Philippe Vilain : « La littérature d’exofiction est dominée par une vision petite-bourgeoise populiste » (La Passion d’Orphée)

Vif et frondeur, tel est le nouvel essai, La Passion d’Orphée que le romancier Philippe Vilain vient de faire paraître aux éditions Grasset. Dans ce pamphlet sans compromis, l’essayiste déploie l’idée forte selon laquelle la littérature contemporaine paraît effrayée par l’écriture, la refuse et lui préfère des formes populistes et marketées comme l’exofiction. A l’ère du soupçon succède ce que Vilain nomme une ère de la certitude où l’éthique même de la littérature a perdu pour un trop grand nombre son nom. Autant de raisons pour Diacritik de partir à la rencontre de l’écrivain pour discuter avec lui du contemporain, d’exofictions comme roman néo-balzaciens et d’après littérature.

Ma première question voudrait porter sur les origines de votre nouvel et vif essai, La Passion d’Orphée qui vient de paraître aux éditions Grasset. Quelle en est la genèse ? Comment vous est ainsi venue l’idée d’écrire sur l’impossibilité de la littérature contemporaine à assumer en un sens sa part d’écriture jusque-là inhérente pourtant à la littérature même ? S’agissait-il en particulier de réagir à cette littérature contemporaine dont, d’emblée, vous dites qu’« elle se pense neuve, originale et n’a pas conscience d’être entrée dans une ère de post-littérature » ? Désiriez-vous notamment réagir sans attendre à la mode presque dévastatrice de ce que l’on nomme désormais les exofictions et à quelques romans plus précisément ?

J’ai écrit La littérature sans idéal et La passion d’Orphée parce qu’il me semble plus que nécessaire de faire prendre conscience des inégalités, des inéquités et des injustices sévissant dans notre environnement littéraire, des importantes mutations du paysage culturel, des dangers représentés par la massification et l’hyperproduction du livre, et aussi de « la dégradation de la situation économique et sociale des artistes auteurs » comme le constate, avec raison et sagesse, le tout récent rapport Racine recommandant, notamment, de publier moins de livres, pour éviter la catastrophe écologique qui s’annonce.

Publier moins ? C’est une évidence, au moins pour éviter d’envoyer chaque année mourir des milliers de livres sur les champs d’honneur, qui ne sont pas exposés en librairie faute de place ; cela même si par le jeu des probabilités, plus on publie, plus on se donne de chances de découvrir de bons auteurs et d’obtenir une excellence. Mais ce qu’il est urgent de restaurer, c’est une politique respectueuse des acteurs et des valeurs de la littérature, soit une éthique de la publication. Non seulement il faut publier moins, mais il faut publier mieux, en sélectionnant drastiquement les textes, en les étiquetant précisément en fonction de leur appartenance à la littérature commerciale ou à la littérature littéraire afin d’éviter que ne dure cette confusion burlesque entre deux littératures spirituellement opposées, afin de ne plus faire passer de trop nombreux textes indigents, inexigeants, aux douanes de la « littérature littéraire » et, ainsi, d’abuser le lecteur. Le moment est venu de modifier nos habitudes de lecture (non de consommer mais de lire : il est préférable de lire un bon texte, par mois, et en tirer des enseignements, que consommer quinze textes indigents) pour développer un lectorat plus averti plutôt que de nourrir grossièrement un public de consommateurs en lui faisant croire que tout ce qu’il lit appartient à la littérature ; et la nécessité est grande de responsabiliser ce lectorat en revenant à une distinction simple « auteur » et « écrivain » (il est nécessaire de modifier l’appellation romantique « auteurs-artistes » car la plupart des auteurs, qui exercent un métier rémunérateur à côté de l’écriture, ne perçoivent pas, eux-mêmes, leur activité comme un art) et en le renseignant sur le contenu, la qualité et le genre du livre qu’il achète, en ne lui indiquant pas seulement que celui-ci appartient au genre du « roman », car cela n’a plus de sens depuis que tout est devenu « roman », et le roman recouvre trop de catégories génériques différentes (biofiction, autofiction, docufiction, etc) pour être désormais un critère recevable. Dans la mesure où la littérature a fait le choix d’être conditionnellement littéraire – en ne faisant plus de l’écriture, de l’esthétique et la poétique son enjeu- et de se donner avant tout comme marchande, elle doit alors assumer, par honnêteté pour le lectorat, cet étiquetage minimal comme n’importe quel autre produit de consommation.

L’économie du livre mérite, elle aussi, son commerce équitable, comme d’en finir avec cette indifférenciation servant son commerce-même : se refuser à catégoriser comme à différencier, c’est consentir à l’idée que tout est littéraire, c’est consentir à ce que la littérature se laisse définir par le seul critère marchand, et c’est en même temps abuser le lectorat tout en faisant du tort aux écrivains, professionnels ou vocationnels, que rien ne distingue plus des simples auteurs occasionnels, amateurs, écrivant un livre ou deux dans le cadre de leurs loisirs actifs, souvent de peu de lectures, destinant peu de temps à l’écriture, dont la pratique d’écriture se réduit à un exercice de rédaction pendant leur temps de vacances. Les auteurs doivent eux aussi se responsabiliser et développer une politique respectueuse de la littérature. Car l’on peut, en effet, s’interroger sur ces auteurs sans univers, sans nécessité véritable, spécialistes de tout et de rien, qui investissent la littérature sans être réellement investis par elle, par tous ceux-là qui font les écrivains quitte à écrire des livres, en choisissant un sujet opportun, un fait divers (docufiction) ou une célébrité (biofiction) de laquelle ils retireront abusivement la puissance notoire, tel un sponsor pour leur propre marque, un judicieux et juteux alibi culturel. Pourquoi à l’heure où la société réclame l’équité dans tous les autres domaines citoyens, la littérature ne réclamerait pas la sienne ? Ne serait-ce pas plus équitable d’évaluer la littérature sur des conventions littéraires plutôt que sur des conventions marchandes ? L’indifférenciation de la littérature ne profite pas seulement aux auteurs commerciaux mais, plus profondément, elle sature le marché, en mettant en question la légitimité de la littérature, en opérant un net mouvement de nivellement littéraire, en promouvant des auteurs plus que des écrivains, en ébranlant le principe démocratique et éthique même de cette littérature, car la soit disant égalité des auteurs entre eux, produite par ce nivellement, n’y est pas équitable, si elle ne reconnaît pas les compétences des écrivains.

On parle beaucoup d’éthique citoyenne mais jamais d’éthique auctoriale : si les auteurs se politisent parfois en dehors de leur pratique et ne manquent pas de mettre en scène leur politisation, ils ne politisent pas leur rapport à la littérature ; prudents par intérêts, ils n’interrogent pas leur condition, leur statut, ni les valeurs qui président au fonctionnement de leur système ; eux d’ordinaire si prompts à intervenir dans tous les bons débats sociétaux susceptibles de les rendre visibles et aimables, ne défendent pas la littérature contre les lois de la marchandisation, ni ne s’intéressent aux invisibles, voire aux prolétaires, de leur propre communauté. Et l’on ne peut que déplorer le manque de courage comme le désengagement des écrivains contemporains quant au sort de la littérature, hormis l’activité de certains collectifs comme Inculte ou Ligne de risque, fondé par Yannick Haenel, de quelques écrivains isolés comme Jean Rouaud et Pierre Jourde, ou des chercheurs comme vous Johan Faerber et votre brillant Après la littérature : écrire le contemporain, ou Dominique Viart, ou Bruno Blanckeman questionnant avec perspicacité les différents aspects du fonctionnement de la littérature contemporaine. En réalité, peu d’écrivains se sentent concernés par la littérature, qui ne représente pas un idéal pour eux, mais simplement un intérêt, un moyen d’accéder à un statut valorisant. Le sentiment du collectif s’est dilué dans le rêve individualiste de devenir écrivain à n’importe quel prix. Dire les choses n’est pas seulement un courage, mais tout à la fois un devoir et acte d’amour. Qui ne dit mot consent ; force est de déplorer le consentement –pour ne pas dire la soumission – des écrivains contemporains à la marchandisation.

Dans La Passion d’Orphée, le cœur de votre propos s’énonce sans attendre car, selon vous, une part prédominante de la littérature contemporaine a comme renoncé à écrire, à faire de l’écriture le centre le plus aigu de son attention. Alors qu’avec le « Nouveau Roman » notamment, l’écriture devenait presque un acteur du récit, désormais l’écriture devient, dites-vous, « l’incouleur » des romans eux-mêmes. La littérature ne se pose plus aucune question, est sûre de son fait, a jeté son inquiétude aux ordures et avance, finalement, sans nuance d’elle-même, sans contrejour à l’écrire. Pourriez-vous nous dire en quoi précisément nous n’appartenons plus à l’ère du soupçon définie naguère par Nathalie Sarraute mais à ce que, désormais, vous nommez avec force l’ère de la certitude ?
En quoi cela passe-t-il comme le dites encore par « un rapport pragmatiste à la langue » ? De quelle nature ce rapport est-il précisément ?

En effet, et vous reformulez parfaitement mon propos, la littérature mute culturellement, en enfouissant peu à peu la littérature de l’écrit sous la littérature de sujet. Parce qu’elle ne fait plus de la poétique son enjeu et son sacré, parce qu’elle ne fait plus de l’écrit l’acteur principal, conceptuel, de son fonctionnement, la littérature est sortie de cette ère du soupçon magistralement définie par Nathalie Sarraute pour entrer dans ce que j’appellerais l’ère de sa certitude. La littérature se fabrique à l’image de ses auteurs non impliqués, ne doutant pas d’en être ni d’en faire, aliénée à une idée assez immodeste d’être incontestablement, quoi qu’elle produise, de la littérature. Satisfaite d’elle-même, se gargarisant de ses ventes, elle affirme-là toute sa force, traverse les crises sans se remettre en question. Elle se sent protégée par cette grande indifférenciation globalisante qui interdit à quiconque d’émettre le moindre doute sur elle, la moindre critique. Elle joue et jouit de cette démagogie marchande qui laisse penser que tout est « littéraire » : même la littérature de vulgarisation, fabriquée selon des standards et des modes narratifs simplifiés destinés à le séduire – scénarisation de l’écrit et usage du mode singulatif –, qui recycle des vieilles recettes pragmatistes du roman biographique et de la biographie romancée, genres littéraires populaires méprisés il n’y a pas si longtemps encore. Que ces genres représentent structurellement et majoritairement la littérature contemporaine, en dit long sur la fonction de cette dernière, réduite à divertir le consommateur autour d’un gai savoir. Venant du peuple et ayant viscéralement l’expérience de sa culture, je sais qu’il n’y a pas de plus grand mépris intellectuel que d’adapter la littérature aux attentes présumées de ce lectorat populaire-là et d’accroître sa notoriété sur son dos – sauf à reverser ses droits d’auteur à une association. Oui, la promotion de cette littérature d’exofiction, dominée par une vision petite-bourgeoise populiste, que l’on ne proposerait pas même pour éduquer ses propres enfants, nourrissant avec empathie et compassion ce bon peuple qui semble ne pas mériter mieux, peut avoir quelque chose de révoltant.

Un des points les plus remarquables de votre propos est la manière dont vous retournez la figure moderniste d’Orphée. Attachée à Blanchot et à la question du livre à venir, d’une littérature sans cesse différée à elle-même, cette figure même d’Orphée devient pour vous comme le paradigme d’une littérature contemporaine qui assume en elle le geste d’écrire : vous indiquez ainsi que la littérature doit se retourner sur son objet, comme Orphée sur Eurydice, accepter de promener derrière elle ce que vous nommez encore « l’ombre, un sentiment ou une impression, comme une nostalgie de ce qu’était son écrire. » En quoi le contemporain doit-il ou ne doit-il pas faire selon vous le deuil de l’écrire comme Orphée fait celui d’Eurydice ? S’agit-il pour vous d’entrer dans une Après Littérature ou de suggérer qu’au contraire la littérature contemporaine n’a plutôt pas encore pris pour une part d’entre elle qu’elle écrit après la mort de la littérature ?

Les mythes nous sont souvent d’un grand secours pour comprendre notre époque et notre société. J’avais emprunté la figure de Narcisse pour défendre l’autobiographe autrefois dans mon essai Défense de Narcisse, et j’emprunte désormais celle d’Orphée pour esquisser une réflexion sur la littérature contemporaine : Orphée représente l’écrivain contemporain, le poète échouant à ramener son amour Eurydice des enfers, et avec lui, la beauté, le chant poétique, la substance poétique. Ce mythe me dit l’impossibilité du chant, le deuil de l’écrire, qui est le drame de la littérature contemporaine. Ainsi j’ai voulu faire d’Orphée une figure cynique, antiromantique, ingrate qui avance sans se retourner sur son histoire, sur ce qu’il a construit et sur ce qui l’a construit. De même, dans l’ère de la certitude littéraire, l’écrivain contemporain peut désormais se passer du travail de l’écriture, soit de son Eurydice. C’est ainsi qu’Orphée célèbre sa cérémonie des adieux à l’écriture.

Pour en revenir à la question de l’Après Littérature, vous avancez l’hypothèse fructueuse selon laquelle plus qu’écrire après la littérature, il s’agit d’écrire après le romanesque, sur les ruines d’une certaine idée du romanesque qui aboutit à faire l’éloge constant du réel, d’une passion pour le réel. Mais ce réel, qui se déploie notamment dans les exofictions ou récits de célébrités de l’histoire, récits post-historiques en somme, n’est qu’un réel recyclé. Selon vous, la mode de l’exofiction témoigne d’un malaise dans la civilisation : fascination pour le Mal en mettant en scène des figures tournant autour du nazisme, héroïsation à bon compte et littérature surdramatisée en convoquant à outrance, comme un astuce narrative, des récits de guerre. Est-ce que selon vous partir de l’Histoire, faire histoire, est-ce une facilité pour faire littérature ? En quoi selon vous l’exofiction n’assume pas l’écriture en soi et se contente par une écriture transparente d’une vulgarisation de l’histoire ? Est-ce finalement un angle marketing pour produire une littérature de masse ?

Partir de l’Histoire n’est pas foncièrement une facilité en soi, ce qui l’est c’est le traitement de vulgarisation dont cette Histoire fait l’objet. D’une part, en effet, nombre d’auteurs apparentent le faire de l’Histoire au faire de la littérature, comme si le choix d’un grand sujet allait légitimer leur Verbe. Il se trouve que la littérature n’est plus d’écriture mais de sujet, ce qui nous éloigne considérablement de l’idée que la littérature puisse naître de rien comme Flaubert la rêvait, comme Robbe-Grillet l’a fait dans quelques textes, qu’elle puisse naître de sa seule substance écrite comme Duras l’envisageait. Dans mon idéal de littérature, ce n’est pas le sujet qui fait un écrivain, mais son écriture, seulement son écriture qui fait la littérature. Dans l’exofiction, le sujet prime sur l’écriture pour fabriquer, non plus une œuvre personnelle, mais un texte impersonnel, à caractère journalistique, autour d’une matrice – l’appropriation d’un événement historique – revisitable à volonté, à partir de laquelle tout écrivain peut s’improviser, sans spécialisation particulière, historien.

D’autre part, cette fascination récente, assez suspecte en raison de sa viralité soudaine, pour les grands sujets comme les guerres, participe inévitablement d’un désir de vulgarisation de l’Histoire, peut consterner dans la mesure où celle-ci semble dépourvue de nécessité mais essentiellement motivée par l’appât du gain. Je suis fasciné de voir l’engouement soudain des auteurs, qui ne sont ni des historiens, ni des spécialistes des périodes concernées, ni foncièrement des écrivains – dans le sens où leur discours est apoétique – et qui n’ont pas, heureusement pour eux la moindre expérience de ce sur quoi ils écrivent, par exemple des dernières grandes Guerres mondiales. Il s’agit bien évidemment d’une mode vulgarisatrice lucrative destinée à conquérir le grand lectorat. Sur le principe, je n’ai rien contre l’exploitation de tels sujets lorsque cela procède d’une nécessité et entre dans la continuité d’une œuvre, et je ne dis pas non plus qu’il faut avoir de près ou de loin l’expérience de tout ce que l’on écrit, mais enfin, c’est mieux : Proust, notre plus grand écrivain, disait modestement qu’il n’inventait rien, mais ne faisait que récolter son vécu. Je ne nie pas non plus l’utilité du travail vulgarisateur de la littérature et il me semble que le devoir de mémoire devrait hanter chaque écrivain, cependant, on peut trouver indécent ces livres non nécessaires dont les auteurs ne sont pas des spécialistes de la question.

Écrire la guerre confronte inévitablement l’écrivain à des limites éthiques comme à des limites esthétiques d’importance. Si louable soit la volonté de redire l’horreur, de la réinventer avec empathie, de la fictionner pour en témoigner, celle-ci semble plutôt exprimer implicitement, et contrairement aux apparences, une expérience même du désengagement. Réinventer la souffrance pour y substituer la nôtre, imaginaire, fût-elle documentée, n’est-ce pas, ainsi une façon de nier la réelle, de nier la puissance de vérité de la réelle, à tout le moins de désacraliser les véritables témoignages pour les diluer dans la masse des discours ? Il n’est pas certain que de telles fictions inéprouvées, en ce qu’elles banalisent l’atrocité humaine et qu’elles la vulgarisent, apportent davantage que les témoignages des survivants des guerres ou que les récits savants des historiens véritables : l’hybridité générique de telles fictions dans lesquelles il entre un imaginaire subjectif, qui ne sont ni des récits fidèles ni des témoignages, dilue la portée dramatique de l’événement.

Enfin, et surtout, pourquoi ne pas le dire, le choix de tels sujets est évidemment une manière sournoise de marketing, une façon de se faire indirectement sponsoriser par les événements notoires afin d’obtenir de la visibilité, de s’acheter une bonne conscience citoyenne à peu de frais.

Dans ce désir presque forcené de faire histoire, l’exofiction s’impose selon vous comme ce que vous nommez des Wikinovel, à savoir la mise en forme de données informatives saisies notamment sur le Net et qui donnent lieu non à une véritable écriture mais à une sorte d’ivresse de l’information. Ma question sera double : par ce terme anglo-saxon de Wikinovel, suggérez-vous qu’il s’agit en fait de considérer l’exofiction finalement comme une novellisation de l’information ainsi que la pratiquent les journalistes américains ? Peut-on dire que l’exofiction appartient à « l’universel reportage » de Mallarmé en tant qu’elle est une manière d’infotainment ? Est-ce qu’on ne peut pas ainsi considérer l’exofiction comme une manière de faux contemporain, comme une manière de roman néo-balzacien de notre époque ? Ou encore un roman issu de la mondialisation ?

En effet, cette forme de la littérature, que j’appelle la Wikinovel, se réduit à une novellisation de l’information. Cette pratique se centre moins sur un travail poétique et stylistique que sur un travail de documentation et de recomposition des sources. Ce que cette forme a d’intéressant est de participer d’une littérature restreinte, soit de se penser et se concevoir à partir de ses restrictions mêmes, de ses privations esthétiques : pour donner toute sa place à son sujet, elle choisit, ironiquement j’allais dire, de ne pas s’écrire, d’être le simple développement d’un sujet prédéfini privé, dans son projet, de toute quête scripturale. Son sujet soumet l’écriture, il ne la laisse pas s’épanouir et l’infléchir, il la destitue en quelque sorte de son pouvoir sur elle. Cette forme assume un degré zéro d’écriture, une non-esthétique, faisant de sa restriction le moyen de son excellence. Au-delà, cette littérature simplifiée et  vulgarisatrice, se donne comme un concept futuriste proposant de faire de tout lecteur, de tout internaute un écrivain potentiel, de faire de tout événement ou de toute figure historique le sujet possible d’une Wikinovel, soit une histoire revisitable et reproductible, un ready made littéraire, dont chacun peut, sans réelle expertise, ni grande expérience d’écriture, par une simple maîtrise de l’informatique et une aptitude à la compilation comme au copier/coller, s’en faire l’auteur, c’est-à-dire en assumer la paternité. L’exofiction interroge ainsi, de façon provocatrice, notre littérature, et, avec elle, la manière dont les productions artistiques contemporaines interrogent l’art, moins conçu comme une création personnelle, identifiable par un style personnel et une quête esthétique que comme une création impersonnelle, ouverte à l’altérité, s’appuyant sur des sources de seconde main, fabricable par tous et pour tous, soucieuse de délivrer un message ou de performer : l’exofiction rend largement problématique le rapport entre la littérature et l’œuvre en offrant le mode d’emploi et le kit d’une œuvre préfabriquée dont l’auteur n’est plus le créateur mais le simple exécutant-monteur, étranger à sa propre création (il faudrait rapprocher cette wikinovel des albums photos recomposés par certaines applications comme Onedrive ou GooglePhotos, voire des stories d’Instagram qui permettent à chacun de fabriquer son histoire selon un degré zéro de formalisation : accumuler des photos dans un album). C’est ainsi que l’exofiction nous provoque, en déplaçant les questionnements de l’art dans le contemporain de notre littérature comme en interrogeant ses postures et ses impostures, notamment sa finalité en tant qu’accomplissement d’auteur, notamment ses limites esthétiques, sa qualité d’œuvre ou de produit, sa conditionnalité à être ou à ne pas être littéraire.

Plus profondément, enfin, l’exofiction réactualise, pour l’interroger imparablement, assez cruellement, le questionnement de Roland Barthes au sujet de « la mort de l’auteur » : ici, l’auteur, non-spécialiste de son sujet, est diluée dans la somme du nombre d’auteurs, qui ont été consultés pour écrire son texte et dont les noms se sont effacés à travers le sien : l’auteur d’exofiction est-il un fantastique exemplum de la mort de l’auteur ou bien est-il l’incarnation même de l’auteur mondialisé, ce compilateur habile, passant d’un sujet à un autre, d’une guerre à une autre, de la Révolution française à la vie d’un écrivain, qui compose sans écrire aucune ligne, noie ses références pour mieux se les réapproprier, tue tous les autres auteurs en lui pour payer son existence d’auteur ? 

Si elle évoque et convoque souvent la Première et la Seconde Guerre mondiales, la littérature de l’exofiction ne constitue pas pour vous une littérature de combat. Au contraire, à rebours même des engagements que, pourtant, elle clame, l’exofiction paraît être pour vous une littérature en ce qu’elle n’est pas écriture mais aussi bien ne propose pas de se battre, ne s’implique pas véritablement dans un quelconque combat. Elle est à rebours d’une littérature militante. Est-ce qu’il s’agit pour vous de dire que, sur la question de l’engagement, l’exofiction n’est qu’une posture mondaine, finalement un engagement en trompe-l’œil, une bonne conscience achetée à peu de frais ?

Le véritable engagement d’un écrivain ne consiste pas tant dans le choix opportun de sujets « politiques » que dans l’esthétique et la poétique élaborées pour tout à la fois représenter ce sujet et restaurer un esprit ou une conscience politique. La littérature d’exofiction est politicienne, mais elle n’est pas politique, elle est un genre de la posture, pour ne pas dire de l’imposture, en effet, qui me rappelle le comportement de lycéens petits-bourgeois de mon époque arborant un tee-shirt de Che Guevara qui souhaitent montrer à tous qu’ils étaient concernés par la politique mais dont les aspirations réelles demeuraient profondément conservatrices. Le seul engagement d’un écrivain, c’est son style, c’est-à-dire sa vision du monde. Une littérature sans style, non incarnée donc pour reprendre le terme de Jacques Rancière pour désigner « la pensée d’une véritable écriture », exprime par la force des choses le conditionnement et de l’aliénation l’auteur au système : une littérature qui exprime sa vision du monde de manière restreinte, par la composition et la rédaction de son thème, non par l’écrire-même, une littérature qui ne se singularise pas par sa voix ni par sa pensée, s’affirme, en conséquence, comme une littérature dépolitisée, aliénée au système.

Politiquement, vous affirmez que, dans ce pan de la littérature contemporaine, l’exofiction exhibe cependant un point de vue politique : celui d’un conservatisme droitier que son amour pour l’absence de souci de recherche formelle affirme à chaque page. En quoi selon vous l’exofiction incarne une littérature qui connaît une crise non pas tant esthétique et littéraire mais bel et bien politique ?

D’une part, parce que la viralité du genre commercial appelé exofiction a un impact dévastateur sur le paysage littéraire dans la mesure où ce genre fait disparaître les autres, à tout le moins ne donne pas, ou si peu, aux autres, dans le temps imparti de leur promotion, la place et le temps d’exister. Le vrai virus de la littérature, c’est la littérature inexigeante. Si la littérature exigeante continue à n’être plus valorisée, la plupart des écrivains seront obligés de se soumettre à cette littérature-là, ou d’arrêter d’écrire. Ce n’est pas un hasard si nombre d’écrivains se sont déjà reconvertis dans le genre ou si les nouveaux arrivants s’y essaient d’emblée, sans même avoir fait valoir leur univers personnel. Ce n’est pas un hasard non plus si les éditeurs orientent leurs auteurs moins vendeurs vers cette littérature-là et les incitent de plus en plus à faire un pas de côté. Le problème n’est pas que la littérature exigeante, peu vendeuse, soit devenue une simple niche -car après tout, c’est son destin de ne susciter l’intérêt que d’un lectorat restreint-, mais que ce fait ne soit pas dit et que l’on continue d’entretenir symboliquement l’idée de la Littérature avec de la littérature inexigeante. L’imposture provient de cette omerta. La littérature inexigeante n’en a pas assez de vendre, elle s’empare aussi des symboles et des couvertures prestigieuses légitimant sa malhonnêteté.

D’autre part, et surtout, parce que l’exofiction, résurgence de la littérature populaire qui semble avoir honte de se désigner ainsi, exprime un grand mépris du peuple, en s’adaptant à ses supposés attentes et désirs, en ne s’écrivant pas, en simplifiant son écriture, en donnant au lectorat de la nourriture peu raffinée, en ne lui proposant pas d’autres horizons de lecture que des vulgarisations. C’est à mes yeux l’esprit conservateur petit-bourgeois –je ne dis pas « bourgeois »- de l’exofiction qui épouse l’esprit commun de l’époque. L’exofiction ne fait que confirmer le monde tel qu’il est, nostalgique d’un passé, prisonnier du souvenir de ses grands moments historiques, de ses célébrités ; en cela, ces fictions sont à peine différentes de ce que proposaient les romans de la Russie communiste comme l’explique Milan Kundera dans L’Art du roman : « Ces romans ne prolongent plus la conquête de l’être. Ils ne découvrent aucune parcelle nouvelle de l’existence ; ils confirment seulement ce qu’on a déjà dit ; plus : dans la confirmation de ce qu’on dit (de ce qu’il faut dire) consistent leur raison d’être, leur gloire, l’utilité de la société qui est la leur. En ne découvrant rien, ils ne participent plus à la succession des découvertes que j’appelle l’histoire du roman ; ils se situent en dehors de cette histoire, ou bien, ce sont des romans après l’histoire du roman. » Et, en effet, il est tout à fait intéressant de penser combien la politique culturelle communiste de la Russie, telle que la décrit Kundera, pourrait s’appliquer à la politique néolibérale de la littérature contemporaine mondialisée, dont la fin littéraire serait de la sorte signifiée : d’une politique de surconsommation l’autre, l’achèvement du roman viendrait ainsi de ce qu’elle épuise ses procédés et ne fait que se répéter vainement en se formatant comme en se conformant à des standards marchands. En ce qu’elles vulgarisent l’Histoire et se répandent de manière consensuelle dans le paysage, ces fictions réalisent la prophétie de Kundera qui annonçait non la mort de la littérature mais la mort du roman européen, le règne de la littérature mondialisée soumise aux mass-médias, qui nous fait retrouver d’un pays l’autre, d’une gare et d’un aéroport l’autre, d’une librairie l’autre, les mêmes sortes de livres formatés, dotés des mêmes couvertures voyantes, imagées et plastifiées, un modèle standardisé de littérature unique.

Enfin, ma dernière question voudrait porter sur la conclusion de votre essai. Selon vous, la littérature désormais instaure un rapport de recouvrance, de lien fort avec ses lecteurs : elle serait l’expression la plus vibrante d’une expérience sensible inédite. Pourriez-vous nous en dire davantage ? Diriez-vous que votre travail d’écrivain s’oriente dans cette voie qui est celle d’une éthique de la littérature et de l’écrire ?

En effet, ce qui caractérise la littérature contemporaine c’est sa forme empathique, populiste, qui s’adresse directement au lecteur, à la première personne dès son titre parfois. Cette littérature s’envisage dans son rapport pragmatiste, elle ne se conçoit plus dans un rapport gratuit mais intéressé, plus comme un objet capable de susciter des émotions esthétiques ou poétiques, mais comme un produit culturel prescriptif, sorte de nouvelle médecine de l’âme impactant le lecteur, par une action bienfaisante, réparatrice, thérapeutique. Il semble de moins en moins importer au lecteur de savoir ce qu’est la littérature que de savoir ce qu’elle est par rapport à lui, ce qu’elle peut concrètement lui apporter. Cette appréhension pragmatiste intéresse en ce qu’elle interroge le pouvoir et la capacité d’action de la littérature sur la société, les acceptions d’un Que peut la littérature ?, et, si possible, d’un : Que peut la littérature pour nous ? La littérature s’envisage ainsi à partir de la relation d’attente et d’espérance que nous engageons avec elle, dans l’expérience d’un partage sensible qui nous relie à elle. La littérature de vulgarisation vient combler de la sorte la nature de ce rapport en apportant des connaissances, un certain savoir sur le monde.

Si mon travail d’écrivain s’oriente dans la voie d’une éthique de la littérature ? Je ne me suis jamais formulé les choses ainsi mais, d’une certaine manière, en ce qu’il témoigne d’un respect du lecteur (notamment celui de ne pas chercher à le séduire à des fins lucratives, en m’adaptant à lui comme il me serait facile de le faire -car je connais les recettes littéraires pour le faire), en ce qu’il se soucie, par mes essais contre la littérature marchande et ma défense de la littérature exigeante, de provoquer une prise de conscience collective, en ce qu’il tente de servir humblement la littérature sans se servir d’elle, en ce qu’il manifeste un rapport d’exigence, de nécessité, de sincérité et un amour authentique pour la littérature depuis mes études universitaires, mon travail propose, en effet, mais ni plus ni moins que bien d’autres travaux contemporains que j’estime, comme ceux d’Annie Ernaux, Philippe Forest, Pierre Bergounioux, Pierre Michon, Mathias Enard, Tanguy Viel, Laurent Mauvignier, ou Nicolas Mathieu pour ne citer qu’eux, une éthique de la littérature et de l’écrire.

Philippe Vilain, La Passion d’Orphée, Grasset, mars 2020, 128 p., 15 € — Lire un extrait