Of Books and Bees (lettre à Jean Hegland)

Circé (Silvana Mangano dans Ulysse, 1954)

Pendant le confinement, j’ai envoyé à Jean Hegland une courte vidéo de la veuve de Gaston. Je l’ai fait sans trop réfléchir, dans un mouvement d’évidence. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai compris la raison. Quand j’ai rencontré Jean Hegland, elle était en résidence à la Fondation Michalski et habitait, au bord des bois, dans une cabane pendue à la canopée de béton comme la Sibylle de Pétrone suspendue dans une ampoule. Avec son blouson en jeans surbrodé de fleurs rouge et or et son très beau regard myope, elle m’a fait penser tout de suite à une Circé des bois. La magie de Circé est double : elle est maîtresse des animaux et elle connaît les chemins qui mènent au pays des morts. Quiconque a lu Dans la forêt sait qu’au moins autant qu’à Électre, le deuil sied à Jean Hegland. Comme la magie de Circé, la magie de son écriture opère au seuil d’indifférence entre deuil et métamorphose, mort et ensauvagement, sur la frontière exactement où Thoreau écrivit un jour : « In Wildness is the preservation of the world ».

C’est sans doute ce qui explique que je lui aie envoyé la petite vidéo de la veuve Gaston. Le jour du confinement, j’ai trouvé mon pauvre Gaston dans la vanne de la digue. La rivière était en crue, le débit a été trop fort. Sa tête est restée coincée entre la maçonnerie et les barres de béton que la force du courant resserra comme un étau. Tandis que la France entière pourrissait en appartement, Gaston a pourri dans la digue. Son corps a fini par se détacher et j’ai pu renflouer sa tête en la remontant lentement sur la lame de ma pioche. Vers la fin du confinement, nouvelles pluies, nouvelle crue. En revenant de courir dans les bois derrière la maison, je trouve la veuve de Gaston dans l’ancien réservoir au-dessus du château. Elle a quitté son terrier sous la berge de la rivière et s’est mise au vert ici, dans ce miroir d’eau stagnante, le temps que les eaux redescendent. Dans ce calme spa de verdure, est-ce que le défunt lui manque ?

© Jean-Christophe Cavallin

Quelques jours après mon message, Jean Hegland m’envoie en retour le film d’une ruche sauvage rapportée dans un carton de la forêt derrière chez elle et recueillie dans son jardin. Elle m’adresse cette ruche, suppurant autour d’une branche comme un phlegmon fredonnant, et un texte pour Pandémonium dans lequel elle s’imagine confinée dans la cabine d’un paquebot en quarantaine avec toute une flopée de personnages shakespeariens qui lui font la conversation. C’est deux ruches pour le prix d’une : un manchon ronronnant d’abeilles recueillies dans la forêt, une cabine changée en ruche de voix et de répliques de toutes provenances. Jean Hegland est tout entière dans cet amour sans jaloux pour les oeuvres de la nature et les créations de l’homme.

Dans L’Ulysse qu’il filme en 1954, Camerini a l’idée géniale de donner à Silvana Mangano les deux rôles complémentaires de Circé et de Pénélope : en blonde, l’enchanteresse et la maîtresse des animaux ; en brune, la femme d’intérieur et la maîtresse de maison. Jean Hegland est ces deux femmes : la dame au tapis, textile et textuelle, et la dame des forêts qui parle avec les animaux. Les deux soeurs de Dans la forêt déclinent ce duo fragile de l’écriture et de la transe. Je remercie leur auteure pour son rêveur From my Berth on the Good Ship Pandemonium. En ces temps de troubles et de violences, j’aimerais la retrouver dans cette forêt des Ardennes dont Shakespeare ouvrait l’asile à tous les exilés de Comme il vous plaira — et je lui dirais alors, comme Roland à Rosalinde qui n’est pas encore un homme : « Hereafter, in a better world than this, I should desire more love and knowledge of you. »