« Hors du monde » et « hors saison » : tel est l’espace évidé depuis lequel Mathieu Larnaudie compose Blockhaus. Retiré dans une villa normande en front de mer pour écrire, le narrateur se laisse emporter par le génie du lieu, les échos lointains de la grande Histoire et les fracas du monde contemporain, comme autant de colères qui grondent.
Le point de départ Blockhaus est autant un point de fuite qu’un point de chute : un voyageur solitaire se rend à Arromanches, ce bout de terre butant sur l’eau, en passant par Bayeux. L’étape est importante, elle est tout ensemble un espace de convergence, un « rond-point », un lieu qui les concentre tous — à l’image de sa « cathédrale qui règne au-dessus de la ville, silhouette démesurée » qui « écrase le paysage, sorte de Ventoux normand » — et une tabula rasa puisqu’il s’agit de se défaire des récits de triomphe, ceux de la tapisserie de Bayeux justement, « longue frise brodée, aux près de soixante-dix mètres sur lesquels court le récit glorieux, sa geste illustrée, racontée au point d’aiguille en guise de poème ». Le narrateur, passant par Bayeux, se rend à Arromanches, dans une forme privée de résidence d’écriture (une amie lui a prêté une maison), et il est « bien loin de tout esprit de conquête » : il est seul et le « roman en images et en latin », cette tapisserie qu’il ne s’attarde pas aller voir dans son musée, le rappelle surtout à l’impasse dans laquelle il se trouve, incapable d’écrire un roman. « C’était mal barré ».

Blockhaus est tout entier dans cette aporie productive, cette vraie/fausse impuissance à écrire qui n’est que le prétexte d’un récit autre, porté par une porosité aux éléments, aux rythmes du lieu et des êtres qui l’habitent et bientôt le hantent. Mathieu Larnaudie compose depuis un quotidien comme évidé, dont son regard aigu révèle les failles, les « lentes sédimentations » et les « strates d’histoire ». Et c’est d’abord ce que ce nom, Arromanches, contient de récits sus et oubliés : on l’a entendu en classe, on l’associe à la guerre, au débarquement, mais il ne fleure pas « le chewing-gum, le maïs en conserve et la cigarette blonde » d’autres plages du débarquement et du mur de l’Atlantique. Demeurent des blocs de béton, vestiges d’un port artificiel conçu pour être éphémère et pourtant toujours là, ce blockhaus que les habitants ne nomment plus que par son numéro, le 449, « ces masses gigantesques, éreintées, inutiles et immuables stagnent dans la désolation de leur désormais lointaine raison d’être », qui sont des « spectres de béton qui imprimaient une densité supérieure de noir sur le noir de la mer », exerçant une fascination magnétique sur l’écrivain.
Ce rivage normand est l’espace d’une profonde solitude volontaire dans un lieu comme déserté et pourtant saturé d’Histoire et d’histoires, un paysage qui « encolle » à sa prétendue « monotonie » alors même que « sans cesse, selon la marée, l’heure et le temps, ces ruines monumentales changent d’épaisseur et d’aspect ». Longtemps le paysage est le récit, avec ce passé souterrain qui ne demande qu’à surgir, les images et photos d’archives qui « se superposaient aux ondulations désertiques qui roulaient depuis l’horizon » — « il me sembla un instant voir ce spectacle recomposé apparaître devant moi, s’animer dans le paysage ». C’est le passé qui vient télescoper l’écrivain en « retraite », observant le lieu, se laissant gagner par lui, mais toujours incapable d’écrire. Le temps est là, comme hors d’atteinte. Seuls les râles étranges et réguliers d’un homme sur la plage, toutes les nuits, viennent rythmer ce qui semble une tranche épaisse de temps prise dans une « infinie dormance océanique » jusqu’à l’arrivée d’Esther qui rejoint l’écrivain pour un week-end, rapportant « quelques bouffées tumultueuses d’air parisien », d’AG politiques, luttes et manifestations contre la réforme du droit du travail. Le monde et le présent font irruption avec elle, rompent l’isolement du narrateur. Le couple dîne au restaurant, finit la soirée dans un pub irlandais, rencontre les propriétaires du lieu, Rory et la fascinante Suzanne qui semble se confier et raconter son histoire et n’en fait saillir que les blancs et silences.
Qu’il s’agisse du passé du lieu, ce débarquement dont les livres d’histoire et le musée d’Arromanches ont fait « une geste terrible et bien huilée, un moment de l’Histoire en marche, le déchaînement providentiel d’une force invincible, une force qui va et s’empare du cours des choses sur lequel elle a tout le droit, porteuse qu’elle est du Bien qui toujours triomphe, qui ne peut pas ne pas triompher », de Suzanne ou du grand « échalas déchiré » dont les cris déchirent la nuit, que l’on considère le passé ou le présent, tout le récit de Mathieu Larnaudie va contre ces gestes héroïques, les images « belles » et fausses construites par la guerre ou le tourisme. Blockhaus est écrit contre cette iconographie muséifiée, dévoilant failles et hiatus, à l’image de ces « énigmatiques blocs de béton » dont la présence massive est celle de « morceaux bruts d’Histoire inscrits dans le paysage » dont le regard du narrateur vient déchiffrer la « ligne d’horizon » qui est celle de son récit, faisant émerger les histoires sourdes, quasi inaudibles, en tout cas non formulées, qui la tissent.
Le blockhaus du titre est le « 449 » comme le nomment les habitants d’Arromanches d’après son numéro qui fut son matricule sur le front et vaut ici formule chiffrée d’un récit porté par la poésie du béton et la puissance paradoxale des images, autour de la grande énigme du désir sans remède, d’un espoir d’ailleurs qui est celui de Suzanne comme du narrateur. Si le roman est un miroir, selon la formule consacrée et si mal comprise d’un Stendhal, il est ici « miroir opaque » comme le sont « ces grands sarcophages » de béton qui semblent, comme ce texte et les êtres qui l’irradient de leur présence/absence « sans pourquoi, énigmatiques et bruts ».
Mathieu Larnaudie, Blockhaus, éditions Inculte, mars 2020, 112 p., 13 € 90 (9 € 99 en version numérique)