relation des êtres humains entre eux et avec le monde qui les entoure, une relation émotive et délicate, puisqu’ils sont tellement sensibles l’un à l’autre ; et sa colonne vertébrale d’écriture, qui reflète le monde, est la narration. Écrire, comme le fait Julia Lepère dans son livre, qu’« un arbre nous regarde », c’est avoir regardé assez longtemps l’arbre pour pouvoir le dire et créer une relation avec lui, et pour pouvoir se sentir regardé en retour par l’arbre.

Ce qui nous mène au recueil de Julia Lepère, Je ressemble à une cérémonie, un récit poétique en trois parties (« À la lisière », « Mélusine » et « Mues de Carthage »), dans lequel la réalité du corps, centrale (« Cela commence avec nous »), est aussi, comme avec Christine Chia, superposée à celle de l’histoire, et l’être humain est marié à son environnement (forêt, château, ville) : « Dans Carthage j’ai jeté mon corps ». Avec Je ressemble à une cérémonie, il est également question de couples, d’interpénétration de corps et de territoires, d’interpénétrabilité des éléments de la sphère privée et de la sphère publique, et de recherche, à la fois d’animalité perdue et d’images concrètes et précises : « Et nous devons savoir / Nous devons être exacts / Nous devons des images faire des cibles mouvantes » ; « Rien d’invisible je ne peux dire ».

Je ressemble à une cérémonie ressemble à un poème épique : des récits d’événements historiques mêlés à une légende merveilleuse, avec au centre une héroïne fabuleuse, des obstacles à surmonter, tout cela porté par un style empreint d’inquiétante étrangeté. Contrairement à la langue hyperbolique des épopées, celle de Julia Lepère galope telle une jument sauvage dont les rênes sont savamment maîtrisées. Le résultat est admirable, dans sa tension fruitive entre la fougue et la grande retenue. La langue de ses poèmes partage avec celle des deux autres autrices de la collection « S!NG », Christine Chia et Sharon Olds, la nervosité, la concision et la simplicité qui en font la puissance et l’efficacité.

Par ailleurs, ce n’est nullement un hasard si le texte de Julia Lepère s’est réapproprié le mythe médiéval de Mélusine et la destruction de Carthage : ils concernent tous deux la sauvagerie et le hors-langage. Quoi de plus congru pour servir de prétextes à la poétesse pour déployer sa propre langue, et qui plus est autour d’un sujet risqué : celui de la violation de l’intimité. Dans la première partie du livre, elle se préoccupe sérieusement de silence, soit de l’interdiction de parler de ce qui bouleverse l’intime, que ce fussent des violences ou des joies : « Tu disais nos têtes font des bruits que personne n’entend ». Mais le remède se trouve à l’extérieur, et le poème enjoint à suivre son exemple, en s’échappant dans la forêt, en ouvrant les yeux sur ce qui l’entoure et en ranimant le lien entre l’écriture et son contexte : « Et c’est alors que l’œil s’étend hors de nos têtes » (ce vers m’évoque William Carlos Williams), et que « la langue remuée par la terre, les cerfs », révèle sa vivacité et sa singularité.

Des trois livres publiés dans la collection « S!NG », celui de Julia Lepère possède la langue la plus cryptée, mais aussi la plus intimiste et audacieuse. Dès les premières pages, j’ai senti, à travers l’intensité de cette poésie étonnante, que la vie et l’écriture sont étroitement liées et qu’elles sont vécues par Julia Lepère comme une aventure imprévisible, symbolisée par l’insaisissable Mélusine, au corps hybride. La langue poétique, dragon ailé, se transforme et se dérobe au moment où l’homme croit l’avoir découverte. Elle restera toujours « à la lisière », dans cet espace du secret et du merveilleux qu’Emmanuel Hocquard a défini comme séparant et réunissant en même temps : « La lisière est une bande, une liste, une marge (pas une ligne) entre deux milieux de nature différente, qui participe des deux sans se confondre pour autant avec eux. La lisière a sa vie propre, son autonomie, sa spécificité, sa faune, sa flore, etc. » (Le cours de Pise. P.O.L, 2018). Le triptyque Je ressemble à une cérémonie se clôt sur trois poèmes qui forment une lisière où se rejoignent la biche du premier volet, la forêt du deuxième et la ville anéantie du dernier, tout en unissant les « je » et « tu » dans un « nous » au regard tourné vers le futur : juxtaposition de réalités, d’images et de perceptions pour dire une renaissance dans le langage humain, car dans la « ville détruite », j’entends également la ville décrite, d’écrite, d’écriture.

Les Odes de Sharon Olds célèbrent aussi l’être humain et la langue qui l’écrit, ainsi que la vie depuis son origine jusqu’au dernier voyage, en louant dans des poèmes tendres et désopilants ses attributs les plus intimes et les plus significatifs, comme la vulve, le clitoris (« si nous te bénissons, nous serons bénis »), le vagin, le pénis (« innocent, tu n’es pas l’homme qui te porte »), le gland, les couilles, l’hymen et le sang menstruel. Souvenons-nous qu’il y a plus d’un demi-siècle Anne Sexton avait contribué à défrayer la chronique puis à lever le tabou avec des poèmes comme « Menstruation at Forty » (« les règles à l’âge de quarante ans ») ou « In Celebration of My Uterus » (« en l’honneur de mon utérus »), pour ne citer que ceux-là. Je ne peux m’empêcher de mentionner également Lucille Clifton, qui écrivait beaucoup sur son corps (« I like to celebrate the wonderfulness that I am »), et, après avoir lu « Ode à la hanche perdue » de Sharon Olds, m’est venu immédiatement à l’esprit ce fameux poème de Clifton en hommage à ses propres hanches : « Homage to My Hips » (Good Woman, 1987).

Sharon Olds montre les parties du corps et les objets qui les servent dans le contexte d’une vie quotidienne loin d’être aussi banale qu’on pourrait le croire. Si l’on porte aux choses usuelles l’attention qu’elles méritent, elles peuvent se révéler extraordinaires. Les lecteurs apprécieront aussi qu’Odes ne voue pas une admiration sans bornes à la femme tout en vouant l’homme aux hégémonies, bien au contraire : Sharon Olds prône la complémentarité des sexes. Il faut de tout pour faire un monde, y compris, pourquoi pas, une « Ode au choc toxique ». Mallarmé n’a-t-il pas écrit que « tout, au monde, existe pour aboutir à un livre » ?

Les Odes invitent le regard émoussé à s’attarder et à se régénérer sur ce qui pourrait être ignoré car perçu comme insignifiant ou imparfait, si les détails ne contenaient pas les histoires qui les rendent toujours remarquables. Ainsi sortent de l’ombre, entre autres particularités corporelles habituellement dépréciées : les cicatrices, les rides, la barbe naissante, les vergetures, la graisse, le « cou de vieille », les « doubles mentons flétris », les « jambes mal assorties », et même la merde et les pets. Les petites bêtes et les objets bizarres, incongrus ou mal aimés, ne sont pas oubliés non plus par la poétesse : araignées, petits pois, douche vaginale, tampon hygiénique, préservatif, cuillère… Les composantes d’un monde qui lui est familier, et qu’au fond nous partageons tous.

La poésie de Sharon Olds revalorise l’espace domestique en le célébrant autant qu’elle s’en moque avec tendresse. Ouverte sur le monde, décomplexée et décomplexante, elle est réaliste et ancrée dans le prosaïsme des objets et du corps (cf. « Ode du canapé pour la crève », par ex.), tout en se gardant du narcissisme (« mais ce n’est pas que mon hymen ! »). Sa forme est dénuée d’artifices, mais pas de métaphores pour autant, sa langue est savoureuse et directe, et ses images sont absolument géniales et réjouissantes. Par exemple, Sharon Olds compare le fœtus à « une sorte de costume d’Halloween / barbouillé de Ketchup », affirme que les vergetures accrochent la lumière « comme les formes tissées dans l’étoffe /sur les métiers de Monsieur Jacquard », dit que la graisse et la cellulite lui évoquent le tapioca, que son « cou de vieille » l’ont rendue « géologique » (« ma gorge, une succession de plis anticlinaux et synclinaux »), et attire l’attention sur les différentes apparences et qualités des merdes, selon si elles sont des « merdes véganes ou merdes casher, / merdes de fast-food ou de slow-food, végétariennes / fruitariennes, ou même les tristes / brindilles de merde anorexique, / les merdes calvinistes, cabalistiques », etc. ; cet esprit rabelaisien règne sur encore une dizaine de vers.

Je m’empresse de saluer ici cette grande traduction, qui se lit avec gourmandise, et de rappeler l’avantage que possèdent les traducteurs sur les autres types de lecteurs : réécrire le vers ou la phrase leur permet de vraiment en apprécier le poids, la teneur et la saveur. La version française des Odes de Sharon Olds, à l’ironie légèrement plus mordante que la version originale anglaise (les mots « sparkling douche bag song » ont été admirablement rendus par « étincelante mélodie de douche vaginale à la con », par exemple), a émergé du cerveau, des mains et des expériences de vie de leur traducteur, Guillaume Condello, également poète. Pareillement, je suis pleinement consciente que la jubilation que j’éprouve en lisant La loi des remariages suivi de Séparation : une histoire est presque entièrement due à son traducteur, le poète Pierre Vinclair. Condello et Vinclair ont su insuffler aux textes en français la ferveur de leur adhérence à leur égard et de leur propre créativité, avec tout le travail, l’attention, la réflexion, la recherche et l’inventivité que la traduction demande ; on a tendance à l’oublier. Il est notable que la collection « S!NG » (dont le nom, provenant sans doute de l’injonction « chantez », « sing ! », révèle son intérêt pour le domaine anglophone) accorde autant d’attention aux poésies venues d’ailleurs, donnant ainsi à lire aux lecteurs francophones ce que nombre d’autres lecteurs, et auteurs, ont pu apprécier et étudier. C’est un geste de générosité et d’abnégation qu’il m’est à cœur de soutenir en continuant à rester attentive à ses publications, ainsi qu’aux traductions de l’excellente revue Catastrophes (dirigée par Laurent Albarracin, Guillaume Condello et Pierre Vinclair) qui prolonge le travail de « S!NG ».

Revue en ligne Catastrophes n° 25

Sharons Olds est âgée de soixante-quatorze ans quand elle publie Odes aux éditions Knopf en 2016. Sa capacité à l’autodérision et son « côté cool », comme elle dit dans l’un des poèmes, irradient ce livre, conférant à ses propos une immense sagesse. Odes révèle combien l’âme de leur autrice est juvénile ; elle est encore capable de frémir en narrant ses émois d’adolescente et ses « trucs de fille ». En fait, pour elle, être une femme âgée et une « fille » semblent être la même chose. Par exemple, ces lignes au sujet de la fellation, « je croyais que le premier homme qui m’y a / introduite venait de l’inventer », indiquent combien son innocence est restée intacte.

Odes dit les choses comme elles sont, parfois de façon implacable. Une ombre, « un silence », planent sur ses textes : les bois sont terriblement menaçants, synonymes de « mauvaise rencontre », de viol, de meurtre : « Si ma camarade de classe n’avait pas / été enlevée, et – // ici, un silence – // et assassinée, enterrée dans les bois près de chez nous, / aurais-je aussi peur ? Le viol est le viol » (« Ode avec un silence »). « Je crois que je suis brutale parce que je viens d’un peuple brutal », dit Sharon Olds, cette fois-ci en rapport avec la grossièreté qu’elle ne peut plus cacher quand elle a… « la crève » : « gros insectes de mucus », « en moi la vie est simple et primitive », « avachie dans le canapé », « je me mouche, et du fond des narines / jaillissent comme des morceaux de pop-corn vert. / Malade comme une chienne ». Le poème glaçant sur le viol, « Ode avec un silence », apparaît au début du recueil, et malgré le ton plutôt joyeux des dizaines d’odes qui le suivent, il hante constamment la lecture et je me suis surprise à le relire pour être sûre que je n’avais pas rêvé. « Je ne suis pas en train de parler d’autres choses », écrivait Hugo dans Les Contemplations après avoir perdu sa fille Léopoldine.

© Sabine Huynh

La loi des remariages suivi de Séparation : une histoire, de Christine Chia, Je ressemble à une cérémonie, de Julia Lepère, et Odes, de Sharon Olds, sont des livres importants car ils lient l’intime au collectif, à la lisière des poésies objectiviste et confessionnelle, des poésies du moi et du regard, du témoignage et de la transformation. Leurs titres eux-mêmes en attestent. En effet, la loi est du ressort de la cité, de l’état, tandis que le remariage de la mère de Christine Chia concerne l’intime, et la séparation touche aux deux. Le mot « odes » se rapporte à une dimension mythique, mythologique, alors que ce qui est célébré par Sharon Olds est de l’ordre du particulier et du domestique. Le « je » de Julia Lepère, intime et sauvage, est juxtaposé au terme « cérémonie », qui évoque un événement public et solennel. La langue des trois livres trouve sa force et sa vitalité dans la tension entre les deux sphères, que l’on peut voir comme une tension entre la sacralisation et la sécularisation, ainsi que dans les dichotomies qu’ils explorent et qu’ils tentent de réconcilier, soit la double nature masculine/féminine, humaine/animale, malaysienne/singapourienne, adolescente/mature. Sont mis en évidence les discordances du moi et du monde, ainsi que le désir de se libérer du regard des autres.

Ces ouvrages partagent également l’évocation d’expériences traumatiques (viol, trahison, adultère, divorce, guerre) qui ne demandent pas de réponses objectives – car elles ne peuvent être réduites ni au statut de choses, d’objets, ni à une image claire et cohérente – mais des réponses poétiques, métaphoriques, pour témoigner de l’indicible. La poésie autobiographique imagée et minimaliste de Christine Chia fait écho à celle de Sharon Olds à la fois dans son style et dans son traitement des thèmes de la rudesse de la mère, du divorce, et de la condition de la femme au foyer : les traumatismes sont explorés mais l’humour, ainsi que la mise en relation de ceux-ci avec des thèmes sociaux ou nationaux, permet de s’en distancier. Les questions posées par la poésie de Julia Lepère trouvent peut-être des réponses dans celle de Sharon Olds, dont le travail trahit l’influence de la poésie confessionnelle américaine (John Berryman, Robert Lowell, Sylvia Plath, Anne Sexton, W. D. Snodgrass, pour ne citer qu’eux), une poésie intimiste, centrée sur des moments forts de l’expérience personnelle, des traumatismes, des sujets peu abordés parce que considérés comme tabous (maladie mentale, sexualité, suicide, divorce). De plus, les poètes « confessionnels » ne se privaient pas d’exprimer leur opposition à l’idéalisation de la vie domestique, en révélant le désespoir régnant au sein des foyers. Christine Chia, Julia Lepère et Sharon Olds exposent cette souffrance également, avec une précision qui rejoint l’esthétique objectiviste.

La tension entre l’objectif et le subjectif, entre la réalité du monde (objets, phénomènes, société, culture) et le trauma personnel, donnent à lire des textes engagés dans lesquels poétique et politique sont enchevêtrés et s’incarnent dans la voix des poètes, qui déplient sobrement des images nettes et concrètes provenant de deux réalités mises en vis-à-vis : celle, historique, cadrée par la chronologie, et l’autre, intime, émotive et chaotique, avec ses silences et ses non-dits, inarticulables et non linéaires. Cela me rappelle ce qu’a fait Muriel Rukeyser, un grand nom de la poésie objectiviste, dans Le livre des morts. Il y a d’un côté le paysage, le pays, au centre les conditions de vie, et à l’autre bout du continuum, la femme, l’homme, l’enfant ; le dehors et le dedans, les expériences communes, les récits et mythes partagés, connus de tous, rapportés de génération en génération, et les récits intimes, les expériences propres à chaque famille, dont la singularité crée des remous qui atteignent et bouleversent le monde extérieur. C’est dans l’intime que les humains se rejoignent. Vus de l’extérieur, nous paraissons tous différents (de par nos vies, nos origines, nos professions, etc.), mais à l’intérieur, nous nous reconnaissons, et ces mots de Julia Lepère résument parfaitement le rapport étroit entre le corps et l’espace : « dans le corps démesuré d’une chambre ».

Ainsi, la collection « S!NG » des éditions Le corridor bleu nous donne à lire la voix de trois femmes poètes aux écritures solidement ancrées dans la réalité de mondes dans lesquels elles puisent, pour écrire sur les choses de l’existence, joyeuses ou graves, comme si elles leur apparaissaient pour la première fois : avec étonnement, sans que ce sentiment ne soit explicite. En dépeignant leur réalité intime de façon frontale et avec une précision quasi documentaire, elles permettent aux lecteurs de s’identifier à elles. « Insensé qui crois que je ne suis pas toi », écrivit Hugo. Leur poésie, sans être à proprement parler lyrique, n’ignore pas les sentiments pour autant, mais l’importance des émotions est étroitement liée au souci de narrer avec exactitude l’expérience vécue, et ce qui est vu, entendu et ressenti est mis en mots de façon objective, au sein de vers libres, clairs, vivants, pas compliqués ni sentimentaux, et encore moins abstraits, qui font parler les choses et les faits. « No ideas but in things », écrit William Carlos Williams dans Paterson, préférant accorder son attention aux choses plutôt qu’aux idées. « Go in fear of abstractions », renchérit Ezra Pound. Pour terminer, je crois que grâce à Christine Chia, Julia Lepère et Sharon Olds, nous pouvons désormais marier Charles Reznikoff, pour qui une description exacte de l’objet a le pouvoir d’engendrer une émotion, et Anne Sexton, dont l’intensité émotionnelle des poèmes provient de la précision quasi scientifique de leurs images, alliée à l’ironie et à la compassion.

Il ne me reste plus qu’à féliciter Pierre Vinclair de se soucier de publier dans la collection « S!NG » des éditions Le corridor bleu une poésie si fine, non pas écrite avec la muse mais avec les contradictions du monde et du moi, et qui les narre telles qu’elles sont ; une poésie découlant naturellement du courant des choses ; une poésie pour tous (« qui devra sauver tous les hommes » nous dit la page internet de la collection), parce qu’elle offre une imbrication salutaire de l’intime et du global.

Christine Chia, La loi des remariages, suivi de Séparation : une histoire, traduction de Pierre Vinclair, Le corridor bleu, collection « S!NG », 2019, 158 p., 15 €.
Julia Lepère, Je ressemble à une cérémonie, Le corridor bleu, collection « S!NG », 2019, 107 p., 13 €.
Sharon Olds, Odes, traduction par Guillaume Condello, Le corridor bleu, collection « S!NG », 2020, 128 p., 15 €.