Thomas Clerc, toujours, mais en élargissant le champ, avec Paris, Musée du XXIe siècle. Le dixième arrondissement, publié en 2007 et l’arpentage, le quadrillage du quartier dans lequel se trouve son appartement, celui d’Intérieur.
Le livre part de son « centre de gravité » géographique, la rue du Faubourg Saint-Martin. Des principes, une méthode, un « programme » s’énoncent : « je préviens tout de suite, j’arpenterai jusqu’à satiété » ; varier les rythmes, les « vitesses de marche », pour percevoir autrement la géographie urbaine ; la saisir dans sa « vie matérielle », les néons, les devantures de magasin, ses populations, montrer « la poésie rationnelle de la ville », en arpenteur, écrivain et sémiologue, tous lecteurs de signes.
Dire ce quartier dans ce qui le rend unique et singulier : « Le 10e est si près de la matière qu’il en est tissu » ; et pour cela rendre son « ambiance visuelle, sonore et olfactive ». Mais cet arrondissement n’est pas une île : il permet, plus largement, plus largement de « saisir une époque comme la nôtre », parce qu’il est un « quartier de transition », populaire, industrieux, entre monuments mineurs (la « beauté du second rôle » de la porte Saint-Martin ») et concentré du monde, avec ses magasins indiens, turcs, des langues qui se télescopent ; c’est la ville, c’est la terre, dans sa diversité et ses contrastes.

Thomas Clerc, piéton de Paris à la Léon-Paul Fargue, paysan de Paris comme Aragon, sur les traces, aussi, du André Breton de Nadja ou des déambulations de Desnos dans La liberté ou l’amour ! traverse une ville littéraire, un espace saturé de référents. Ce bottin singulier du dixième arrondissement est aussi un annuaire intertextuel. Tout commence rue du faubourg Saint-Martin, un « vendredi d’octobre », puis « cette odyssée documentaire » se poursuit par « ordre alphabétique des rues, qui guide et qui déroute ».
Le livre devient un répertoire — de la rue d’Abbeville à la rue Yves-Toudic —, en une forme qui rappelle pour nous Le carnet d’adresses de Didier Blonde (même si ce livre, publié en 2010, est postérieur à celui de Thomas Clerc) ou Le Carnet d’adresses de Sophie Calle (1998). L’adresse est un point de jonction entre le réel (le lieu) et la fiction (le récit qui découle de la marche, de la danse des lieux, le récit de ces êtres réels, certains écrivains, artistes, qui habitent à ces adresses et deviennent personnages du livre de Thomas Clerc). Le livre est doublement « adresse », lieu et dialogue.
Chaque rue s’offre comme le microcosme d’un quartier, une dérive de la méthode initiale, elle est une halte narrative dans l’espace comme dans le temps (une halte sans aucun arrêt, paradoxalement), un nouveau maillage de la carte de l’arrondissement. Les rues se croisent, se rappellent, impossible de passer par la rue La Fayette sans penser à Breton qui y croise Nadja, le 4 octobre 1926 (déjà octobre), rencontre d’une « énigme », mais aussi, aujourd’hui, à Anne Savelli et son si beau Décor Lafayette (2010).
Toute lecture actualise les référents du livre, joue d’anachronismes. Lire ce texte de 2007 aujourd’hui, c’est penser, quand même, aux textes postérieurs de Didier Blonde, d’Anne Savelli, de Philippe Vasset, Bruce Bégout, Xavier Boissel (Paris est un leurre, 2012) ou Jane Sautière (Stations (entre les lignes), 2015), voire, en changeant de pays, à London Orbital de Iain Sinclair (2010) ou au Projet El Pocero (2013, une ville fantôme en Espagne) d’Anthony Poiraudeau.

Enfin, cette cartographie fait de la géographie le territoire du récit comme de l’intime. Par touches, des souvenirs personnels, des réminiscences, des « je me souviens » à la Perec, lui qui avait tenté d’épuiser un autre lieu (la place Saint-Sulpice). Gage de réel, effet référentiel, l’adresse est surtout un pivot de l’imaginaire, une « porte battante » — comme l’est la maison de verre Nadja chez Breton — un passage ouvrant au rêve, à l’énigme, à un investissement fictionnel qui tient de la flânerie comme de l’archive ou du voyage initiatique. L’adresse est une « carte de visite » comme l’écrira Didier Blonde dans son Carnet d’adresses.
Le maillage des rues est rayonnage de bibliothèque, parcours livresque, un « en marchant en lisant en écrivant » en quelque sorte, en référence à Gracq cette fois, le regroupement des adresses en volume faisant de la (dé)marche un processus combinatoire, un réseau, un labyrinthe. Le lecteur se fait romancier, il combine, réagence, déroute, de rues en boulevards, de détails en moments. Les microfictions (les textes associés à chaque adresse) finissent par composer un récit, à la fois anthologie et bibliothèque, cabinet de curiosités et archives, comme la version extérieure, à l’air libre, des chapitres claustrophobiques d’A rebours centrés sur la bibliothèque privée de des Esseintes, entre les murs d’une « Thébaïde raffinée », saturée de référents et correspondances. Arpenter ces lieux investis par l’imaginaire d’autrui est aussi une forme indirecte d’autobiographie.
Thomas Clerc a le « projet fou » d’ainsi arpenter tout Paris, quartier par quartier, nouvelle Comédie humaine, version contemporaine des Scènes de la vie parisienne. Mais Paris n’est-elle pas « la ville aux cent mille romans » comme l’écrivait Balzac dans Ferragus ?
Thomas Clerc, Paris, Musée du XXIe siècle. Le dixième arrondissement, L’Arbalète Gallimard, 2007.