Cela n’aura pas échappé aux lecteurs de Diacritik : le patron de Tesla, SpaceX et Neuralink a récemment émis l’hypothèse que le langage humain pourrait bien devenir obsolète dans les cinq années à venir. Dans le même temps, des robots envahissent le quotidien et tendent à militariser l’espace public. Nous avons souhaité recueillir dans un grand entretien la pensée de Valentin Retz, écrivain et co-animateur de la revue Ligne de risque, pour sereinement discuter de ces symptômes modernes et de tenter de les dissoudre grâce à la littérature.
C’est un grand espace naturel calme et lumineux. Une forme métallique peinte en jaune et noir entre en scène sur la gauche. Les images mises en ligne récemment par le journal Singapourien Strait Times semblent extraites d’une fiction d’anticipation comme il en existe des dizaines : Spot, un robot à la forme d’un chien s’avance dans le grand parc Bishan-Ang Mo Kio. Il est envoyé là par la police pour faire respecter les distances entre les corps des promeneurs dans l’étonnant quotidien post-COVID 19. Il s’agit d’un animal-machine crée par la société américaine Boston Dynamics, celle-là même qui avait inventé les créatures quasi jumelles de la série de Howard Overman, La guerre des mondes.

Ce truc froid et débile marche sur quatre pattes fines dirigées par les images de son cerveau-caméra. Au bout de quelques secondes, il s’arrête. On imagine que cette tête chercheuse prend une décision fixe : plus rien ne pourra la stopper dans la suite de son parcours. En effet, quand la machine se relance, c’est une bête sûre de sa mission qui traverse l’allée du parc. Bien sûr, la technologie ne pense pas, elle avance. Elle semble même faire fi de son propre poids puisque ses quelques kilos de fer et de composants trottent maintenant à fière allure, comme dans l’onde d’une parade festive. D’ailleurs un photographe, bientôt rejoint par un caméraman, se presse pour immortaliser le moment. On recule devant elle en imaginant quelle sera sa trajectoire pour trouver le meilleur angle et réaliser le plus beau cliché possible. On semble faire allégeance à cette apparition futuriste dans ce lieu si clair et si silencieux. On lui laisse toute la place : ce n’est même plus une star, c’est l’arrivée d’un nouveau petit dieu. Sur un banc au premier plan, deux femmes regardent le robot filer juste derrière elles, sans broncher. L’une d’entre elles se lève et part dans un réflexe. Comme elle vient d’entendre un message diffusé par ce chien spécial, elle doit culpabiliser d’être là et de se prélasser au soleil. Tout cela, tout ce temps assise dans la détente, c’est bien fini. Un joggeur approche dans le fond entre deux allées d’arbres, tee-shirt orange fluorescent et foulées rapides. Ce type qui court circule parce qu’il estime qu’il n’y a rien à voir. Il ne prête presque pas attention au robot, il a d’ailleurs déjà accepté de le contourner comme un obstacle mineur.
Ces images ne sont pas anodines. Elles célèbrent la victoire finale de la cybernétique et l’acceptation définitive de son empire : de fait, cette ahurissante technologie de surveillance était endormie, en gestation silencieuse, lovée délicatement dans le réseau du COVID-19. Elle hibernait tranquillement dans le pack terrifiant d’un virus bien installé sur la surface du globe. Maintenant que nous soulevons par millions la cloche du déconfinement et que nous découvrons le pire, serons-nous capables de nous réveiller à notre tour ? Tout ce qui s’avançait se tient désormais sous notre nez dans une sordidité débridée.
Voilà Elon Musk qui donc voit son projet de disparition du langage prendre consistance. Pas avare en saillie humoristique, il précise qu’on pourrait tout de même continuer à en avoir besoin « pour des raisons sentimentales ». Implanter une puce dans le cerveau d’un être humain ? Possible dans les prochains mois mais « en prenant toutes les précautions ». Dès lors, plus besoin de parler. Car voilà le véritable but de Musk et de ses avatars : mettre fin à la parole, trop accessoire, sans intérêt, dépassée. Vos mots, vos sons, vos sensations et la possibilité multiple de les poser sur des couleurs, des nuances, des désirs ? Plus besoin, pas pertinents, obsolètes. On vous accordera à peine un peu de sentimentalité et on vous fournira au besoin toute la mauvaise littérature pour l’exprimer. Bon. Vous souhaitez préciser que vous tenez à votre être, à des vues poétiques et des concepts intellectuels dépassés ? Vous n’avez vraiment rien compris : on vous dit qu’on peut sauver des gens malades et si vous patientez encore quelques décennies, on s’engage même à vous épargner – c’est promis – le saut dans la mort. Plus vraiment de mort, vous comprenez l’enjeu, le but, l’objectif ? Non ? Vous êtes pénible. Irrécupérable. On ne peut plus rien pour vous, le mieux serait que vous nous laissiez travailler en paix pour l’avenir de l’humanité.
J’en étais là (et las) d’une paranoïa toute lucide quand j’ai lu un texte de Valentin Retz sur un blog. La lecture de ses romans Grand Art (2008), Double (2010) et Noir parfait (2015) parus chez Gallimard m’avaient bouleversé. Leur érudition et leur style poussaient vers une spiritualité inattendue, pratique, réelle.
Il me fallait absolument l’entendre pour m’assurer que bien que la Technique se croit seule, il y avait toujours quelqu’un.
Vous venez de publier dans l’excellent blog de Fabien Ribéry “L’intervalle” un texte intitulé “Extraire le soleil de sa couronne”. Vous y contez le quotidien de la période récente et coupez l’idée selon laquelle ces semaines spéciales pourraient apporter une lumière. Vous écrivez : « N’en déplaise à ceux qui voudraient voir, dans ce temps retrouvé, une occasion de rouvrir les grandes œuvres littéraires, à l’heure du confinement, ni la lecture, ni la patience, ni les longues plages méditatives n’empêcheront la mainmise de la cybernétique sur les cœurs et les têtes. » Assiste-t-on à une accélération de cette emprise ?
Dans le texte que vous évoquez, je remarque en passant que la crise liée au Covid-19 intervient après la généralisation du paiement sans contact. Depuis deux ans, en effet, telle une supplique au dieu argent, on entend partout dans les commerces ce même dialogue surréaliste : « Sans contact ? Sans contact. » À l’heure où la « distanciation sociale » s’impose à tous, il est étrange de constater que le réel nous a comblés ; nous, qui lui demandons sans relâche, à travers la 4G, internet et les appareils connectés de pouvoir nous atteindre sans devoir nous toucher.
Cela donne une idée, me semble-t-il, de l’orientation collective qui va s’imposer après le confinement. Certes, depuis deux mois, on assiste à de nombreuses déclarations tendant à critiquer la globalisation, et notamment le fantasme d’« illimitation » qui en est au principe. Les souverainistes prônent un meilleur contrôle des frontières et le rapatriement des productions stratégiques. Les écologistes recommandent le passage à une économie plus locale, seul gage d’une production respectueuse des enjeux climatiques. Les philosophes dénoncent l’hybris capitaliste qui se propose de tout atteindre, tout maîtriser, de sorte que rien n’échappe à la main du marché. Etc. Pourtant, ce serait une grave erreur d’imaginer que nous en ayons terminé avec l’illimité.
Au contraire, nous entrons dans la version 3.0 du phénomène ; celle qui va nous happer à l’intérieur des territoires illimités du Virtuel. De fait, jamais on n’a passé autant de temps devant les écrans, que cela soit pour télétravailler, subir un enseignement à distance, commander tout et rien sur Amazon ; et il n’est plus aucun problème dont la réponse ne se décline via je ne sais quelle application. Qu’on pense à StopCovid, qui propose de nous fliquer sur la base du volontariat ; ou encore à Google et Apple, qui ont offert gracieusement de nous « dataïser » à mort pour mieux nous sauver de nous-mêmes.
« Cap au pire », disait Beckett. Eh bien, voilà, on y est. Le Dispositif avec un grand D, celui qui agence continûment les êtres et les choses, va encore envahir notre espace. Et le pseudo-chien Spot, que vous évoquiez en introduction, n’en est qu’une des premières illustrations. Bientôt, des drones autonomes délivreront ces paquets si précieux qui nous font croire, le clic au doigt, qu’aucune richesse de la planète n’échappera plus à notre emprise. Bientôt, des nanorobots coloniseront sang et organes pour surveillernotre santé en temps réel. Bientôt, des implants envahiront notre cerveau pour nous donner l’illusion de voyager dans le cyberespace. Et comme disait Thomas Bernhard, si nous continuons sur cette voie, « il n’y aura bientôt plus un trou pour se cacher ».
Comment entendre les mots d’Elon Musk qui explique que l’on pourrait bien voir une disparition quasi totale du langage humain dans les prochaines années ? N’est-ce pas une attaque frontale contre la matière même de l’écrivain ?
L’idéologie transhumaniste, dont Musk est l’un des sectateurs les plus corrosifs, fait fond sur une conception du langage largement partagée. De fait, aujourd’hui, beaucoup regardent celui-ci comme un simple instrument. À ce titre, sa fonction consisterait uniquement à communiquer des informations,transmettre des ordres et exprimer le for intérieur des individus.Pour les plus extrémistes, il est donc naturel de réduire le langage à une technique de l’information, que la cybernétique pourra facilement agencer avec d’autres données, telles que le trafic routier, les fluctuations boursières ou le comportement alimentaire des pangolins.
Pas étonnant qu’avec un tel point départ un magnat comme Musk projette de greffer un implant dans le cerveau humain pour collecter des informations, qui lui donneront tout pouvoir. Naturellement, une telle proposition tient de l’effet d’annonce. Cependant, le cauchemar, qu’elle se promet de mettre en place pour nous « améliorer », exprime la volonté de domination propre à la technique. Dernièrement, j’ai lu Le club des tueurs de lettres de Kryzanowski, un romancier de la période stalinienne. On y découvre le scientifique nommé Tutus, dont les travaux permettent de rattacherà un contrôle extérieur « tous les principaux muscles reliés au système centrifuge du cerveau ». Littérature et prophétie marchent ici main dans la main.
Inutile de préciser que le travail de l’écrivain n’a rien à voir avec cette recherche de puissance qui s’emploie aujourd’hui à rabattre le langage au niveau de ses calculs. Wittgenstein, qui écrivait : « les limites de ma langue sont les limites de mon monde », avait clairement identifié le cercle infernal à l’intérieur duquel les transhumanistes veulent désormais boucler l’humanité. Et un poète comme Ezra Pound, malgré ses délires politiques, avait perçu à son époque la méchanceté qui se tramait d’ores et déjà à l’encontre du langage ; lui opposant ses Cantos avec l’idée que ceux-ci ouvriraient une voie d’accès vers l’au-delà du monde. Car le langage n’est pas un vulgaire composant, qu’on pourrait mettre en série avec n’importe quel autre. Quelqu’un comme Proust, par exemple, lui reconnaissait à la fois d’être la source et l’élément du temps. Et d’ailleurs, les mystiques ont toujours considéré qu’il précédait le réel, qu’il en était la condition de possibilité. Autrement dit, qu’il ne cessait d’interrompre la continuité même du monde, et que c’était pour cette raison qu’il y avait un monde.

Si les visées cybernétiques s’imposent autant et qu’elles sont si évidentes désormais, comment les contrer ? Tout en effet semble se mettre en place pour que nous allions vers plus de technique, plus de réseau, plus de contrôle. Dans la scène dont je parle à Singapour, le type qui court à côté du robot est le symbole d’une inertie totale que rien ne pourra plus diluer.
Je ne vois guère de moyen de contrer l’effort de toute une civilisation, fondée sur la soif de profits, l’innovation technique et la compétition économique. Par ailleurs, la situation que nous vivons s’inscrit dans une continuité historique qui remonte à la naissance des Temps modernes ; entreprise qui, je le rappelle, a conduit aux tranchées de la Grande Guerre, aux camps d’extermination et à la bombe atomique. La cybernétique, inventée par Norbert Winner, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, ne vient donc pas de nulle part.
Néanmoins, si l’on envisage le langage autrement que sur un mode utilitariste, si l’on accepte de se laisser guider par lui, il est possible de découvrir une sagesse qui déborde tous les discours ; et qui nous fait entrer dans un nouveau rapport avec la vie. Un écrivain comme Hofmannsthal l’avait très bien compris, qui, dans la Lettre de Lord Chandos, raconte la découverte d’une langue en excès vis-à-vis de tous les calculs ; et en particulier des calculs scientifiques. « Une langue, dit-il, dans laquelle les choses muettes me parlent, et dans laquelle peut-être je me justifierai un jour dans ma tombe devant un juge inconnu. »
Par les temps qui courent, je me rends bien compte qu’il paraît dérisoire d’opposer le langage à la puissance qui ravage la nature et incline à nous encager tous. Seulement, de la même manière que le monde ne se complète pas lui-même, cette puissance cybernétique est incapable de rendre compte du registre de parole qui la fonde. Rappelons-nous que les mathématiques ne sont qu’un jeu de langage. Le logicien Gödel a d’ailleurs établi, avec le théorème d’incomplétude, que l’arithmétique s’appuie sur des axiomes indémontrables. Ainsi, malgré les conceptions qui voudraient réduire la réalité à un chiffrage, la parole échappe radicalement aux ingénieurs et aux savants. Source de toute innovation, son mystère ne se laisse pas problématiser. Voilà pourquoi les grandes traditions spirituelles ont toujours mis le langage au centre de leur spéculation. Jusqu’au christianisme qui annonce que le Verbe lui-même s’est incarné pour opérer une brèche dans la mort, le Christ vainquant par sa Résurrection le verrouillage dans lequel s’abîmaient tous les hommes.
Qu’on veuille nous ravir le langage, ou simplement nous faire croire que c’est possible, devrait nous renseigner sur le caractère criminel de ceux qui machinent ce genre de projet. Mais : « Don’t panic », ai-je envie de dire, pour reprendre la phrase que Musk a fait inscrire sur la voiture Tesla qu’on a récemment envoyée dans l’espace. Le langage a plus d’un tour dans son sac, et ceux qui l’abandonneront au profit de je ne sais quel implant pourraient bien se retrouver Gros-Jean comme devant.
Il y a quelques semaines la cinéaste Johanna Pauline Maier a mis en ligne le film « Tout est accompli (cheminement d’une voix qui se réveille) ». Avec Yannick Haenel et François Meyronnis, vous y improvisez face caméra sur les thèmes de l’ouvrage que vous avez écrit ensemble et qui est paru l’année dernière chez Grasset.
Cette déclinaison en images, très originale dans sa forme, répond à l’écriture à trois mains comme à la vie de la revue Ligne de risque qui existe depuis 1997 et que vous avez rejoint en 2015. Comment est née l’idée d’un film quand l’écriture et les mots sont l’horizon habituel ?
Notre livre, Tout est accompli, rassemble trois écrivains, donc trois rapports avec l’écriture. Pourtant, une seule voix s’y fait entendre, fruit de la circulation de notre parole à chacun. On nous a souvent demandé comment nous avions écrit à six mains. Le film est une manière de répondre à cette interrogation. Je crois aussi qu’on y perçoit la forte amitié qui nous lie. La cinéaste Johanna Pauline Maier s’est beaucoup investie dans ce projet, et je la remercie chaleureusement.
Le concept central du livre, s’il est possible de l’aborder ainsi, est le Dispositif. Le système total qui régit l’organisation du monde moderne sous l’immense coupe de la cybernétique et du projet transhumaniste. Comment se sont imposés ce mot et sa majuscule si inquiétante ? Vous le décrivez comme une “anti-assomption”, comme le processus d’une “dé-création”.
Nous avons appelé Dispositif, l’instance qui régente ce qui existe à partir du Virtuel. Dépourvu de centre, c’est un système où tout s’agence continuellement. Celui-ci règne sur la planète grâce à l’interconnexion des réseaux numériques, et rien n’échappe à son agencement — aucun être, aucune chose, aucun endroit, aucune temporalité. Avec le Dispositif, tout se vaut ; jusqu’aux pensées, aux émotions, qu’on n’envisage plus que comme des éléments agençables par le biais des algorithmes. Ainsi les sociétés sont-elles coiffées par une nouvelle dimension, qui leur ravit le mouvement même de leur histoire ; et quant aux hommes, ils deviennent les rouages d’un fonctionnement qui leur échappe. Dans cette nouvelle configuration, chacun se voit donc réduit à une variable noyée dans le flux des données. Autant dire, à moins que rien. Et ainsi s’accomplit la formule que Robbe-Grillet a pu lire dans un camp de travail nazi : « Tu n’es qu’un numéro, et ton numéro, c’est zéro ».
En un sens, la notion de Dispositif prolonge les réflexions de Heidegger à propos de la technique moderne, dont il pense l’emprise planétaire sous le vocable de Machenschaft ; ce qu’on peut traduire par : « machination ». Ce qui est latent, on l’oblige à se manifester pour en tirer avantage et, ce faisant, on l’encadre dans des procédures. C’est ce que médite Agamben dans un petit livre intitulé : Qu’est-ce qu’un dispositif ?
Et c’est ce dont s’émerveille un « dataïste » comme Alizart, dans son Informatique céleste.
Toutefois, l’instance désignée par le mot Dispositif, et qui nous tient dans l’ombre de sa majuscule, ne se laisse pas réduire à la simple considération de la technique. De manière inattendue, on rejoint avec elle une perspective religieuse. En effet, la puissance qui cherche à advenir, notamment par l’entremise des ingénieurs de la Silicon Valley, n’est rien moins qu’un dieu immanent, qui émergerait à partir des connexions réticulées. Ce que les transhumanistes, prêtres autoproclamés de ce nouveau culte, nomment : « la Singularité ». Cette entité à moitié physique et à moitié spirituelle, capable d’emprisonner le monde dans sa simulation, un visionnaire tel que Philip K. Dick en a donné un aperçu dans le roman SIVA, premier volet de sa trilogie divine.
Mais les transhumanistes ne se voient pas seulement en desservant du dieu méchant qui vient vers nous. Non, ils se rêvent également en tueurs de la mort ; une citadelle qu’ils se proposent d’enlever d’assaut dans les années à venir. Pour Ray Kurzweil, directeur de l’ingénierie chez Google, la conscience de l’être parlant ressemble à la mémoire d’un ordinateur. Il a donc imaginé d’« implémenter » notre esprit sur des supports remplaçables à volonté. Selon lui, en stockant tout au long de notre vie un maximum de données, on pourrait fabriquer un clone virtuel de nous-mêmes. Lorsque la mort nous lorgnerait d’un peu trop près, il suffirait ainsi de substituer cette copie à l’original, avec l’espoir que les deux coïncident. Or, dans le catholicisme, on dit que la Vierge Marie connaît une « assomption », parce que son corps et son âme ressuscités sont « élevés à la gloire céleste ». Sous la houlette de Kurzweil, ce qui se cherche renvoie donc à une anti-assomption. Car s’il y a bien « élévation » vers le Dispositif, celle-ci ne se produit qu’au préjudice du corps et de l’âme. On touche ici à une décréation.

Votre œuvre, tout comme les derniers numéros de Ligne de risque, témoignent du brasillement de la grande connaissance des textes sacrés judéo-chrétiens. Toujours dans le texte du blog l’Intervalle vous précisez : “On n’a plus l’habitude de lire une crise avec des lunettes spirituelles, encore moins religieuses. Pourtant, depuis un an exactement, le vieux substrat biblique, dans lequel s’enracine une nation comme la France, ne cesse de faire retour sur le devant de la scène.” C’est un point important de votre pensée : l’histoire profane serait enroulée dans l’histoire sacrée. Toutes deux se répondraient ?
La parole, dont Musk aimerait nous délester, la Bible la présente comme une force créatrice indépassable. Dans le premier chapitre du livre de la Genèse, c’est par dix paroles que Dieu appelle à l’existence les éléments du monde. Ainsi la parole est-elle avant les choses. De plus, au chapitre suivant, on voit Adam, le premier homme, nommer les créatures dans le jardin d’Éden. Cela signifie à l’évidence qu’il possède quelque chose du pouvoir créateur de la parole. Par ailleurs, jusqu’à récemment, on reconnaissait dans le langage des jeux de correspondances et de métamorphoses, des sympathies, des antipathies, des analogies, des convenances, bref, des opérateurs prêtant à une herméneutique. Dans une perspective spirituelle, on estime donc qu’il est licite d’appliquer cette herméneutique non seulement aux choses, mais aussi à l’histoire.
Les scribes, qui ont écrit l’Ancien et le Nouveau Testament, n’ont pas procédé autrement ; eux qui ont produit textes et interprétations à partir des réseaux de signes qu’ils avaient relevés dans l’écheveau des événements. Installant un dialogue avec le Créateur du ciel et de la terre via le miroir du monde, ce qu’on nomme : « une alliance », ils ont ainsi prophétisé sur le mouvement qui emporte l’humanité jusqu’à la consommation de son histoire. L’étonnant, c’est qu’en prêtant attention aux grandes dates de l’histoire profane, notamment celles des trois derniers siècles, on entrevoie des intersignes qui renvoient continûment à l’histoire relatée dans la Bible.
Je pense, par exemple, à un épisode qui rapproche le procès de Nuremberg et le livre d’Esther. Dans celui-ci, Haman, le Premier ministre de l’Empire perse, procède à une tentative d’extermination d’Israël, qui échouera in extremis ; le dignitaire et ses dix fils se retrouvant pendus au gibet qu’on avait dressé pour les juifs. Or, à Nuremberg, on a exécuté dix responsables nazis. Avant de mourir, Julius Streicher, l’un des futurs pendus, les a d’ailleurs comparés aux dix fils de Haman. Et au moment où on lui passait la corde au cou, il s’est exclamé : « Pourim fest 1946 », faisant le lien avec la fête juive de Pourim qui célèbre chaque année la défaite de Haman.
Dans le film vous dites que “Le salut ne fait pas l’économie de son inversion.” Ce déroulé de l’Histoire est-il donc à considérer comme les rubans de Moebius chers à Jacques Lacan et qui n’ont ni bord ni envers ?
Lorsqu’on s’applique à lire l’histoire avec des lunettes spirituelles, on peut remarquer que les promesses des prophètes juifs sont en train d’advenir. Mais, chose extraordinaire, elles adviennent à l’envers. Par exemple, le fait qu’aujourd’hui la technoscience s’impose à la planète sous l’égide du Dispositif renvoie paradoxalement à la proclamation que Paul et Barnabé font dans les Actes des apôtres : « C’est le commandement que le Seigneur nous a donné : J’ai fait de toi la lumière des nations pour que, grâce à toi, le salut parvienne jusqu’aux extrémités de la terre ».
Bien sûr, ces paroles se rapportent à l’annonce de la victoire du Christ sur la mort. Seulement, lorsqu’on fait une généalogie de la science moderne, on voit de quelle manière cette vocation se renverse avec l’avènement de la cybernétique. Tout comme Olivier Rey, je pense que la science galiléenne s’est construite en miroir avec l’Église ; lui disputant la notion d’universel. Pour la première, l’universel se fonde sur une compréhension mathématique du réel ; tout se ramenant, en dernier ressort, à des mesures et des calculs. Pour la seconde, en revanche, l’universel s’appuie sur l’impossible même, à savoir l’Incarnation du Fils de Dieu, sa Passion et sa Résurrection.
Je m’amuse de constater que Galilée et Descartes ont effectué,en 1624, un pèlerinage à Notre-Dame-de-Lorette. Selon la tradition, ce sanctuaire abrite la Maison de la Vierge, là où le Verbe s’est fait chair. Quand les deux hommes se rendent à Lorette avec l’idée de recommander à Dieu leur entreprise scientifique, ils enracinent donc celle-ci dans un lieu ordonné à l’impossible. Mais ce qu’ils mettent en œuvre ressortit à une autre cohérence, qui se dévoile aujourd’hui avec le Dispositif.
Je ne sais pas si cette imbrication renvoie à un ruban de Moebius. En tout cas, on voit maintenant de quelle manière le danger s’enroule dans l’indemne. Et c’est une bonne nouvelle. Car, bien que l’idéologie courante voudrait nous enfermer dans la tristesse et le nihilisme, faisant de nous des êtres indifférents à toute vie, et d’abord à la nôtre, il demeure toujours possible de se tourner vers la parole ; celle qui a déjà remporté la victoire, et dont le Dispositif n’est que l’ombre funeste. Une singerie maléfique.
Pour suivre la même idée, vous esquissez – toujours dans une intervention du film – une très belle définition de la littérature comme “remontée à travers la parole”. Musk, toujours lui, vient apparemment de nommer son fils nouveau-né “ X Æ A-12 ”. C’est la plus grande obstruction à la parole que l’on puisse imaginer. Comment remonter à travers elle, comment retrouver son nom quand des chiffres et des lettres incongrues constituent son propre nom ?
Avant toute chose, je me demande par quel biais les parents tortionnaires de ce bébé ont obtenu de la Californie qu’elle enregistre un prénom si inhumain à l’état civil. Est-ce qu’on peut tout acheter lorsqu’on est milliardaire ?De plus, je note que, si Musk est capable de mutiler son propre fils de cette manière, cela nous donne une idée de ce qu’il est prêt à faire subir aux gens qui ne font pas partie de sa famille. Mais je ne sais pas ce qui est le plus glaçant : les délires de cet homme, ou bien ceux de l’époque auxquels il semble si ajusté ?
Il est clair qu’avec un tel handicap, l’enfant aura besoin de toutes les ressources de la littérature pour s’élever à la grâce d’être né. Car il appartient à la littérature de traverser le mal. Partant de ce qui est blessé, celle-ci remonte vers le cœur du langage, dont les traditions juives et chrétiennes peuvent nous aider à dresser une certaine cartographie. Les sages d’Israël perçoivent quatre étagements principaux dans le langage, tous imbriqués l’un dans l’autre : le sens littéral ; le sens allusif ; le sens allégorique ; et le sens secret ou mystique. Quant aux Pères de l’Église, ils reconnaissent dans les différents barreaux de cette échelle langagière le corps, l’âme et l’esprit même du Ressuscité. Ainsi, à travers tous les jeux de métamorphose qu’elle produit, la littérature n’est rien moins qu’une ascension hors du monde. Autrement dit,un accès à l’indemne ;ce point qui échappe à tous les conditionnements. Cependant, celui-ci n’est jamais atteint une fois pour toutes. Et la littérature opère tel un balancier, oscillant sans arrêt de ce qui est blessé à ce qui sauve ; et vice-versa. Voilà pourquoi lecteurs et écrivains possèdent un véritable ministère prophétique. Souhaitons qu’X Æ A-12 s’y ouvre un jour à sa manière, et qu’il rejoigne ce que Rimbaud appelle : la « vie vivante ».
• Les romans de Valentin Retz, Grand Art (2008), Double (2010) et Noir parfait (2015), sont disponibles aux éditions Gallimard, collection l’Infini.
• Tout est accompli, Yannick Haenel, François Meyronnis et Valentin Retz, Grasset 2019. Lire ici l’article (et entretien) d’Arnaud Jamin.
• Le film de Johanna Pauline Maier « Tout est accompli » (cheminement d’une voix qui se réveille) » est disponible sur la chaîne de la revue Ligne de risque.