Alors que les modalités de la mise en œuvre de l’application StopCovid entrent en discussion au Parlement et que les possibilités qu’elle ouvre posent des questions capitales, nous avons voulu donner la parole à un spécialiste des dispositifs numériques modernes. Olivier Tesquet, journaliste à Télérama, est l’auteur du livre À la trace, Enquête sur les nouveaux territoires de la surveillance, disponible aux éditions Premier Parallèle. Cartographe et historien du monde contemporain, son ouvrage comme sa parole tiennent de l’alerte essentielle.
Comment en êtes-vous venu à vous intéresser de près aux dispositifs de surveillance, jusqu’à faire paraître À la trace en janvier 2020 ?
J’ai commencé par travailler sur les questions numériques au sens un peu large et comme j’ai fait des études de géopolitique, les luttes de pouvoir dans ces territoires m’intéressaient beaucoup. J’ai débuté à un moment où on observait la queue de comète des grandes utopies numériques, celles des réseaux sociaux libérateurs, des printemps arabes numérisés, de Wikileaks… mais assez vite vers 2011-2012, on a commencé à sentir une mutation, une reprise en main de ces outils-là, d’abord par les états autoritaires, puis par des démocraties libérales. Ils sont tout à coup venus servir un tout autre type d’objectif. Quand l’affaire Edward Snowden a éclaté en 2013, ça n’a fait que renforcer la nécessité d’une cartographie exhaustive des dispositifs de surveillance, des entreprises et des États qui les mettent en œuvre.

Le 17 mars dernier à 10h55, un texto provenant de “GOUVFR” a été envoyé à l’ensemble des possesseurs de téléphones portables français pour leur rappeler les premières mesures de confinement. Cet envoi groupé inédit est probablement légal, mais pour certains ce fut une surprise. Aujourd’hui plus personne n’en parle car au final cela peut apparaître comme une forme banale d’information. Le téléphone est-il le point nodal de la surveillance aujourd’hui ?
J’étais déjà assez persuadé que le téléphone était l’unité de mesure de nos vies. Dans le livre je fais d’ailleurs un parallèle historique entre l’utilisation de la montre dans l’Angleterre industrielle et celle du téléphone dans notre société actuelle. C’est un signe d’autonomie mais aussi – en ce moment plus que jamais – une balise qu’on porte sur soi et qui permet de suivre nos faits et gestes à la trace.
On voit bien qu’aujourd’hui dans la réponse politique à la crise sanitaire, on se préoccupe finalement bien plus de suivre des téléphones que des individus. Quand on voit la prééminence du débat autour de l’application StopCovid, on mesure à quel point — dans le contexte actuel qui est celui d’une immobilisation dans le temps et dans l’espace, c’est à dire une expérience quasi-carcérale — le téléphone est à la fois notre point de contact vers l’extérieur mais aussi la monnaie d’échange de notre remise en circulation dans l’espace public. Car ce qui se dessine actuellement, même si les modalités exactes restent à définir, c’est un déconfinement en échange d’un contrôle des corps. Dans ce contexte, même si le gouvernement répète qu’une application n’est qu’une brique dans une stratégie plus globale, le téléphone signe son caractère central : il était déjà le prolongement de notre main ; il vient désormais se fondre en nous.
Quelles sont les évolutions techniques qui sont apparues ou ont pris une ampleur nouvelle dans la crise que nous vivons avec le coronavirus ?
L’utilisation du Bluetooth à des fins de suivi des interactions sociales dans le cadre d’enquêtes épidémiologiques est une nouveauté. Une cryptologue me disait récemment que c’était un peu flou puisqu’il n’a pas été conçu à cet effet. Mais au delà d’arguments strictement techniques, j’ai plutôt l’impression d’une irruption de nouveaux modes de surveillance. On a face à nous une généralisation de dynamiques qui étaient déjà à l’œuvre et ce qui me frappe par exemple, c’est la banalisation des drones dans le ciel de nos villes, qui à la faveur de cette crise sont en train de devenir un élément stable de la manière dont on organise les missions de police au quotidien. En ce moment, on s’en sert pour contrôler le respect du confinement. On est dans un moment normalisateur. Mais de la même manière qu’on a généralisé dans le passé l’utilisation des caméras de surveillance, c’est le même chemin pour les drones et j’imagine d’ailleurs mal ces machines être “mises au sol” à la fin de l’épidémie.

On assiste à une autre banalisation, celle d’un certain nombre de dispositifs jusqu’ici réservés aux forces de police ou aux services de renseignement. Je pense à ce qui se passe en Israël, où on a un exemple très intéressant mais très effrayant d’un gouvernement, celui de Netanyahu, qui plus que n’importe quel autre assume de mobiliser un programme de surveillance clandestin censé prévenir les attentats-suicides en le réorientant vers la lutte contre le virus. Le tout dans un projet de coopération avec la sulfureuse entreprise israélienne NSO, qui écoule le reste de l’année des logiciels espions auprès de régimes autoritaires afin de surveiller des opposants politiques ou des journalistes. Et c’est cette société qu’Israël veut charger de calculer un score de risque, pour chaque individu.

On assiste ainsi à un glissement inquiétant, d’un univers policier vers un monde sanitaire avec des acteurs qui restent d’ailleurs parfois les mêmes. D’autre part, on normalise un certain mode de gouvernance fondé sur les données. On a beaucoup parlé ces derniers mois du fameux crédit social chinois, à juste titre, puisque c’est une véritable expérience de société. À la faveur de cette crise, le régime en a profité pour muscler le système en ajoutant un nouveau paramètre, celui de la contagiosité, matérialisé sous la forme d’un code couleur, vert, orange ou rouge, transmis à la police afin d’ordonner encore un peu plus la place des individus dans l’espace public et d’orienter plus finement leurs conduites. On a beau ériger la Chine en repoussoir, quand je vois le projet de certaines start-ups qui proposent des données et des indicateurs en tous genres afin de bâtir des “cartes de chaleur” mesurant le respect du confinement afin de piloter l’action publique, je ne suis pas sûr que l’on soit totalement immunisés en France contre ce type de dérives. Du reste, on ne sait généralement pas d’où proviennent les informations des applications qui fournissent ces données, ni si les utilisateurs ont donné leur consentement. Pourtant, ces données produisent un discours politique. Il fallait voir le maire de Charleville-Mézières appeler publiquement à la mobilisation de l’armée pour faire mieux respecter le confinement quand il a vu son département apparaître en rouge sur une telle carte…
Aujourd’hui on est passé d’une France « en guerre » contre un ennemi invisible – le terrorisme – à une France « en guerre » contre un autre ennemi invisible, le coronavirus. Cette rhétorique guerrière choisie par le pouvoir a des effets : on ne calcule désormais plus le risque de trouble à l’ordre public, qui semble n’être plus la première préoccupation des gouvernants, mais on essaye plutôt de quantifier le risque de trouble à l’ordre sanitaire. La crise en cours accentue la tentation d’un classement permanent des individus.
Vous avez rappelé dans un tweet récent la virevolte de Christophe Castaner qui, interrogé le 27 mars sur le tracking, expliquait « Ce n’est pas la culture française » mais il annonçait le 5 avril « [Si le tracking permet] de lutter contre le virus et s’il respecte nos libertés, ce sera un outil retenu et soutenu ». N’y a-t-il pas là un formidable mensonge dans les intentions ? Ne pouvait-on pas entendre dès le départ « Ce n’est pas encore la culture française, mais nous allons y arriver » ?
L’exécutif a plusieurs fois changé d’avis depuis le début de la crise. Récemment Gilles Legendre (Président du Groupe La République en Marche à l’Assemblée nationale NDLR) disait que le vote sur l’application StopCovid était superflu, avant de rétropédaler le lendemain. Il y a beaucoup de tâtonnements qui traduisent une certaine prudence du pouvoir sur ces questions-là. Il y a à la fois une certaine lenteur, des études, des commissions, mais aussi un entêtement à vouloir construire un outil dont l’efficacité n’est absolument pas garantie, et qui devrait être extrêmement secondaire par rapport à la nécessaire mobilisation de moyens humains, rappelée par Jean-François Delfraissy, le président du conseil scientifique, lors d’une audition devant le Sénat.
Ce qui me gênait un peu dans la première prise de parole de Castaner, bien qu’il n’ait pas été le seul, c’était son côté ethnocentriste. Nous serions les latins indisciplinés face aux asiatiques obéissants. Nous avons pourtant un contrôle très policier du confinement, qui traduit une approche invariablement sécuritaire : c’est peut-être ça la culture française.
Comment se met en place le cadre légal pour une arrivée de l’application StopCovid ?
Dès le début, la CNIL a été sollicitée pour s’exprimer sur le partenariat entre Orange et l’INSERM pour l’exploitation de données anonymes afin de modéliser l’évolution de l’épidémie. Avec elles, on a découvert que deux millions de franciliens avaient quitté la capitale pour aller se confiner ailleurs, et les parisiens sont devenus les cancres de la classe. À ce moment là, la Commission a rappelé qu’il faudrait passer par la loi dans l’hypothèse d’une collecte plus individualisée. C’est aussi la raison pour laquelle le gouvernement insiste sur l’enrôlement volontaire dans l’application. Mais cette notion pose problème pour plusieurs raisons : des chercheurs d’Oxford estiment qu’un dispositif de ce type pourrait être efficace à condition d’être téléchargé par au moins 60% de la population ; la CNIL, qui a rendu un avis sur StopCovid dimanche 26 avril, n’est pas très claire sur la nécessité absolue du consentement face à l’impératif sanitaire dérogatoire ; enfin, le risque de discrimination contre les personnes qui refuseraient de l’utiliser est réel. À cet égard, le cas de l’application italienne, Immuni, montre qu’on peut subordonner la liberté de circulation à l’utilisation de cet outil numérique.
À la veille d’un débat parlementaire qui devrait dépasser la simple question du traçage pour évoquer la stratégie globale de déconfinement, il faut rappeler ceci : non seulement une application n’a aucun intérêt si on ne généralise pas les masques, les tests, ou le suivi humain des malades, mais elle peut être dangereuse, bien plus longtemps que l’épidémie en cours.
Le discours ambiant donne la part belle à une fascination engendrée par la technologie et les images des grandes villes devenues fantômes, celles des animaux qui se réapproprient l’espace urbain sont d’ailleurs elles-mêmes tournées par des drones, objets éloignés de la science fiction pour devenir bien contemporains, très réels. On a l’impression que l’on est dans un cercle où tout se met en place pour la victoire de la technique. Comme si les procédés de surveillance prenaient appui sur le virus et sur la détresse des gens pour sauter toujours plus loin. Est-ce que le coronavirus va former une accélération dans le phénomène d’emprise de la technique sur la société ?
Nous sommes dans un moment foucaldien de l’Histoire, en ce sens qu’en temps de pandémie, on gouverne les corps avant de s’intéresser aux individus. Mais ce retour au premier plan de la biopolitique était déjà à l’œuvre. Avant l’irruption du virus, nous étions dans une intense dynamique biométrique. Il suffit de regarder tous les débats que l’on a eus ces derniers mois autour de la reconnaissance faciale, des capteurs, de la militarisation des villes avec cette obsession de la safe city pilotée par ordinateur. À cet égard, je suis très curieux de savoir comment s’articuleront les débats nécessaires autour des ces outils dans les mois et les années qui viennent. Restera-t-il aux démocraties libérales autre chose que la force et la technologie pour gouverner ? Bien souvent, la fuite en avant technologique sert une politique sécuritaire, l’une alimentant l’autre et réciproquement. La continuité, dans ce cercle vicieux, c’est celle du régime d’exception dans lequel nous évoluons, de l’état d’urgence de 2015 à l’état d’urgence sanitaire de 2020.
Quelle réplique est possible dans ce contexte de crise ? Vous évoquez l’importance du langage, des mots, de la parole, pour contrer l’automatisation générale. Mais peut-on être entendu en ce moment quand on essaye de parler d’informations intimes au lieu de données personnelles alors que des discours multiples expliquent que le brassage des données numériques peut sauver des vies ?
Paradoxalement et en essayant de voir le verre à moitié plein, dans une sorte de prophétie auto-réalisatrice, je pense que c’est aussi un excellent moment pour mobiliser le débat le plus large possible autour de ces questions. Pendant longtemps je me suis heurté à des gens qui me disaient : « Je n’ai rien à me reprocher ni à cacher, ça ne me concerne pas ». Tout cela semblait assez lointain, flou. Je donnais toujours l’impression de dépeindre un monde dystopique que l’on n’arrivait pas vraiment à toucher du doigt et que l’on n’habitait pas complètement. Aujourd’hui, on se rend bien compte que toutes les questions que l’on est en train de se poser sur le morcellement de nos libertés, sur l’évolution d’un certain nombre de normes comme le secret médical par exemple, nous concernent tous. On est tous potentiellement des malades, on peut tous être discriminés, assignés à résidence, aujourd’hui ou demain.
Puisque notre intimité est aussi fragile, tout un chacun est vraiment en mesure de comprendre l’enjeu lié au déploiement des technologies de surveillance. Le phénomène d’accélération que je décris est aussi celui d’une mise en lumière. Pour replacer ces dispositifs dans leur cadre socio-technique et pour les situer dans leur environnement, j’ai deux approches : l’Histoire et la géographie, le temps et l’espace. Aujourd’hui, la topographie du territoire est en train d’évoluer, et peut-être disposerons-nous demain d’une meilleure carte pour arpenter ce terrain piégé. Mais il y a du pain sur la planche ! Il faut faire ce travail de recension, d’identification, de comparaison, de confrontation. Cela permet de mieux cerner l’évolution de cette gouvernementalité. Car c’est cela qui se joue : dans quel régime de pouvoir vivons-nous ? Les grandes épidémies ont toujours été de manière rétrospective de merveilleux postes d’observation pour examiner le pouvoir. Quand Foucault travaille sur les épidémies de peste et de lèpre, il montre que ces grandes maladies portent en elles un immense pouvoir normalisateur. Il n’y a pas de raison que ce que nous vivons aujourd’hui fasse exception. C’est même déjà à l’œuvre.
Comment vous organisez-vous pour en quelque sorte surveiller la surveillance ? Votre ouvrage, paru il y a seulement quelques mois, n’est-il pas en train de s’actualiser sans cesse dans votre esprit ?
Complètement. Chaque semaine, de nouvelles officines apparaissent, de nouveaux systèmes se déploient. Ils ouvrent pour moi de nouveaux chapitres, ils délimitent un nouveau périmètre. De mon côté, j’organise une espèce de veille méthodique au quotidien parce qu’elle m’aide à tenir une sorte de comptabilité et à relier ces points pour les examiner de manière systémique. C’est un travail de vigie que j’espère utile. Et puis tout un tas de choses que je décrivais sont en train de se matérialiser, parfois même sous des formes que je n’aurais pas soupçonné. En ce moment, les nouveaux territoires de la surveillance que j’évoque dans le titre de mon livre n’ont jamais été aussi mondiaux, et les frontières, pourtant fermées, n’ont jamais semblé aussi fines. Aujourd’hui, ce qui sépare la France de Singapour, ce qui sépare Singapour de la Chine, ce qui sépare la Chine d’Israël, n’est guère plus épais qu’une feuille de papier à cigarette. C’est la décision politique. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle est notoirement incertaine par les temps qui courent.
Olivier Tesquet, À la trace, Enquête sur les nouveaux territoires de la surveillance, éditions Premier Parallèle, janvier 2020, 268 p., 18 € (9 € 99 en édition numérique).