« Welcome to Nathalie Sarraute to the United States ! » ou le Nouveau Roman hors de toute lettre

« On connaît cet univers où ne cesse de se jouer un jeu de colin-maillard sinistre, où l’on avance toujours dans la fausse direction, où les mains tendues « griffent le vide », où tout ce qu’on touche se dérobe » avançait Nathalie Sarraute dans L’ère du soupçon pour alors suggérer de Kafka sa puissance nue d’inhabitude, sa patiente conquête des strates du vivant où le vivant s’échappe à soi : où chacun découvre ce point extrême, tremblant et hagard d’inconnaissance à soi-même et aux autres. Nul doute qu’une telle sentence qui installe la déprise à soi et l’inhabitude du monde comme saisie liminaire du monde même pourrait venir éclairer à la manière d’un exergue rieur la publication des Lettres d’Amérique de Nathalie Sarraute, récemment paru chez Gallimard. Pourtant, dans ces vingt-quatre lettres inédites, remarquablement présentées par Olivier Wagner et soigneusement co-éditées avec Carrie Landfried, nul jeu de colin-maillard sinistre. À rebours de toute tristesse fantastique, se donne plutôt ici un jeu de colin-maillard rieur et ironique par lequel, depuis ces lettres inédites, se découvre une nouvelle Nathalie Sarraute – s’écrit une Romancière Nouvelle par l’épistolaire.

De fait, tout au long de ces lettres rédigées à la hâte en 1964 à l’adresse de son mari Raymond lors de sa première et triomphale tournée de conférences aux États-Unis, se dévoile pièce par pièce, missive après missive, une Nathalie Sarraute dans le portrait d’une méconnue, d’une presque inconnue au seuil enfin conquis de la reconnaissance critique et publique d’une œuvre patiemment et secrètement débutée une trentaine d’années auparavant. Car ces Lettres d’Amérique jettent la lumière la plus nue sur ce qui n’apparaît jamais dans l’œuvre de Sarraute, montre ce qui est immontré, savamment reculé à la lisière et à la terminaison suspensive de chaque phrase : la matière de vivant, d’immanence et de contingence qu’est l’auteur en son temps et en sa vie même – la pelure de texte, le moi social, l’ombre incarnée. Devant un auteur qui s’est savamment mise à mort dans cette période textualiste reine consacrant la mort de l’auteur et la mort de l’homme, ces Lettres d’Amérique paraissent ainsi en fournir comme l’antithèse révélée, l’anti-œuvre avérée mais peut-être aussi bien l’antichambre consacrée.

Celle qui, longtemps et à l’exception d’Enfance avait refusé de raconter ses souvenirs, et avait jeté un voile épais et pudique sur la Nicole Sauvage qu’elle fut pendant l’Occupation, révèle à la vérité et comme par mégarde, en un lapsus d’œuvre, depuis l’entremise de ces vingt-quatre lettres une part inédite, le hors de l’œuvre de ce que, précisément, Sarraute en vient à théoriser lors de son voyage américain. En effet, en 1964, Nathalie Sarraute, comme le rappelle fort justement Olivier Wagner dans sa présentation, Sarraute se trouve être à un « moment charnière » de sa carrière – ce moment où sa carrière advient enfin, où après avoir écrit pendant des années sinon des décennies dans une discrétion relative, la romancière en vient à une reconnaissance qui prend les chemins sinon l’envol international. 1964, date clef de cette tournée américaine, où, littéralement, Sarraute accomplit une tournée de vedette américaine d’université en université à l’invitation notamment de Germaine Brée et Henri Peyre, où, pour la première fois, elle se rend en Amérique – où la romancière se voit projetée comme le portrait d’une reconnue où, comme le confesse avec amusement à Raymond resté en France avant de la venir rejoindre, « On m’adore ».

1964, date à laquelle enfin, succédant aux tournées portées de succès de Robert Pinget, Claude Ollier et plus récente alors d’Alain Robbe-Grillet, Sarraute vient affirmer et confirmer le « Nouveau Roman » dans son plein engouement conjointement intellectuel et médiatique, qui est lui-même porté par le succès du roman d’alors de Sarraute : Les Fruits d’or qui, on s’en souvient, raconte, de tropismes en tropismes et de sous-conversation en sous-conversation, le destin mondain d’un roman : de l’enthousiasme inconditionnel à la détestation passionnelle. Dans le sillage de ce roman d’une critique, ces Lettres d’Amérique fournissent l’étonnant et savoureux contrepoint d’une postface à cette vie d’écrivain et à la vie du livre telles que Les Fruits d’or les mettaient en scène. Car ces Lettres d’Amérique donnent à voir la personne biographique, l’histoire à pente faible d’une femme écrivain qui, chantre un temps de l’autoréférentialité, devient ici la femme saisie, depuis elle-même, par son propre référent dans le monde et son époque.

Sarraute est ici une femme écrivant le soir, la nuit, au petit matin, depuis son jet-lag dans un geste double, dans un dédoublement constant dont son œuvre est le langage indirect et le reflet choyé : le jour, elle court de conférence en conférence, de dîner en dîner. Elle est ici mondaine, prise dans une mondanité jusqu’alors inconnue d’elle. Elle connaît les ors et dorures de la notoriété, le « livre d’or fantastique, réservé aux grands », se prête au jeu des dîners en son honneur où « dans le somptueux vieux salon tendu de soie jaune où Kennedy recevait ses amis intimes, une table en carré pour 40 couverts était dressée parmi les fleurs et les waiters en livrée jaune ». Ou comme elle l’écrit elle-même dans un élan enthousiaste mêlé de stupeur : « Welcome to Nathalie Sarraute to the United States ! » Sarraute connaît ici son moment-personnage, cet instant du vivre qui rejoint la puissance folle de son œuvre puisqu’ici la fiction vient à se prolonger et à se redoubler. A New York ou San Francisco, Sarraute est Germaine Lemaire, la romancière du Planétarium et vient même, comme de malgré elle, en redoubler la posture puisque, souvent rapprochée de Simone de Beauvoir, Sarraute devenue Germaine Lemaire visite les bas-fonds de Chicago, le « bistrot tenu par la cuisinière d’Al Capone ! » en compagnie de Nelson Algren, amant lumineux de l’essayiste du Deuxième sexe. Littéralement, ces Lettres d’Amérique montre la malicieuse mise en orbite de l’auteure du Planétarium. De la même manière, devant les compliments dont elle se voit couverte, les « je souit un génie » et autres « On m’adore », Nathalie Sarraute, venant donc de faire paraître Les Fruits d’or, traverse à son tour la même épaisseur discursive et sémiologique que le romancier de son livre. Le réel est encore plus facétieux que Sarraute : il met la romancière en abyme.

Indubitablement, cette face mondaine de Sarraute, pour la première fois dévoilée et exhibée comme par surprise d’œuvre, ne donne pas uniquement le timbre biographique d’une femme et va au-delà de ce que Proust, le maître révéré de Sarraute, désignait de juste loi comme ces « gouttes de lumière cimentées » qu’incarne le style. Elle témoigne de l’écho constant que Sarraute sait tisser de sa vie à son œuvre. Comme si elle ne retenait du vécu que le langage vécu – comme si, là encore en abyme et en joie, il s’agissait pour l’auteur de « Disent les imbéciles » de trouver la matière première de ses tropismes, de découvrir depuis la conférence qu’elle donne alors sur « Roman et réalité », ce qu’elle nomme ce « quelque chose qui est fait d’éléments épars, que nous devinons, que nous pressentons très vaguement, d’éléments amorphes qui gisent, privés d’existence, perdus dans la masse infinie des possibilités, des virtualités, fondus en un magma, emprisonnés dans la gangue du visible, étouffés sous le déjà-vu, sous la banalité et la convention. » Ce que traverse ici Sarraute consiste précisément en cette strate saturée du visible, du déjà-vu, de la banalité et de la convention. Comme si ces Lettres d’Amérique étaient à lire comme un post-roman (la continuation indirecte des Fruits d’or) et une infra-littérature (la préparation quotidienne des tropismes mondains). – Comme si les Lettres d’Amérique étaient à considérer comme ce magma de non-forme toujours porté par l’espoir d’un livre à venir.

À cette Sarraute mondaine qui, plus proustienne que jamais, use d’anglicismes comme si elle rejouait Odette de Crécy et qui n’écrit pas tout à fait comme Sarraute mais comme un personnage, répond donc une seconde Sarraute – celle, non pas des Lettres, mais de la lettre, celle de l’échange intime avec Raymond par où elle confie ses impressions de voyage et lui prodigue ses conseils d’épouse. Mais là encore, être baroque et sous-conversations obligent, Sarraute se fait de nouveau double, dédouble l’intime en deux strates discursives : la première consiste à retourner comme elle se plaisait à le faire l’envers discursif de ce qu’elle vit, dit et entend. S’il est juste d’admettre qu’ici aucune écriture de Sarraute n’apparaît dans la puissance défaisante et herméneutique du tropisme, force est pourtant de reconnaître que Sarraute y exerce ce qu’il faudrait nommer l’après-histoire de la parole, le moment où la parole va connaître son dépassement par une phase première, une déphrase qui correspond à la satire, à l’ironie qui, en écho à Barthes, surgit bel et bien ici comme une question du langage posée au langage par le langage lui-même. Chez Sarraute, l’ironie désengage le sujet du langage, l’externalise – le déprend et le désubjectivise : il ne reste alors plus qu’un mot qui devra faire scène de langage dans la fiction : « Dès que j’ouvre la bouche, les dollars pleuvent. »

À cette Sarraute du sarcasme qui se voit elle-même ironiquement comme Jeanne d’Arc et Khrouchtchev répond une autre Sarraute intime au plus franc de sa relation avec Raymond dans la mesure où elle y devient femme de pleine matière, y conquiert l’antithèse absolue de l’écrivain, y désapparaît de texte. – Elle y devient un hors-texte majeur par où elle demande à son mari de lui rapporter « son manteau en poil de chameau », lui indique quel costume de flanelle grise prendre ou encore les démarches à effectuer pour obtenir ce visa lui permettant de la rejoindre et d’ainsi achever sa tournée en son amoureuse compagnie. Mais, si les informations se font factuelles et contingentes, l’écriture n’a pas pour autant quitté le bord de ces missives. Toujours, dans l’écrire, il s’agit pour Sarraute d’une œuvre à part entière, d’une intra-œuvre entre son mari et elle, celle de leur correspondance qu’elle vient à qualifier de « roman-fleuve », de roman sentimental, de roman à l’eau de rose : un roman du sentiment, un roman du ressenti au long cours, un roman méconnu et qui doit rester inconnu. Car peut-être ce roman-fleuve, génériquement révélé ici par Sarraute, dit-il le point nul de l’œuvre, là où le langage se replie sur lui-même, là où le langage atteint non à sa transparence mais se voudrait cristal de transparence pour dire la relation du « Chien Loup » qu’est Raymond à « son Fox » qu’est Sarraute – un état d’animalité, de Nicole-Sauvage du langage, ce moment de bestialité langagière où le mot devient le grand conducteur qui méconnaît du langage ses drames et ses saynètes de sous-conversations. Le roman-fleuve, qu’il faut conserver comme Sarraute le dit « non pour la postérité – trop mal écrit – mais pour que je m’en souvienne », sera alors celui qui ne s’écrira pas – qui restera toujours, au cœur de l’œuvre, inécrit.

Sarraute le sait. Ce roman-fleuve ne pourra pas exister. Il est la tension irrévélée de l’œuvre, le point creux d’un monde qui aimante la parole vers la révélation de ce qu’elle ne saurait être. S’y dit, en filigrane depuis ses lettres, combien le langage se révèle incapable d’abolir la distance du langage au langage dans la mesure où Sarraute y voit, dans le langage ou l’absence de langage (les non-réponses de Raymond) sa fondatrice zone d’inquiétude du langage sur lui-même. Sarraute est mégalomane d’après Raymond. Le langage ne fonctionne pas. Raymond n’écrit pas. Sarraute prend peur. Le langage ne parle pas mais il est une constante violence faite au sujet. Pour Sarraute, même et surtout dans le lien le plus vif qu’elle tisse à Raymond, le langage se donne comme le monde tel qu’il ne va pas – il gît dans l’infra-dire dont témoignent ces vingt-quatre lettres échappées d’un roman-fleuve, roman qui souvent ne s’écrit pas (car le couple est toujours ensemble, rarement séparé) et qui se donne comme le cœur physique inaccessible de l’œuvre en en dévoilant la poétique inversée, en en exhibant la genèse contrariée : la naissance avortée.

En effet, sans parfois même le savoir mais faisant de ce non-savoir la chance critique de l’œuvre, ces Lettres d’Amérique surgissent non comme la négation résolue de l’écriture sarrautienne mais comme ce Barthes pouvait considérer comme la préparation du roman. D’aucuns pourraient soutenir que ces lettres divisent Sarraute en elle-même, montrent, de manière proustienne combien la romancière n’est pas la femme et inversement, et combien l’écriture n’y est pas l’écriture. Peut-être tout au contraire, faudrait-il lire ici la matrice noire et vive d’une écriture toujours en recherche, toujours en quête de soi au cœur de laquelle Sarraute dévoile combien écrire, c’est avec constance entrer dans la notation, dans les tangibilia du sensible et du dicible. C’est trouver cet instant du langage où le sujet s’apocope, où se dessine l’horizon d’écrire depuis le désir que l’écriture soit vitesse du monde, exploration de l’inconnu. Où écrire commence sur des territoires neufs, physiques et psychiques, Amérique du langage, Europe de la psychologie ; où les paysages retiennent son attention, sont autant de ciels et de couleurs « d’un bleu ineffable », et deviennent le macrocosme dont se nourriront, par images, les tropismes microcosmiques eux-mêmes.

Car, sans doute, à dire vrai, n’est-ce pas Nathalie Sarraute, l’épouse et la conférencière, qui s’aperçoivent ici mais l’enfance de l’écriture et de Sarraute. Se trame là, comme dans Enfance, l’infans résolue de l’écriture qui en est à se confier, qui veut dire, qui dit l’enfance de l’art. Les lettres sont « des bafouilles », selon ses propres dires : le moment où le langage bafouille avant d’apprendre à parler. C’est aussi une autre enfance qui vient à se dire et qui témoigne de l’émerveillement, qui veut trouver le degré premier d’un langage qui, là encore, parlerait sans parler, dirait sans dire, voudrait, du regard d’enfant de cette femme alors déjà âgée de 64 ans, dire l’émerveillement sans faille. L’Amérique est alors un paysage d’enfance. Ce sont les westerns. C’est la lune. C’est une puissance merveilleuse et « ensorcelante ». Ici, sous l’épouse et la conférencière, perce la parole de Tachok qui découvre que l’Amérique n’est pas qu’une image ou un livre mais une physique à part entière.

En définitive, on l’aura compris : il faut absolument se procurer ces Lettres d’Amérique tant, au-delà de la valeur documentaire qu’elles peuvent représenter, elles disent le trait profond de Sarraute à écrire mais aussi bien, en termes de critique, ce basculement historique que vivent désormais les études sur le Nouveau Roman. Si, jusqu’à présent, chaque Nouveau Romancier était pris dans les rets textualistes et poétiques, une belle et large générosité herméneutique s’ouvre à chacun devant la révélation d’un auteur pris dans l’histoire – où le Nouveau Roman devient un objet non plus uniquement poétique mais pleinement historique, traversé de son temps, habité d’hommes et de femmes qui ne sont plus, qui sont aussi autant d’archives qui font de leurs vies les détails menus d’œuvres majuscules. Où le Nouveau Roman redevient un plein et neuf objet d’inquiétude intellectuel.

Où, par ces Lettres d’Amérique, se dit le Nouveau Roman lui-même relu, à l’aune de l’historicisation, comme un Nouveau Roman renouvelé. Où, enfin, par ces Lettres d’Amérique, se dévoile par ces bribes du vivants, cristallisant les êtres et les devenirs, ce que Foucault nommait la « dimension sagittale » d’une œuvre. – Où, à parler encore comme Nietzsche, chacun se voit déchiré par la flèche lente de la beauté.

Nathalie Sarraute, Lettres d’Amérique, édition établie et annotée par Carrie Landfried et Olivier Wagner, présentation d’Olivier Wagner, Gallimard, 2017, 128 p., 14 € 50 — Lire un extrait