L’œil de tous : Variations sur Cloverfield (Matt Reeves, 2008)

La mort de Hud

« Tout ce qui est apparaîtra ». (Dies irae)

Pour comprendre pourquoi les vaches regardent passer les trains, il suffit de regarder le comportement d’un troupeau de gnous. Dans le même temps qu’il broute, chaque gnou reste attentif, mais ne fait pas attention au seul indice d’un prédateur coulé dans les herbes hautes. Il est aussi aux aguets de ce que voient tous les autres et réagit au moindre signe que l’un d’entre eux pressent un fauve. La sélection naturelle a inscrit dans son génome cette synchronisation des perceptions singulières comme stimulus-réponse. Son aesthesis est un sens commun, parce que les sens de chaque gnou sont immédiatement reliés au système perceptif des autres et qu’en matière de survie, la loi qui régit le troupeau est celle de l’un pour tous. D’où l’unisson de nos bovins qui, sans avoir jamais connu de prédateur naturel, se tournent d’un seul tenant sur la rumeur d’un train comme une odeur de lionne.

 

Depuis une dizaine d’années, une étrange forme de vie s’est répandue parmi nous (en proie au spectre de quel fauve ?) et nous change en ces animaux pour lesquels l’œil de chacun est aussitôt l’œil de tous. Cette forme de vie nouvelle est le « couplage homme-smartphone » et le quotidien post-humain des nouvelles générations. Le smartphomme (donnons-lui ce nom) passe le plus clair de son temps à prendre tout en photo – lui-même, ses pieds, ses enfants, son animal domestique, ses grimaces à toute sauce, son sexe couché ou debout –, à filmer indistinctement la moindre chose qui lui arrive ou le moindre événement, et à diffuser ces images sur toutes les plateformes. Pour lui, rien n’est plus vécu qui ne puisse être partagé et communiqué à tous comme représentation. Une exigence d’universel traverse son expérience intime. La moindre de ses perceptions doit devenir sens commun et perception collective. Seul à voir, il ne voit rien et ne sait plus rien faire d’autre de son vécu perceptif que d’en filmer l’insignifiance et la transmettre à tout va sur tous les réseaux sociaux.

Je ferai un petit détour pour définir le sens commun que produit la communauté hyperconnectée des smartphommes. Dans une série de conférences prononcées en 1970 à la New School for Social Research, Hannah Arendt démontrait que les fondements de la philosophie politique de Kant se trouvaient, non dans la morale, mais dans l’esthétique kantienne. Plus précisément : dans la réflexion sur le sens commun (Gemeinsinn) développée autour du paragraphe 40 de la Critique de faculté de juger. Dans le jugement de beau se manifesterait cette tendance essentielle à la sociabilité (Geselligkeit) dans laquelle Kant voyait « la fin essentielle de l’humanité ». Le goût s’y détacherait du domaine de la perception et s’y donnerait immédiatement comme « ce sens commun à tous (Gemeinschaftlicher Sinn) qui rend notre sentiment, procédant d’une représentation donnée, comme universellement communicable sans la médiation d’un concept » (§ 40). Quand une chose nous paraît belle, nous ne nous satisfaisons pas d’être seul à l’admirer : il nous faut un consensus et nous doutons du jugement de quiconque n’est pas d’accord. Autrement dit, « le sentiment dans les jugements de goût est supposé de tous pour ainsi dire comme un devoir » (§ 40) et c’est l’existence et les performances d’un tel type de jugement qui mettent l’homme à la merci de la communauté des hommes : « Le beau n’intéresse (empiriquement) que dans la société… Un homme abandonné sur une île déserte ne tenterait pour lui-même d’orner ni sa hutte ni lui-même. » (§ 40). C’est le sens du titre donné au § 40 de la troisième Critique : « Du goût comme d’une sorte de sensus communis », où le goût est défini comme « la faculté de juger a priori de la communicabilité des sentiments qui sont étroitement liés à une représentation ». Dans le jugement esthétique l’existence humaine se donne immédiatement comme existence collective : « Si l’on admet que la sociabilité est nécessaire à l’homme en tant que créature destinée à vivre en société […], on ne peut manquer de considérer le goût comme une faculté de juger ce qui permet de communiquer son sentiment à tous et, par conséquent, comme un moyen de réaliser ce qu’exige l’inclinaison naturelle de chacun. » (CFJ, § 41). Au concept politique de la « volonté générale », qui suppose le sacrifice des volontés individuelles, Kant substitue le « sens commun » esthétique, défini à la fois comme performance singulière et comme hypothétique assentiment de tous.

La comparaison est facile à faire entre le postulat d’une « communicabilité de la sensation » dans le jugement de beau (§39) et la perception collective que produisent les smartphommes, dont les perceptions singulières, enregistrées par la prothèse et aussitôt diffusées sur tous les réseaux « sociaux », semblent elles aussi « supposé(es) de tous pour ainsi dire comme un devoir ». La ressemblance entre les deux est la prémisse d’un sens commun susceptible de produire une perception commune. La différence est que, chez Kant, l’hypothèse de ce sens commun est simplement exigible dans le cadre d’un jugement et que, dans la vie des smartphommes, l’existence de ce sens commun est concrètement produite au niveau d’une perception aussitôt transmise à tous. Ces nouveaux sujets posthumains n’émettent plus des jugements, mais transmettent des images. Ils ne débattent pas du beau, ils diffusent des informations. Équipés de leur prothèse et filmant tout ce qui arrive, ils sont comme les fourmis qui, vaquant à leurs travaux, ne cessent d’émettre des phéromones qui informent la fourmilière sur son environnement. Ces signaux non intentionnels synchronisent les perceptions et assure l’existence du groupe qui perçoit tout à travers tous. Le quotidien des smartphommes est la vie de la fourmilière. Le couplage de la prothèse y court-circuite, d’un côté, la subjectivation de l’événement et, de l’autre, la discussion collective et la socialisation de l’expérience. La communication a lieu, non plus entre agents cognitifs débattant de leurs affects, mais entre systèmes perceptifs synchronisant leurs perceptions. La synchronisation est la forme apolitique de cette sociabilité qui était, dans les termes de Kant, « la fin essentielle de la destinée humaine ». La communauté qui vient, impeccablement synchrone, sera donc apolitique et désindividualisante. Non pas société du care, mais bien société du share dans laquelle l’œil de chacun, en tant que l’œil de personne, sera aussitôt l’œil de tous.

 

Filmé par Matt Reeves en 2008, Cloverfield peut être considéré comme l’acte du naissance cinématographique de l’espèce homo recordans (« homme enregistreur »), autrement dit : du Smartphomme. C’est un des tout premiers films dans lequel l’événement – la destruction de New York par une créature surgie de l’Atlantique – est filmé à la caméra de poing par l’un des protagonistes. Les images heurtées que voient le public, immergées dans l’événement, ne racontent pas tant une histoire qu’elles ne synchronisent à brut une masse de sensations. Le film est une allégorie : un dispositif critique sur la nouvelle forme de vie qui fait du quotidien de tous un « universel reportage » et collectivise le vécu, comme immense collection d’images, dans le seul registre de la perception.

Quelques éléments sur l’histoire du film. Rob doit quitter New York où il a grandi pour partir vivre au Japon. Ses amis organisent une fête de départ dans un appartement de Manhattan. Hud, un de ses camarades, filme la soirée avec sa caméra-vidéo. Pendant la fête, une créature monstrueuse fait irruption dans New York. Au hasard des rues dévastées, Hud filme Rob et un groupe d’amis qui tentent d’aller sauver Beth, l’amie d’enfance de Rob, coincée dans son appartement de Central Park. Ils meurent les uns après les autres. Rob et Beth, derniers survivants, meurent dans la destruction nucléaire de Manhattan décidée par l’armée pour anéantir le monstre. Seul subsiste l’enregistrement vidéo de la soirée, retrouvé des années plus tard par le Département de la Défense américain dans les ruines d’un lieu « formerly known as Central Park ».

Kevin Bank, responsable des effets spéciaux sur Cloverfield, disait à propos de la créature : « Rather than having a personality, like Godzilla or King Kong, it’s more of an entity or an event. » Le monstre est un « événement ». Il est la chose qui arrive, surgit ou fait irruption, rompt le cours naturel des choses. Privé de toute personnalité et de toute histoire, il ne donne prise à aucun travail de reconnaissance. Le dispositif énonciatif du film interdit toute réintégration de ce qui arrive dans un récit ou dans un sens : plongés dans l’événement, les jeunes gens qui filment ne savent rien de la créature et meurent avant d’avoir pu donner aucune lumière ni sur sa nature ni sur les raisons de son irruption. La bande enregistrée et le film s’arrêtent simultanément, sans que ne soit fournie aucune explication. Contrairement aux autres films-catastrophe où figure une créature monstrueuse, le récit n’a pas d’épilogue. On n’apprend rien sur le monstre, sinon qu’il crée l’événement et fait sensation dans le film. Rien n’explique ni ne justifie son irruption catastrophique : il n’est ni le fruit monstrueux d’essais nucléaires dans le Pacifique ni le signe avant-coureur d’une invasion extraterrestre ni le produit malencontreux de biologistes imprudents ou d’industriels avides. Irrécupérable, inassimilable, il ne donne lieu à aucun discours (écologique, scientifique, éthique, etc.). Le récit finit sans anagnorèse et le film sans bénéfice au-delà du sensationnalisme de deux heures de turbulences.

J.J. Abrams, producteur de Cloverfield, expliquait avoir eu l’idée de cette « créature » en visitant un magasin de jouets avec son fils, alors qu’il se trouvait à Tokyo pour la promotion de Mission Impossible III : « We saw all these Godzilla toys, and I thought, we need our own monster, but I wanted something that was just insane and intense. The monster was designed by artist Neville Page and he sought a biological rationale for the creature. Page designed the creature as immature and suffering from separation anxiety (SAD). He compared it to a rampaging elephant, saying theres nothing scarier than something huge thats spooked […] ». Et Neville Page ajoutait : « It is confused, lost, scared. It’s a newborn ». Le monstre est donc à la fois « a breaking news » et « a newborn », un monstrueux nouveau-né jeté dans un nouveau monde et brisant tout autour de lui dans la rage terrifiée d’une « angoisse de sevrage » (SAD). Le temps de l’événement, comme celui du nouveau-né, est celui du surgissement : ce que l’anglais moderne appelle le pop-up. Dans un monde où le temps long de l’expérience vécue et de la subjectivation succombe sous la pression d’un mitraillage de flash infos et de stimuli, la vie tend à se réduire à une série de pop-ups interdisant au sujet de produire sa propre histoire en donnant un sens à ses sensations. Juste Lipse disait du fou qu’« il commence toujours de vivre ». On pourrait en dire autant du sujet contemporain que tout est fait pour interrompre et qui n’a plus d’autre rôle que de servir peu ou prou de courroie de transmission dans un vaste réseau de « stimulus-réponses ».

La clef de voûte du discours de ce film sans discours réside dans l’analogie que suggère l’aveu d’Abrams entre, d’un côté, la nature du monstre (un nouveau-né réagissant à une angoisse de sevrage) et, de l’autre, la situation dans laquelle se trouve le héros du film. Il faut revenir à l’histoire : un jeune New-yorkais doit quitter New York pour aller vivre au Japon. La veille de son départ, une créature explicitement inspirée d’une figure emblématique de la culture japonaise (Godzilla) surgit du fond de l’Océan et anéantit New York. Le parallèle est évident entre le monstre et le jeune homme. Ils doivent tous deux se séparer de leur habitat naturel et affronter un nouveau monde : le monstre japonais se retrouve perdu dans les rues de New York comme le jeune New-Yorkais se retrouvera perdu dans une ville du Japon. Sans que cette peur soit jamais exprimée explicitement par Rob, tout se passe comme si la créature représentait l’acting out de son angoisse de séparation (Separation Anxiety Disorder). Et cet acting out parvient à ses fins : l’irruption de la créature empêche Rob de quitter New York. Au lieu de se détacher du « bon sein » de la ville maternelle, il est écrasé dans sa destruction. Ce que manifeste la créature est donc que le départ imminent pour le Japon a réactivé en lui l’angoisse de la naissance et le trauma de la première séparation. La conséquence est l’acting out d’une régression qui projette son angoisse dans ce monstrueux nouveau-né, surgi du sein de la mer (éjecté du sein de la mère) et détruisant son nouveau milieu, soit le monde du dehors. La naissance est l’é-vénement par antonomase : ce qui « vient hors de », ce qui advient par effraction. Dans Cloverfield, la créature est doublement conçue comme « événement » (breaking news) et comme « newborn » dans la mesure où tout événement a potentiellement une force d’effraction susceptible de changer absolument le monde tel qu’on le connaît et l’état naturel des choses.

Dans la logique du film, le passage du régime de l’expérience vécue au régime de l’image (la vie capturée par la prothèse) fonctionne à la fois comme cause de la destruction du milieu originaire et comme réponse réactive à cette destruction/séparation. Le monde de l’expérience, en passe d’être détruit, s’enkyste dans un monde d’image pour survivre à sa destruction… « L’homme est un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt. » Le roseau de Pascal, détruit par l’univers conjuré contre lui, se relève par la pensée et passe de l’ordre du corps à l’ordre de la pensée pour survivre à sa destruction. Le cogito du roseau est une forme de vie ou de non-vie réactive trahissant la destruction de son existence naturelle. À cet ego cogitans du roseau que l’univers arrache à la vie du corps, Cloverfield adjoint la non-vie du nouvel ego recordans. Prendre sa vie en photo ou enregistrer le monde, comme la pensée du roseau, sont deux rituels de survivance que l’on doit analyser comme une forme de réaction à l’apocalypse du vécu et au délabrement de la présence au monde. Apocalypse signifie destruction et révélation. Le mot vient du verbe grec qui signifie « dé-cacher » (apo-kaluptein). La perte de la présence au monde produit une forme de survivance ou d’existence spectrale dans l’ordre sans-vie des images et de la représentation. La vie post-apocalyptique que vit homo recordans est entièrement dé-cachée en tant qu’entièrement détruite. Sa compulsion de tout filmer est le geste propitiatoire d’une angoisse de séparation : les images de la vie conserve la vie en tant que perdue.

Paon du jour, Aglais Io (stade « imago » et chenille)

Chez certains lépidoptères, le dernier stade de la croissance (de la chenille au papillon) s’appelle le « stade imago ». La vie cachée de l’insecte quitte le monde de la présence et se déploie dans l’image d’une peinture volante. On appelle « mue imaginale » cette dernière éclosion qui prévient de très près la mort. Cloverfield raconte cela : l’ultime mue du genre humain accédant au « stade imago ». De l’expérience vécue, il ne reste qu’une série d’images subsumant la vie dans le non-vivant.

Le nom du personnage qui tient la caméra est un indice de cette mue. « Hud » (diminutif de Hudson) rappelle deux acronymes d’usage très répandu dans le monde des jeux vidéo : l’abréviation agressive utilisée par les joueurs (HUD = « hope u die »), une référence ironique vu le sort des héros du film ; et le nom le plus usuel du dispositif incrustant dans l’image toutes les informations relatives à l’environnement virtuel du jeu (HUD = Head-Up Display ou « affichage tête-haute »), c’est-à-dire un dispositif qui permet à l’image projetée sur l’écran de comprendre ce qui la comprend et à l’utilisateur de ne plus jamais avoir à en détacher les yeux. Le personnage de Hud n’est donc pas tant une personne (une « personality ») que la dénomination du transfert technologique de l’expérience vécue et de la présence au monde en tant que représentation immédiatement synchrone à tous les utilisateurs connectés au dispositif. Pour preuve de ce devenir : on ne le voit presque jamais (il est derrière la caméra), mais sa respiration, ses cris, ses moindres mouvements et réactions physiques se traduisent à l’image, changeant l’expérience du film en une pure immersion dans l’affect brut des émotions.

La mort de Hud

Cloverfield assimile ainsi, dans un même dispositif, angoisse de la séparation (SAD) et mue imaginale du monde (stade imago). L’événement « apocalyptique » provoquant à la fois la destruction et le devenir-image (ou révélation) de New York assimile en profondeur trauma de séparation et formation réactive d’un univers iconique de purs émetteurs/récepteurs immédiatement synchrones. On retrouve dans ce couplage conceptuel entre séparation et devenir-image l’assise théorique dont se servait Guy Debord pour fonder sa critique du capitalisme intégré. La première partie de La Société du spectacle (1967) a pour titre : La Séparation achevée. Cette séparation, formulée dans le premier fragment, se définit ainsi :

Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.

Debord conçoit le monde capitaliste comme un néoplatonisme apocalyptique dans lequel la réalité se construit, au niveau des images, en tant que « pseudo-monde à part, objet de la seule contemplation ». La « société du spectacle » n’est rien d’autre que la vie et l’expérience du monde parvenue au stade imago. Rien n’y est plus éprouvé comme réel que ce qui apparaît comme séparé et se constitue comme spectacle. La prolifération des images du monde implique la constitution d’un monde des images ou d’un monde comme image qui, « en tant qu’inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant ». Quarante ans après La Société du spectacle, Cloverfield ajoute un nouveau chapitre à cette apocalypse imaginale du vécu : le couplage homme-prothèse permet à tous les smartphommes de participer activement au devenir-image du monde en devenant eux-mêmes les producteurs d’apparences qui remplacent le sens interne et l’expérience vécue comme organes désuets de subjectivation. La prothèse individualise et installe au cœur de chacun la logique capitaliste de l’aliénation du travail privilégiant la valeur du produit au détriment du producteur :

L’homme séparé de son produit, de plus en plus puissamment, produit lui-même tous les détails de son monde, et ainsi se trouve de plus en plus séparé de son monde. D’autant plus sa vie est maintenant son produit, d’autant plus il est séparé de sa vie.

Dans le jugement de beau, Kant postulait un accord entre la constitution esthétique du sujet (subjectivation) et la constitution d’une communauté ou sens commun esthétique (synchronisation). Un tel jugement produisait quelque chose comme une communauté de sujets doués de sensibilité et de rationalité. Ce quelque chose était l’humanité comme telle. En tant qu’elle produit et transmet, non pas des jugements, mais des images, l’existence du smartphomme court-circuite l’étape de la subjectivation par le jugement. Comme l’enregistrement vidéo de Cloverfield, les images qu’il produit sont des images spectrales ou images revenantes. Elles sont les formes fossiles d’une expérience non-vécue ; elles sont le spectre du sujet esthétique, c’est-à-dire d’un sujet qui, jouant librement entre percept et concept, éprouvait sa liberté et son individualité dans ses jugements de goût. Au contraire du jugement, qui implique un protocole de communication entre sujets, l’enregistrement des images prévient à la fois l’individuation (moment subjectivant) et la communication (moment intersubjectif). L’événement enregistré est immédiatement vécu comme « mémoire collective » d’une expérience non-vécue. C’est une forme post-apocalyptique du monde de l’expérience. La « mémoire » retrouvée dans la caméra de Cloverfield est la forme même de cette subjectivation fossile ou de cette fossilisation d’un vécu non-vécu, d’une vie immédiatement conçue comme mémoire revenante. En tant que spectateur du film, nous voyons et éprouvons ce que voit et éprouve un mort. Notre expérience est spectrale. C’est la position de tous dans la société du spectacle décrite par Guy Debord :

L’origine du spectacle est la perte d’unité du monde, et l’expansion gigantesque du spectacle moderne exprime la totalité de cette perte […]. Dans le spectacle, une partie du monde se représente devant le monde, et lui est supérieure. Le spectacle n’est que le langage commun de cette séparation. Ce qui relie les spectateurs n’est qu’un rapport irréversible au centre même qui maintient leur isolement. Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé.

Le spectacle, culte général d’une image du « non-vivant », réunit les spectateurs en tant que séparés d’eux-mêmes. L’énergie imaginale créant une telle communauté est une énergie fossile. Cette fossilisation de l’expérience esthétique et la nouvelle forme de sociabilité apocalyptique qu’elle promeut trahissent peut-être une faiblesse du projet esthético-politique de Kant. Le sens commun opérant dans le jugement de beau contient déjà en germe une confusion entre vita activa et vita contemplativa, entre domaine de la praxis et domaine de la théorie. La vie politique n’y est pas vécue directement dans des formes d’action et de conflits collectifs, mais pensée a priori comme condition d’un jugement esthétique. On comprend comment la politicité du jugement et l’exigence transcendantale d’universalité qu’il enveloppe risquent de s’immanentiser dans la forme apolitique d’une société de spectateurs. Le discours profondément apolitique de Cloverfield est très significatif. Il ne s’agit plus ni de réfléchir ni de juger un événement, mais de produire un film-événement, c’est-à-dire la mémoire collective d’un événement non-vécu. La seule chose qui compte est l’immersion collective dans la sensation de ce qui arrive et l’absence totale de contexte explicatif ne permet aucun débat politique, éthique ou écologique sur l’histoire représentée. L’événement de Cloverfield, c’est le film-événement qui a pour titre Cloverfield, c’est-à-dire la production d’une communauté de spectateurs la plus étendue possible :

Le caractère fondamentalement tautologique du spectacle découle du simple fait que ses moyens sont en même temps son but. Il est le soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de la passivité moderne. Il recouvre toute la surface du monde et baigne indéfiniment dans sa propre gloire.

Le monde des smartphommes est beaucoup plus exigeant que cette société de spectateurs que Debord définissait comme « empire de la passivité moderne ». Il exige de chaque spectateur qu’il participe à temps plein à la production des images qui composent le spectacle et qu’il passe sa vie à filmer sa vie. À la dégradation de la vita activa en vita contemplativa s’ajoute une autre dégradation : celle du triomphe d’homo faber (Hannah Arendt), cet homme dont la vie entière est un travail de production. L’existence du smartphomme ne se divise pas en un temps consacré à une activité productrice salariée et en un temps libre consacré au loisir de vivre. Son loisir même est consacré, non pas à l’expérience du monde, mais à la production d’images du monde. Sa vie entière est vécue comme travail de production. Bien qu’invisible à l’écran, le personnage de Hud est le héros de Cloverfield. Il est la preuve et le symbole de l’existence spectrale qu’homo faber s’est acquise, dans le royaume des images, à raison de son triomphe.

La dernière image. Cloverfield est un palimpseste. Les images de la destruction de New York sont enregistrées sur d’autres images. Quelques semaines auparavant, Rob et Beth sont allés ensemble au parc d’attraction de Coney Island. Des images de cette idylle réapparaissent dans les coupes des images de destruction, jouant locus amoenus contre locus horridus et sourires contre épouvantes. L’apocalypse imaginale des scènes de destruction chante l’élégie de la vie perdue et recouvre l’idylle de la présence au monde.