Les histoires d’amour finissent mal, en général. Les Rita nous ont prévenus. Rien de plus banal qu’un couple qui se défait et Isaac Rosa part de ce constat, qui est aussi un défi littéraire, pour composer son roman Heureuse fin, récit à rebours d’un couple de la rupture à la rencontre, inversion de la chronique d’une fin non seulement annoncée mais initiale.
« Je me demande quand tout a foiré, quand tout est devenu irréversible, irrémédiable. (…) Si nous pouvions remonter le temps, remonter notre vie comme on remonte un fleuve depuis son embouchure, creuser verticalement dans notre passé, en soulevant chaque couche, jusqu’où crois-tu que nous devrions aller, à quel moment étions-nous encore à temps de tout arranger ? »

Heureuse fin s’ouvre donc sur l’« Épilogue » de l’histoire et déroule les étapes d’une crise, du pire aux instants magiques et suspendus de la rencontre, dans son « Prologue », ici conclusif. Entre deux, les chapitres, numérotés de 8 à 1, déroulent un compte à rebours. Et on ne perdra rien à citer la dernière phrase du livre, « c’est là que notre histoire commence ».
Les lecteurs suivent donc l’ensemble de l’histoire à l’envers, depuis sa fin. Antonio et Ángela se pensaient uniques. « Nous, nous allions vieillir ensemble », telle était la promesse de leur amour singulier, un mantra pourtant pris dans la spirale du lieu commun : la séparation, treize ans plus tard. Quand le récit commence, Antonio est seul dans l’appartement vidé, observant « les marques de vie. Fantômes qui disparaîtront sous la brosse et l’éponge grattante du prochain locataire » : ainsi, sur l’encadrement d’une porte, la toise immortalisant, via dates et initiales, les étapes de croissance des deux filles du couple, Ana et Sofía… Antonio regarde les traces et archives dérisoires d’un bonheur enfui, et il sait quelle part de cliché mélodramatique entre dans sa tristesse. À ses pensées et réflexions succèdent celles d’Ángela, tout aussi ironiquement amères face aux documents, lettres, dossiers, ces « archives familiales (…) que nous pourrions envoyer directement au Musée des Relations Brisées pour qu’on les encadre et que des touristes émus ou ironiques puissent les lires et les photographier ». Le dialogue rompu se poursuit dans cet échange écrit, à l’image d’un amour passé qui a toujours été « graphomane ». Les amants puis mari et femme tenaient un journal, devenu « livre de comptes ».

Le défi du roman d’Isaac Rosa est dans l’espace qu’il occupe, un espace à proprement parler paradoxal : l’écrivain espagnol place son récit au cœur même d’un (in)connu surexploité — et l’on pense autant au film de François Ozon 5×2 (2004), pour le récit antéchronologique de la vie d’un couple, qu’à l’exceptionnel Pièces importantes et effets personnels de la collection Lenore Doolan et Harold Morris de Leanne Shapton traduit par Jakuta Alikavazovic, pour la part d’exposition, sous forme d’inventaire, des archives d’un couple. Il s’agit pour Isaac Risa d’écrire sur un lieu commun et de le renouveler, en faisant du « couple » ou de la dualité un principe narratif. Tout le récit se compose depuis deux points de vue (Antonio/Ángela) qui se suivent mais ne se contentent pas de se juxtaposer : ils dialoguent, se contredisent et se rejoignent parfois, composent une forme de fugue et figurent le principe disjonctif à l’œuvre dans tout récit amoureux. Ce qui frappe dans cette chronique d’un amour fini remontant vers sa source, son originaire fiction de singularité fondatrice, c’est combien chacun a composé sa propre construction imaginaire, son propre récit des choses et ce, dès la rencontre. Tous les éléments narrés, comme autant de jalons banals, repérables dans toute histoire d’amour, sont un canevas narratif récurrent jusque dans les vies d’Antonio et Ángela, un cercle vicieux — se rencontrer, quitter quelqu’un pour vivre cette nouvelle histoire pleine de promesse, rêver d’ailleurs, etc. puis rencontrer quelqu’un d’autre, et tout recommencer selon le même schéma… Et ces chapitres de tout scénario amoureux sont perçus par chacun de manière diamétralement opposée, chacun tentant d’imposer à l’autre sa version des faits. « Une séparation est aussi, est surtout la perte d’un récit commun, et au moment de la rupture, nous sommes pris d’un désir vif de raconter, de raconter encore pour la dernière fois ».
C’est ce récit contrasté que suit le roman, chaque chapitre tisse le récit d’Antonio et celui d’Ángela (en italiques) comme la matérialisation d’une unité impossible, ils ne sont plus « Angelonio » comme les désignaient leurs amis, tout a creusé leur dualité malgré leur rêve d’union, cette utopie que chaque couple tente de conquérir. Antonio s’affirme « notaire » d’une « obsolescence », il cartographie les marques du temps sur le corps de la femme qu’il a aimée, tient les comptes de tous les événements qui ont creusé des failles devenues abymes de leur histoire — la maison de village dans laquelle Ángela voulait abriter leur famille, les difficultés économiques quand le journal pour lequel il travaillait l’a licencié, les coups de canif dans le contrat d’une fidélité absolue. À ces raisons, Ángela oppose d’autres lectures et perspectives, un sentiment d’altérité qui ne l’a jamais quittée, se demandant même comment il a été possible que deux « êtres si étrangers aient pu un jour tomber amoureux l’un de l’autre et désirer un avenir commun » et si leur proximité fusionnelle au début de leur histoire n’est pas « une idéalisation post mortem », une fiction.
On voit comment le récit, en semblant reconstruire ce qui a été défait, par ce parti-pris de partir de la fin pour aller vers la rencontre, ne fait que souligner la part de mensonge de toute histoire, de fictionnalisation volontaire ou inconsciente — de même que tout « souvenir conditionné par la fin ». Et si tout amour était d’abord une histoire, inénarrable en ce qu’elle déborde de microrécits portés par deux narrateurs non fiables ? « L’amour est inénarrable, on ne le raconte que lorsqu’il est passé, et il est alors soumis à une relecture, à un réajustement, quand ce n’est pas à une revanche. L’amour est inénarrable, parce que le temps du sentiment et le temps du récit ne coïncident jamais, et ce que nous racontons maintenant ne pourra jamais être qu’une réélaboration rationnelle d’un sentiment qui s’évaporait à mesure qu’il brûlait ».
Toute histoire d’amour est-elle une fiction de fiction ? Est-ce le récit que chacun raconte à l’autre qui fait tenir l’ensemble, selon un principe de « tenségrité » ? « Tenségrité, le principe qui soutient des structures complexes en les soumettant à la tension en réseau. Ces sculptures faites de tuyaux d’acier étonnamment suspendus en l’air, qui forment des figures géométriques et ne sont unis que par des câbles. Tant que la tension du système se maintiendra, ils se soutiendront, en apesanteur. Il suffit de réduire un tout petit peu la tension d’un câble ou de déplacer un élément d’un millimètre pour que tout l’ensemble se décompose, que rien ne reste debout ».

C’est selon ce même principe de tenségrité qu’Isaac Rosa parvient à (dé)construire son récit, à le miner de l’intérieur, à nous faire entrer dans le laboratoire de tout roman d’amour, un espace tragiquement familier, rythmé par les constats ironiques de ses narrateurs/personnages qui sont autant de métacommentaires : « il y en a même qui écrivent un roman à partir de cet instant tremblant où l’on ouvre la boîte aux souvenirs familiers ». Comme Isaac Rosa, justement, qui nous offre de nouveaux Fragments d’un discours amoureux (cités dans les Remerciements finaux du livre), dans lesquels chacun.e de nous se projette et reconnaît, tour à tour amusé.e, terrifié.e ou séduit.e par l’acuité féroce et si juste de cette déconstruction de l’amour (mal)heureux. « Tu vois, on est comme tous les couples qui se séparent, c’est à vomir ».
Isaac Rosa, Heureuse fin (Féliz Final), trad. de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu, éditions Bourgois, janvier 2020, 320 p., 21 € — Lire un extrait en pdf