Le journaliste américain Ted Conover avait passé six semaines en immersion à Cargill Meat Solutions, un abattoir du Nebraska, en tant qu’inspecteur du service sanitaire. Geoffrey Le Guilcher s’est lui fait engager en tant qu’ouvrier intérimaire dans un abattoir industriel de Bretagne, rebaptisé Mercure, à l’été 2016. Il y a passé quarante jours en immersion totale, en est revenu avec un livre coup de poing : Steak Machine qui sort en poche chez Points.
Manger de la viande suppose, en partie, de ne pas voir et savoir comme le rappelle la citation de Jonathan Safran Foer en exergue de ce récit-enquête : « Les barons de l’élevage industriel savent que leur modèle d’activité repose sur l’impossibilité pour les consommateurs de voir (ou d’apprendre) ce qu’ils font » (Faut-il manger les animaux ?). C’est cette omerta que refuse Geoffrey Le Guilcher. Comme il l’explique en Introduction de son livre, lui-même est alors un « viandard », même s’il a vu les vidéos de L214, même s’il sait qu’un milliard d’animaux sont abattus par an en France, parfois, trop souvent, dans des conditions atroces. C’est à la demande de son éditrice qu’il accepte ce reportage embedded, moins d’ailleurs pour enquêter sur les animaux que sur les hommes, pour « aller voir si ces usines à viande ont enfanté des hommes-monstres » et comprendre comment on peut passer ses journées de travail à abattre des bovins ou des porcs. Il change de nom et se fait engager dans un abattoir, via une agence d’intérim, en Bretagne, la « région abattoir de la France ». Souvent les enquêtes journalistiques comme parlementaires (le rapport Stivab, jamais publié dans les journaux français, est cité dans le livre) sont centrés sur la cause animale. Mais « qui se soucie des damnés de la viande ? »
L’enquête de Geoffrey Le Guilcher est donc double : la violence subie par les animaux, celle subie par les hommes, soit une double maltraitance comme l’illustre l’autre épigraphe du livre, un extrait de La Jungle d’Upton Sinclair — « La peau de leurs mains était un lacis inextricable de cicatrices. Ils avaient tellement écorché de bêtes qu’ils n’avaient plus d’ongles. Leurs phalanges étaient si enflées que leurs mains avaient la forme d’éventails ».
Dès 1906, le journaliste et écrivain avait centré son étude sur ces hommes meurtris jusque dans leur chair, sur l’invention du travail à la chaîne dans les abattoirs de Chicago (et dont s’inspirera Ford pour ses usines automobiles). « L’abattoir est le dinosaure qui a permis la naissance de l’ère de la consommation de masse. Un vieil animal toujours vivant », poursuit Le Guilcher.
Steak Machine est donc le récit d’une immersion : Geoffroy Le Guilcher raconte l’entretien d’embauche, la visite de la chaîne, avec une superviseuse qui contrôle jusqu’à quel point le futur intérimaire supporte ce qu’il voit. « J’ai l’impression d’entrer petit à petit dans la confidence d’un secret inavouable. Et à mesure qu’on me le dévoile, on s’assure que je vais supporter le voir les dessous d’une entrecôte » ; mais le pire, ce n’est pas la vue du sang, ce sont les odeurs, insoutenables.
Un mur a été construit pour masquer « la tuerie », comme on désigne dans le jargon du métier cette zone où les bêtes sont conduites à l’abattoir : surtout ne pas voir leurs tentatives désespérées pour échapper à la mort, les animaux ratés (1 sur 5 !), le danger que le dépeçage et débitage des lourdes carcasses suspendus font peser sur les ouvriers. L’univers de cette usine du Chicago français — 6000 bœufs et 8500 porcs à la journée — est ultra-masculin, les hommes sont usés par la cadence infernale, leurs corps rompus par les gestes mécanisés et les poids soulevés, sans compter la violence, celle de la mort donnée, celle des tensions dans l’usine. Beaucoup sont là moins par choix réel que par nécessité de trouver un travail, plutôt mieux payé que d’autres. L’abattoir fait vivre la ville, il en est le poumon économique.
L’enquête de Geoffroy Le Guilcher est d’abord insoutenable : la description de la chaîne d’abattage, les chiffres ahurissants… mais son récit est aussi une immersion dans le quotidien d’ouvriers et intérimaires, leurs espoirs, leurs souffrances — « si tu vois pas, que tu fumes pas, que tu te drogues pas à Mercure, tu craques », dit Kevin, nouveau Martin Eden. À travers l’abattoir, c’est le marché du travail contemporain qui s’expose dans sa dureté, les petits arrangements de la direction avec la légalité et le droit du travail, les vagues d’immigrations successives — Sénégalais, Roumains aujourd’hui — pour alimenter en hommes cette Steak Machine qui broie animaux et « bêtes de somme », ses ouvriers.
L’auteur, lui, est devenu flexitarien, dégoûté par l’odeur de l’abattoir, ce « parfum de mort » qu’il refuse de retrouver sans son assiette. Les dérapages et cruautés sont souvent présentés comme des dérapages, ils sont constants, cette enquête le révèle. Les conditions de travail des « hommes-crabes » sont, elles aussi, scandaleuses.
Les abattoirs ont été créés au XVIIIe siècle, pour des raisons sanitaires comme pour cacher le spectacle des mises à mort, selon un mouvement d’insivisibilisation dont Michel Foucault a par ailleurs analysé les mécanismes. « L’ouvrier est le seul à vire toute la journée au cœur du mensonge », au cœur d’un système qu’il nous faut ignorer pour que nous continuions à consommer de la viande, sous toutes ses formes (dans un bonbon gélatineux comme une fraise Tagada, du E441, soit 80 % de couenne de porc, 15 % de couenne de bœuf). L’idée étant, pour tous les industriels, que le consommateur ne fasse plus le rapport entre la vache et le steak…
C’est pour cette raison qu’il est plus facile, comme le soulignait Olivier Falorni (député qui a présidé une récente commission d’enquête parlementaire), d’entrer dans un sous-marin nucléaire que dans un abattoir. Sauf quand un « extracteur de petites vérités » — ainsi que Geoffrey Le Guilcher se définit dans son livre — s’en mêle. Et c’est édifiant.
Geoffrey Le Guilcher, Steak Machine, Points, juin 2020, 192 p., 6 € 50