Goncourt 2019 : Jean-Paul Dubois, Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon

Jean-Paul Dubois vient donc d’obtenir le prix Goncourt 2019 pour Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon, contre tous les parieurs donnant Amélie Nothomb favorite. Deux pensées me traversent l’esprit, quasi simultanées : il y avait un très grand livre dans cette liste, Extérieur monde d’Olivier Rolin et il restera, prix ou pas ; ce Goncourt couronne aussi (surtout ?) un très grand éditeur, Olivier Cohen, et je suis heureuse pour sa maison.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon est le récit de la vie d’un homme, Paul Hansen, depuis sa cellule de la prison de Bordeaux à Montréal. Son existence épouse le rythme du monde, il est incarcéré depuis le 4 novembre 2008, jour de l’élection de Barack Obama et sa mère s’est suicidée le jour où la veuve de Mao fit de même. L’homme partage sa cellule de 6m2 avec un motard, Patrick Horton, en attente de son procès ; la promiscuité est terrible, l’intimité absente, même si une forme d’amitié naît entre les deux taiseux. La prison est comme un « gros animal », Paul la sent respirer autour de lui, monstre assoupi en attente de la prochaine mutinerie, elle respire, tousse et parfois déglutit : « La prison nous avale, nous digère et, recroquevillés dans son ventre, tapis dans les plis numérotés de ses boyaux, entre deux spasmes gastriques, nous dormons et vivons comme nous le pouvons  ».

Ironie géographique, si Paul concentre le monde en lui (il est né à Toulouse, d’un père danois, vit au Canada depuis des années, avec Winona, d’origine irlandaise et algonquine, sa mère a fini sa vie à Genève), le pénitencier où il croupit est « presque à portée d’injures » de L’Excelsior, immeuble dont il a été le factotum pendant 26 ans. Toute la vie de Paul Hansen tient en quelques rues, puisque là se trouvent les deux énormes organismes et lieux clos que sont la prison et l’immeuble, puisque c’est là, aussi, qu’il a rencontré Winona, pilote d’hydravion, avec laquelle il partagera sa vie pendant onze ans. Tout y est d’autant plus concentré que le récit se déploie depuis la cellule et les souvenirs de Paul, passé et présent en alternance, vie antérieure « libre » et enfermement présent.

A travers l’existence de Paul, révélée par fragments pour aller peu à peu vers le récit de l’acte qui a fait basculer sa vie, c’est la course du monde que suit le roman : l’après-guerre, 68, la crise des subprimes, le scandale de l’amiante, tout ce qui fait « craquer les charnières du vieux monde ». Dans la « boue épaisse » de son quotidien carcéral, un homme tente de démêler de ce dont il hérite, le passé de son père, ses propres fautes, il plonge dans sa mémoire et ses souvenirs de ce monde « dont il ne restait aujourd’hui plus rien ».

Autour de lui des êtres qui sont eux aussi des recueils d’histoires : Winona, « livre d’images » et conteuse aux esprits, et surtout Kieran Read, le plus beau personnage du roman, habitant de l’Excelsior, qui ne l’a jamais trahi et lui rend visite au parloir, un « casualties adjuster » qui évalue financièrement les morts pour des compagnies d’assurances ; comme le jeune Balzac qui fut clerc de notaire, Kieran Read voit l’humanité par le bout le plus noir de la lorgnette. Et Read (nom appelé) ne se prive pas de raconter les histoires terribles auxquelles il est confronté, cette « cartographie du malheur », répertoire d’une « comptabilité macabre » et de « tranches d’humanité qu’il faisait défiler ».

Les lecteurs fidèles de Jean-Paul Dubois ont retrouvé avec Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon l’univers familier de l’auteur, ses interrogations sur l’Amérique du Nord (Canada et USA), le poids du passé et la manière dont les morts nous accompagnent — et de manière plus anecdotique, mais vous le lirez partout, le prénom Paul donné à tant de ses personnages principaux, des accidents d’avion et scènes terribles de dentistes (les trois éléments du cocktail sont dans ce livre). Les autres découvriront, grâce à ce Goncourt, un romancier qui signe avec ce livre une partition sur l’échec et le manque (qui ne m’a personnellement pas du tout convaincue) dont la dernière prédication du père de Paul donne une clé :

« Ce dimanche-là, la prédication portait sur les charges et les tracas que les familles se transmettent de génération en génération, ces histoires dont nous ignorons beaucoup mais dont nous devons quand même accuser réception, que nous devons transporter puis grossir de nos propres peines avant de les fourguer au suivant de la lignée ».

Jean-Paul Dubois, Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon, éditions de l’Olivier, août 2019, 256 p., 19 €