Olivier Wagner et Rainier Rocchi : « Tout reste encore à dire sur Sarraute »

C’est à la veille du colloque international, des 17 et 18 octobre à la Bibliothèque Nationale, consacré à Nathalie Sarraute, célébrant les 20 ans de sa disparition, que Diacritik est allé à la rencontre de deux de ses organisateurs : Olivier Wagner et Rainier Rocchi. Tout reste encore à dire sur Sarraute affirment avec justesse les deux chercheurs lors de ce grand entretien qui revient sur les nouvelles perspectives de recherche que ce fort colloque va ouvrir.

Ma première question voudrait porter sur les origines de votre colloque international qui vient, vingt ans après sa mort, en manière d’anniversaire, porter un nouveau regard sur l’œuvre de Nathalie Sarraute. Voilà de nombreuses années qu’il n’y avait pas eu de colloque sur la romancière du Planétarium : comment est alors né, chez vous, le désir d’organiser un colloque sur Sarraute ? S’agissait-il d’une certaine manière de combler un manque évident dans la recherche ?

Olivier Wagner – Le décès de Sarraute en 1999 avait conduit à une frénésie de publications, de portraits, d’hommages. S’en est suivi un long silence. Il fallait peut-être croire que les éloges posthumes accumulés autour de la mémoire de l’auteur avaient un autre objectif, celui d’établir un bilan, de tourner une page. Nathalie Sarraute n’est certes pas un cas isolé ; le changement de siècle fut assurément un moment de liquidation définitive du nouveau roman. Toutes les œuvres de cette tendance et leurs auteurs ont été emportés dans un vaste mouvement de négation. C’est peut-être l’effet des temps singuliers que nous vivons ou celui tout simplement d’un mouvement naturel – disons plutôt automatique – de la réception littéraire, faite d’intégrations et de rejets.

 

Pour Nathalie Sarraute, la situation était peut-être rendue plus complexe, paradoxalement, par les honneurs qui lui avaient été rendus ce son vivant : une exposition lui avait été consacrée à la Bibliothèque nationale en 1995, ses Œuvres complètes publiées à la Bibliothèque de la Pléiade en 1996. Peut-être s’était-on dit ces dernières années, parmi ceux qui malgré tout continuaient à s’intéresser à elle, qu’il n’y avait tout simplement plus rien à dire de neuf sur Sarraute.

L’idée de ce colloque nous est venue autour des archives de l’auteur, au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale, quand nous plongeant dans ses papiers nous est apparue cette masse énorme d’une matière inédite sur la vie et la pensée de l’auteur. Pour nous il s’est agi d’avancer avec évidence dans une direction précise : tout reste encore à dire sur Sarraute.

Pour en venir à l’argument même du colloque, on est frappés en lisant le programme de voir que, si les tropismes sont convoqués et l’art de la sous-conversation évoqué, ils n’occupent pas en revanche la place centrale que Nathalie Sarraute leur accordait.
Ma question sera ici d’ordre critique : est-ce que la grille de lecture, voulue par Sarraute à travers la question de la conversation et de la sous-conversation, si elle a pu être un temps productive, appelle à être désormais dépassée ? Vous parlez de « tabous dressés par l’auteure », d’interdits critiques, dans l’approche de son œuvre : pouvez-vous les évoquer pour nous ?

Olivier Wagner – La biographie de Sarraute par Ann Jefferson le démontre avec éloquence : elle suivait avec une inquiétude proche de la paranoïa la réception de son œuvre, tout particulièrement auprès des critiques. Ce souci de l’interprétation juste et univoque nécessairement de son œuvre l’amenèrent à développer un discours théorique rigoureux au sujet de celle-ci. Elle décourageait en revanche avec sévérité toute tentative de dévier de l’interprétation orthodoxe de sa littérature. Cette attitude de l’auteur a jusqu’à ce jour profondément conditionné le discours littéraire théorique à son égard.

Conversation et sous-conversation, exploration d’une matière mentale sous-jacente, il ne s’agit évidemment pas de dire que tout cela est désormais nul et non avenu. On doit en revanche se demander s’il n’est pas temps de s’extraire de ce cadre de pensée. Un des tabous qu’il est peut-être intéressant de renverser est celui de l’assignation strictement littéraire de l’œuvre de Sarraute, loin de toute forme de littérature engagée. La lire aujourd’hui c’est pourtant faire le constat de l’aspect profondément subversif de ce qu’elle dit de certaines réalités en apparence immanentes. Comment ne pas lire en particulier l’aspect a-genré des consciences qui se rencontrent parfois dans ses œuvres sous le prisme des théories queer ? Tant d’autres questions actuelles semblent ainsi résonner – ou raisonner – avec une œuvre dont l’interprétation théorique pouvait sembler jusqu’alors hermétiquement close !

La claire et forte ambition du colloque est de renouveler l’approche des études sarrautiennes en impulsant l’exploration de nouveaux territoires. Ainsi, dans le sillage de la biographie de l’auteure qui vient de paraître, vous prenez soin de préciser que l’un des principaux enjeux des interventions du colloque consistera à replacer Nathalie Sarraute dans son contexte notamment historique : pouvez-vous nous en parler plus précisément ?

Olivier Wagner – Assurément. Sarraute s’était exprimée de façon explicite sur la question de son appartenance au Nouveau Roman au cours des dernières années de sa vie. Pour elle il s’était agi d’une attribution malencontreuse, d’une erreur d’interprétation, niant tout lien qu’il était possible de tisser entre son œuvre et celle des autres nouveaux romanciers. Le retour aux archives de l’auteur permet de montrer à quel point cet ultime point de vue peut être déformant. Deux interventions, celle de Mireille Calle-Gruber et celle de Carrie Landfried s’attacheront à explorer cette relation complexe, tant du point de vue des expressions publiques que de ce qui n’avait jamais été exploré jusqu’à présent : ce que ces nouveaux romanciers – dont Sarraute – avaient pu se dire par le biais de leurs correspondances littéraires. Ce sera assurément un apport majeur de ces journées.

Ma question s’adresse ici à Olivier en particulier : vous avez fait paraître il y a quelque temps de cela des lettres inédites de Sarraute à son époux, Raymond. Vous avez contribué ainsi à renouveler l’image que nous nous faisions de Sarraute : en quoi les manuscrits de Sarraute permettent-ils selon vous de modifier la vision que nous avons de Sarraute ? Est-ce aussi l’un des souhaits de ce colloque de souligner l’importance de ces manuscrits et inédits dans le renouvellement des études sarrautiennes ?

Olivier Wagner – La publication des Lettres d’Amérique de Sarraute a permis de faire naître un nouvel intérêt autour des archives de l’auteur. La biographie publiée ces dernières semaines par Ann Jefferson et qui puise pour beaucoup dans cette même matière devrait, je l’espère, accélérer ce mouvement. Conformément à la volonté de l’auteur, les brouillons de ses textes sont réservés de communication jusqu’en 2036. Sarraute, comme on l’a dit, avait en horreur les interprétations qu’elle jugeait non conformes de son œuvre. Fait exceptionnel, elle avait refusé l’accès à ses manuscrits aux éditeurs de ses Œuvres complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade. Cette longue période d’occultation représente le compromis qu’elle avait fini par trouver face à sa disparition prochaine : quarante années de fermeture lui semblaient le délai correct au-delà duquel, si alors quelqu’un s’intéressait encore à son œuvre, il serait possible d’y avoir librement accès.

Cette montagne de papier se trouve encore aujourd’hui dans des armoires fortes. Elles montrent le travail incroyable mené par l’auteur pour trouver le développement juste d’idées à l’origine ténues. Une autre génération de chercheurs pourra dans dix-sept ans se livrer à une étude génétique de ses textes ; il y aura là de quoi occuper bien des vies de travail.

La réalité de l’inaccessibilité des brouillons de Sarraute vient sans doute cacher l’existence de tout un autre continent librement consultable et désormais bien décrit. Il s’agit tout d’abord des derniers états manuscrits et dactylographiés de chacune des œuvres de l’auteur ; ils sont presque tous extrêmement corrigés. D’autres éléments apportent des éclairages majeurs sur la vie intellectuelle de Sarraute : une série presque continue de ses agendas depuis le milieu des années 1940 et plus encore quarante fortes boîtes de correspondances littéraires encore à ce jour presque inexplorées.

Loin de l’image de l’écrivain solitaire coupé du monde littéraire parisien, Sarraute apparaît ici dans toute l’intensité de ses amitiés, de ses rancunes, de ses fâcheries, de ses émerveillements. Rien n’est plat, tout est en mouvement, tout est inattendu.

Rainier, je me tourne à présent vers vous pour ma dernière question : vous êtes l’auteur d’un fort essai sur l’intertextualité chez Sarraute, ce qui est a priori paradoxal quand on sait quelles étaient les préventions de Sarraute à ce sujet.
En quoi, pour vous, l’intertextualité est une manière vive de renouveler les études sur Sarraute ?
Enfin, à lire le programme qui convoque des rapprochements entre Sarraute, Wittig ou encore Duras, comment s’est concrétisée cette intertextualité dans l’élaboration du programme du colloque ?

Rainier Rocchi – C’est justement tout l’intérêt d’une enquête approfondie sur l’intertextualité chez un auteur refusant énergiquement d’envisager la moindre influence, concédant à la rigueur l’intention parodique de « détourner » Eugénie Grandet dans Portrait d’un inconnu. Mon intention était de démontrer que, soumise à l’épreuve de l’intertextualité ,c’est-à-dire, non pas en prélevant quelques probables ou possibles emprunts de ci de là dans des textes sarrautiens, mais bien en identifiant des réseaux intertextuels actifs au cœur même d’une œuvre particulière, l’écriture sarrautienne résistait justement, dans sa structurelle ironie, grâce à cette « réserve » dont parlait Blanchot capable de décevoir tous les discours critiques censés l’élucider. Ce sont ces réseaux qui permettent par exemple de comprendre en quoi, dès son premier roman de 1948, le narrateur, que l’on voit en train d’écrire -et de biffer son manuscrit-, se mesure aux différents choix stylistiques qui se présentent à lui pour rendre communicable sa « petite idée », en s’essayant à pasticher tantôt Rilke tantôt Sartre, comme si cette hésitation, en somme, entre les épiphanies et le soupçon, pour appréhender les « tropismes », cette notion qui était dans l’air dans les années trente et que Valéry exploitera à son tour, était posée d’emblée, avec une lucidité désespérée, dans ce premier roman, et allait structurer ensuite toute la production sarrautienne ultérieure. Portrait d’un inconnu, en s’engageant, au fur et à mesure de la progression du texte, dans une sorte de désarticulation des conventions d’un genre aussi puissant que le roman, me paraît s’imposer comme l’un des tout premiers « Nouveaux Romans » avant la lettre, avec certes Le Bavard, paru en 1946, où l’intertextualité joue un rôle fondamental, selon la fameuse thèse d’Emmanuel Delaplanche datant de 2001 et finalement publiée l’an dernier [ndlr : Empreintes, publie.net, 2018].

Quant au groupe si controversé du Nouveau Roman, qui nous dérange peut-être davantage encore aujourd’hui qu’à l’époque de sa difficultueuse constitution (tant il nous paraît inconcevable d’attenter au référentiel, de prétendre déjouer nos propres conditionnements à l’effet de réel de la fiction), l’intertextualité, là encore, parce qu’elle était volontiers admise ou théorisée par les autres membres du groupe, permettait de révéler la singularité – idéologique et esthétique – sarrautienne, comme vous l’aviez déjà démontré vous-même, d’ailleurs, dans votre si pertinente thèse L’Esthétique baroque du Nouveau Roman.

Il s’agissait donc pour moi en somme d’inviter fortement les jeunes chercheurs à revenir d’urgence au texte même de Sarraute, qui s’avère assurément bien plus complexe, subtil, opaque, retors, dirais-je, que le commentaire autorisé de son œuvre délivré par l’auteur à la fin de sa carrière, avec le risque de voir certains chercheurs considérer son fameux livre d’entretiens avec Simone Benmussa, publié en 1987, comme un bréviaire pour élucider son œuvre : un comble pour les barthésiens de notre génération !

Olivier Wagner – Nous avons voulu, pour ce premier Colloque monographique dédié à Sarraute depuis plus de quinze ans (2002), permettre à une nouvelle génération de chercheurs de mieux se faire connaître : certain.e.s, qui ont soutenu leur thèse voici deux ans à peine (Montier : 2017 et Jacquesson : 2018) ou l’ont vu récemment publiée (Toth : 2016 ; Rocchi : 2018 ; Crippa : bientôt), ont travaillé sur des sujets aussi hétérodoxes pour la vulgate sarrautienne que le féminisme – trois communications seront consacrées à ce sujet – ou sur les influences de Proust et de Virginia Woolf ou de Duras. Nous avons ainsi voulu susciter un dialogue assurément très stimulant entre ces jeunes chercheurs et d’éminents universitaires comme Mireille Calle-Gruber, qui viendra, pour la première fois depuis… fort longtemps – en fait depuis 1990 – consacrer une communication spécialement à Sarraute, ou des sarrautiens aussi reconnus, outre évidemment Ann Jefferson, que Jean-Yves Tadié, Françoise Asso, Arnaud Rykner ou Pascale Fautrier, lors d’une Table Ronde prévue en guise de clôture du Colloque et permettant, j’en suis sûr, d’ouvrir des perspectives très encourageantes pour la recherche sarrautienne !

Colloque international Nathalie Sarraute organisé par Ann Jefferson, Olivier Wagner, Rainier Rocchi et Johan Faerber, le 17 octobre à l’Auditorium Colbert du site Richelieu, de 9h à 17h30, et le 18 octobre à l’Institut d’Études Avancées de Paris, Hôtel de Lauzun, au 17 Quai d’Anjou.