L’usage de l’imparfait : Pour une écopoét(h)ique contemporaine

« Par la folie qui l’interrompt, une œuvre ouvre un vide, un temps de silence, une question sans réponse, elle provoque un déchirement sans réconciliation où le monde est bien contraint de s’interroger », écrivait Michel Foucault dans Histoire de la folie.

Suivant cette conception foucaldienne, d’ailleurs controversée, de la folie comme absence d’œuvre, nous avons là sous les yeux, avec ce troisième opus de Maxime H. Pascal publié aux excellentes éditions Plaine page, une œuvre assurément. Et une œuvre importante en ce sens qu’au cours et à l’issue de sa lecture nous sentons bien deux choses : l’enjeu de l’écriture semble être (pour l’auteure ou du moins pour le sujet énonciateur) de tenter d’échapper à une aliénation autant collective que personnelle sur une planète Terre-toupie affolée ; l’enjeu de la lecture (et du silence sidéré qui s’en suit) est de ne pas céder à la tentative d’y échapper tant la charge y est forte, entropique, à la limite suffocante. Pour ces deux positions frontalité et persévérance sont de mise, obligeant à une pleine conscience qui peut s’avérer assez douloureuse bien que nécessaire :

si non
l’aliénation dans ses formes anonymes se déploie /

Car l’œuvre en effet ouvre un flux, à bas bruit mais constant, quasi sans pauses et persistant, qui semble avoir été écrit d’une seule traite, d’un jet nerveux au long souffle entrecoupé d’apnées. Un flux qui décline les ruptures, circonscrit les petits et grands trous où se logent les questionnements comme l’absence de réponses ; une aporie, en somme, face à la folie native, originaire de l’espèce humaine dans l’ère industrielle, dont la maltraitance de son environnement ainsi que son envers, symétrique, d’indifférence à cette maltraitance sont les symptômes majeurs d’une incurable maladie. En réaction Maxime H. Pascal risque une tout autre voie, que l’éditeur Éric Blanco résume ainsi en quatrième de couverture : « Poser un genou à terre et y coller son visage. Maxime H. Pascal écoute les derniers souffles de la nature, ces petits peuples de bruits qui expirent. L’oreille tendue, elle sismographie, prend la température des mers mortes, enregistre l’effacement des signatures acoustiques et les séries des disparitions discrètes. Chaque goutte évaporée ou polluée irrigue la catastrophe annoncée. L’usage de l’imparfait retranscrit les bruits de fond que l’on étouffe sous les signaux industriels et commerciaux. »

Alors, pertinemment, pour ce terrible flux mêlant maux virulents et quête fébrile de remèdes, l’éditeur propose un livre au format large qui permet au texte de s’étirer horizontalement en une longue échographie de la pensée sensible, y insérant des pauses marquées par quelques pleines pages reproduisant sur papier, précisément, des figurations de signaux acoustiques dans des tirages à niveaux de gris ; poussant ainsi l’objet-livre et ce récit très écrit vers un objet également sonore, ce qui prend tout son sens lorsqu’on a eu l’occasion d’assister à une lecture publique de l’auteure, laquelle sait de façon juste, mezzo voce t sans effets performatifs inutiles (performatif, le texte lui-même l’est assez), restituer le canto ostinato qui a surgi dans son encre. 

Traité de l’imperfection

Le titre du livre évoque immédiatement un traité de grammaire et de conjugaison. Fausse et vraie piste à la fois car en un sens c’est en effet une des choses qu’il propose tant le temps dans cette affaire est central, tant la question du langage l’est aussi face au temps qu’il nous reste en cette époque de déroutes et d’affaissements.
Alors s’écrit la recherche d’une nouvelle conjugaison des choses du monde tel qu’il va (mal) dans le temps (rétréci) ; alors s’écrit la tentative d’une nouvelle conjugaison de l’être humain au monde animal, au monde végétal, au monde minéral, au monde stellaire, à l’histoire des sociétés dites primitives, aux différents régimes de civilisation et de spiritualité, aux traditions et rituels chamaniques, aux plus anciennes mythologies – la grecque ayant nettement la faveur mais d’autres, plus lointaines et moins connues, apparaissant ici ou là.

L’imparfait en question est donc un temps évidemment : le temps qui narre le temps de ce qui était mais ne sera bientôt plus, le temps du temps qui est en train de cesser d’être ou qui n’est déjà plus. Mais c’est aussi le temps emblématique des grandes fictions romanesques occidentales qui ont l’Histoire pour cadre. Point de cet imparfait-là dans le texte où tout est dit en un présent saillant et assaillant qui dessine des fantômes en train de se former, des formes en train de se déformer, de l’informe à réformer. Un présent qui dit en creux (et en bosses) ce qui est d’ores et déjà voué à rejoindre le passé dans un futur proche voire immédiat ; un présent qui abolit, justement, la fiction très construite de la Graal-Modernité comme la douce légende de l’infini progrès ; un présent qui met à mal leurs « éléments de langage », afin de laisser le Réel revenir au premier plan de la scène anthropocène, tel quel et brutalement. Et ça fait mal, à Fukushima :

il y a des consignes
les consignes sont haut parlées
les consignes sont des voix rectilignes des voix à angle droit
les consignes ne donnent jamais de résultats
les consignes sont sommaires raccourcies sont strictes sont condensées
on doute que les consignes s’occupent des compromis émotionnels à des fins positives /
intentions de cris dans ma voix fragments psychiques annoncés amochés
douleurs animales ravins des gorges thermiques
stress de salamandre voix charpies détimbrées /
ce cri inaudible habite maintenant dans cette voix que tu as /

il a été dit que les voix ne devaient   que les voix ne pourraient     qu’elles interdites qu’elles ne discutent        qu’elles à comprendre ne cherchent quoi            qu’elles couac on n’en dit peu et plus que moins c’est possible                  qu’elles gobent goulées mensonges et charabias sirènes à fond et scènes désastres jamais encore jamais jamais       qu’elles à rien redire des courts circuits silence radio panne opportune   que voix se liquéfient en crânes témoins d’insupportables allumages non sens réponse      qu’elles n’atteignent l’explicite froideur permanente aux extrémités des discours parenthèses sans idée préalable de déclenchement d’alarme /

L’imparfait c’est aussi l’imperfection des êtres et des choses, celle mise en exergue via citation du célèbre astrophysicien Stephen Hawking, ici lapidairement résumée : pas d’existence sans imperfection, l’imperfection est la vie même. Ce qui laisse à méditer… Allons-y, méditons : comment trier le bon grain de l’ivraie, distinguer l’imperfection vitale de la chose irrémédiablement abîmée, le normal du pathologique ?

je dis c’est normal
je pense ça paraît être normal
ça peut le paraître
c’est dit naturel le normal
c’est ce qu’ils disent
ils répètent le maintien de la norme passagère
de la règle de la transparence
du combat des chiffres des comparateurs
le nouveau normal /

Comment agir et procéder pour faire la part de l’acceptable et de l’inacceptable et comment faire également celle des responsabilités ? Cette question du discernement sous-tend toutes les autres questions, fort nombreuses, que le sujet-poète se pose sans s’épargner – et avec lesquelles elle nous interpelle :

est-ce que tu as un alibi /
est-ce que l’ennemi est visible
est-ce que l’ennemi de la nature est invisible
c’est quoi entre nous ennemi /
est-ce que voisin est ennemi
est-ce que proche est ennemi
est-ce que challenger est ennemi
est-ce qu’il y a épizooties d’adversaires
est-ce que je distingue l’ennemi
est-ce que je le reconnais
est-ce que je porte de l’ennemi à travers mon insu plus courroies d’influences collectives plus tendance spectrale
est-ce que l’ennemi tient les périphéries
est-ce qu’il noyaute les cellules
est-ce qu’il croupit dans les efforts de décontamination /

La seconde citation mise en exergue est une phrase de Bergson, assez simple en apparence : « L’avenir n’est pas ce qui va arriver, mais ce que nous allons faire. »  – la seconde partie de la phrase annonçant quelque chose d’un peu plus compliqué que la première. Une invitation on ne peut plus claire, en tout cas, à sortir sans attendre d’une certaine passivité, d’une paresse de corps et d’esprit, d’une inertie se complaisant dans l’ignorance ; à quitter une position victimaire face au fatum – ainsi va le monde et que pouvons-nous faire, nous, fourmis impuissantes confrontées aux Grands Prédateurs ?

Une invitation à l’action, ici, maintenant.
Mais pas n’importe comment.

Poésie Action : soudain dire l’abîme

 Action, soit. Mais quelle peut bien être l’action du poète ? D’abord un pas de côté, une sortie hors du rang, disait Kafka ; un éloignement du bruit et des playlists toutes faites du langage, un dégagement en quelque sorte – dont le désir de fond, soutenu et soutenant, est une question de taille : où être, sur Terre et dans la langue ? Pour une action-écoute, pour une action-conscience ; pour une action-documentation, pour une action-compréhension. Ceci pour une lecture marginale des marges délaissées du monde : écrire pour articuler, écrire pour relier ; écrire pour laisser revenir, sur l’écran noir de nos nuits blanches, ce que nous ne sommes pas censés voir et penser ; écrire pour s’y reconnecter hors des programmes et algorithmes officiels. Ce double travail du langage et de la langue, Maxime H. Pascal nous en offre ici un formidable exemple en le chevillant de manière très serrée à son propos. Et l’indispensable questionnement à avoir sur, avec et dans le langage, lui aussi imparfait et donc toujours, par essence, sujet à une création poétique de résistance et d’opposition à la langue-propagande-somnifère des « communicants », est ici régulièrement et fortement énoncé :

ton résidu de voix interroge le brouillage sonore interroge les crêtes du brouillage sonore interroge le silence au centre du brouillage sonorisé questionne ses langues comprimées rétrécies caquetantes en jargon planétaire la place qu’il prend l’obésité qu’il pèse le plus en pire qu’il répand /
les voix de pouvoir ne parlent pas
elles font trafiquer des vocables à larges tours de tailles font flasher des icônes collectives des mirages en 3D des mots colifichets béants des discours promotionnels
influx de mots dominants entrant
dormez bien ne changez rien
ça se complique /

qu’est-ce qui se perd dans le bruit les répertoires du bruit les relevés sonores l’autorité des tapages
bruits d’apparences buzz les silences serpentent par mots raccourcis
les bruits atmosphériques produisent réductions têtes épaves
qu’est-ce qui nous amenuise /

les voix sont-elles solubles dans les charivaris les stocks d’ambiances les musiques de fond chahut raffuts zik frénésies /
est-ce que nos pansements babils trompent l’heure d’ombres en approche /
y a-t-il des propriétaires pour les bruits des maîtres du bruit de la manœuvre des bruits
l’organisation des déflagrations
mot motus
est-ce que la question se pose
est-ce que hantise s’agite
chut /

Que peut donc le langage poétique, si peu amplifié, si peu lu et si peu entendu, face à la perfection fantasmée par les tonitruants calculateurs du langage programmatique, du langage économique et commercial, du langage scientifique, du langage des experts, du langage politique-start-up, du langage algorithmique, du langage de l’ultra-connexion instagrammatique, etc. ? Que peut-il face au boucan phénoménal produit par ces langages massifs dont la force de frappe sonore et visuelle écrasent et compressent martialement tous les autres ainsi que chaque voix singulière ? Que peut-il quand ces langages sont le fait d’« éperviers mentaux » aux moyens colossaux, maniant parfaitement « la non-langue de toutes les langues » dont parlait si justement le poète libertaire Armand Robin dans un de ses livres extra-lucides et visionnaires, La fausse parole (1) ; de ces globish-langages qui font de nous un « peuple de télécommandés », abruti et soumis, inerte et figé, diverti et endormi par leur incessant gloubi-boulga-gazouillis.

Armand Robin, Breton qui maîtrisait dix-sept langues et quantité de patois vivants, répond sans fard et sans aucune hésitation : il peut la Vie, il peut la dire, dans sa bien-portance comme dans sa maladie. Il peut sa langue déviante, sa langue autre, la langue du Un face au Tout, imparfaite mais vraie, vivace et mobile. Il peut dire ce qui fut, ce qui nous a fait, ce que nous avons aimé – mais sans aucune nostalgie, elle n’a pas sa place ici car ce n’est pas ce dont il s’agit ; la nostalgie est un sentiment vague, religieux et stérile qui trop souvent pourrit la poésie. Il peut d-écrire précisément, sensiblement, l’ombre de l’épée suspendue au-dessus de nos têtes comme sur celles des grands arbres, des lacs, des mammifères et des poissons. Il peut dire la grande menace du sauve-qui-peut capitaliste qui pèse sur l’Homme, la grande menace de la fonte des glaces, des eaux mortes comme des eaux privatisées :

le fleuve Colorado n’arrive plus à la mer
le Colorado est amputé d’embouchure il agonise
il se cogne aux retenues Glen Canyon Dam / Hoover Dam / Davis Dam / Parker Dam / Imperial Dam / Langemau Dam / Morelos Dam / Fontenelle Dam / Blues Mesa Dam / Navajo Dam
entre les meurtrissures du fleuve brusqué les Ute ne peuvent plus appeler les eaux célébrer les flots consoler les eaux panser les rives bercer les sources la voie de guérison dans leur langue est tarie /

Il peut dire la grande menace d’un futur monde idéal où la nature serait sous cloche, climatisée, aseptisée et contrôlée, tarifée évidemment. Il peut la nommer, il DOIT la nommer. Et houspiller nos mollesses, mettre une loupe sur nos myopies, secouer les impotences de la tête :

application toutenun point orgtoutlemonde

les annonces des prochains remous sont maquillés dans les discours investisseurs
pas d’antennes pour reality blues
j’étouffe par labyrinthes
les conversations planent
on n’a pas appris à s’envoler
seulement appris à contrôler à se contrôler à se faire contrôler à bruire des mots d’étoupes dans les lèvres adoptives
méninges remaniées /

Ce devoir de nommer singulièrement (i.e idiomatiquement), contraire à toutes les facilités de langage multi-diffusées donc répandues parmi la masse, contraire aussi aux jargons indéchiffrables par cette même masse, est tout l’enjeu énorme de ce texte exceptionnel. Car pour reprendre encore Armand Robin, « nommer cette entreprise de destruction, c’est déjà la détruire ». C’est le travail primordial, fondamental et utile du poète : mettre en déroute cette fausse parole, « crever les toits » et « fendre le silence », comme le dit et l’acte Claude Favre, autre voix puissante et en état d’urgence de la poésie française actuelle. Maxime H. Pascal ne s’y dérobe jamais, en amazone guerrière elle monte au front à chaque page et l’axe qu’elle engage se révèle sans faille.

Astres et désastres (2)

Les failles sont ailleurs et elles sont toutes désignées, directement ou par capillarité, qu’elles soient subies ou consenties : aveuglement volontaire ou innée cécité, désinformation, tristes intox et fake news pour de rire, applications pseudo-citoyennes sur tablettes surveillées, géolocalisation de la vie privée de vie privée, abus de surconsommations en tous genres, faux conforts auxquels on ne pourrait soi-disant renoncer, martèlements publicitaires assourdissants, amoncellements toujours renouvelés d’objets superflus et jetables, slogans débiles mais séduisants, murs d’écrans vertigineux, dissolution des lieux physiques du politique, culture du divertissement versus culte de la performance, mises en abymes écœurantes de vidéos et selfies, érection permanente de l’individualisme boosté au Viagra des grands trusts pharmaceutiques, illettrisme de la pensée, fausses consultations citoyennes, expertises pipées, grand jeu de dupes des gouvernances mondialisées, fabrications low-cost de subjectivités prêtes-à-porter et habiles recyclages des petites aliénations quotidiennes…

veuillez garder les poignets souples
continuez d’incorporer des sucrettes édulcorantes /

Autant de trous béants dans nos morales politiques, d-énoncés dans le texte par une voix-Pythie prise de secousses permanentes, à la langue saccadée, au « point typographique délaissé » (autre titre de l’auteure), à la cadence violentée par des respirations hachées, à la syntaxe qui se brise en écho aux fissures des réacteurs nucléaires, aux enchaînements précipités ou suspendus d’accidents, aux rafales d’inventaires sinistres, aux bribes documentaires sur les dégâts causés : un chaos narratif/discursif mais un chaos qui parvient – et ce n’est pas la moindre de ses qualités – à conserver une certaine basse continue ainsi qu’une lisibilité pour en rapiécer les lambeaux. Une voix de « cave-vigie » (3) qui fait remonter magnitudes imperceptibles et systèmes opaques à la surface des mots, marquant parfois des pauses-éclairs pour convoquer la fragile beauté de l’étant, la joie fugace de l’existence face à ce qui demeure : le bruissement d’un insecte, la lueur de la Voie Lactée, l’observation de planètes errantes, l’apprentissage des astres :

le parfum du feuillage pulse au milieu de l’air abîmé
peu à peu se remettre à respirer
l’empreinte de la forêt approuve
la lecture de la tempérance dans la portion minuscule est une pratique du gardien du silence animé /

il fait si beau berceuses
il fait si beau sans explication ne cherche alerte
il fait grand beau dépêchons-nous de rire des accélérations thermiques sur tromperies de mots tombés d’ardeurs et parlers brouillages fusent postillons d’erreurs
chut
extinction
chut
cette fois des voix chutent / 

Mythologies

Ce régime textuel expérimental était déjà à l’œuvre dans l’opus précédent de l’auteure, Le Tambour de Pénélope, dans lequel une femme abandonnée tramait, par une complexe stratégie de l’araignée, une épopée pour renouer chaque jour l’Histoire avec le fil de l’actualité. La mythologie y était déjà présente et comme mise à l’épreuve ; ni esthétique, ni gratuitement savante mais toujours pertinente comme dans ce livre-ci :

Megaira Tisiphoné Alecto se replient
les respirations s’affaissent
elles avalent leur bouche
le pire de la poussière tombe de leurs lèvres

le pire est rien
elles sont droites elles ne font rien
elles sont immobiles elles ne provoquent rien
elles sont debout la brise fait un détour
elles sont debout devant les strates et les sables

elles sont érigées devant les empilements du temps
elles surplombent les objets délaissés du peuple à bouches termites
elles font piliers autre monde /

Les trois noms propres cités sont ceux des Erinyes, divinités infernales, filles de la Nuit et du Temps, déesses primordiales de la Vengeance symbolisant les lois du monde moral et châtiant ceux qui les transgressent. Elles étaient également nommées par antiphrase les Euménides, c’est-à-dire les Bienveillantes, ce qui n’est pas fortuit dans ce texte comme dans le texte éponyme d’Eschyle, le premier où elles figurent au nombre de trois, initiant une nouvelle conception de la justice dans la cité grecque où pour la première fois l’Homme peut échapper à l’emprise du Destin. Et tenter de s’en rendre maître, ce qui devait accroire son niveau de responsabilité politique. Hélas…

le pire est qu’elles ne feront rien
elles sont inflexibles
elles retiennent le verdict entre leurs os et leurs dents
elles quittent zèle fureur effroi hurleries qui devaient nous servir devaient nous seconder nous flanquer gifles d’orties assistance de réveil /

Nous n’insisterons pas davantage sur ces déesses en panne, mais de cette double valence bienveillance/vengeance, quelque peu ironique en elle-même et dans le texte, l’auteure semble nous dire : prenons-en de la graine et vigilons à leur place.

Tenons-nous en à cet exemple et disons simplement que l’usage mesuré de cette mythologie lui permet, d’une façon générale, de tracter le travail poétique du côté de l’éthos, élaborant ainsi une poéthique à la fois actuelle et ancienne. Ou pour le dire autrement : l’entraînant vers une écosophie (4) et plus précisément, ici, vers une « écologie de l’imaginaire comprenant rêves, fantasmes, angoisses, libido, manifestations de l’Inconscient en général » (Félix Guattari). Ceci par un processus mental/scriptural de resubjectivation susceptible d’élaborer des formes d’archives immédiatement disponibles pour le sujet humain cherchant à se défendre contre les entreprises réactionnaires (replis identitaires, nationaux, xénophobes, néo-archaïsmes sociaux et familiaux, intégrismes religieux, etc.) et « contre les rites conventionnels de la pensée qui menacent de figer sa vie intérieure. » (F.G.)

Poésie Civile : archives pour le temps présent

Car l’archive pourrait être d’un grand secours pour nos âmes clivées et rompues par les doubles discours ; elle pourrait être un dynamique auxiliaire dans nos luttes contre les schizes diverses qui nous sont imposées par les cyniques Aménageurs de l’Organisation – appelés dans un autre livre d’une autre poète les Décideurs, livre auquel L’usage de l’imparfait fait assez vite penser. Nous voulons parler de Archives, pour un monde menacé, de la poète-activiste et féministe américaine Anne Waldman : une somme d’extraits provenant de quatre livres différents initialement publiés chez Penguin Poets aux États-Unis et judicieusement rassemblés, traduits et présentés par Vincent Broqua pour la « collection américaine » des éditions Joca Seria ; à lire absolument.

Les points de rencontre et de résonances entre le texte d’Anne Waldman et celui de Maxime H. Pascal sont en effet nombreux, tant du côté de certains choix formels (élision fréquente des articles et pronoms ; trous blancs dans la ligne des vers ; dédoublement du sujet-énonciateur devenant ainsi, également, personnage-enquêteur ou groupe-sujet ; usage de listes et de documents divers tels que fables, récits de voyage, litanies ; contrepoints et courants souterrains irrigant et bousculant une narration principale) que du propos (références à des rituels ancestraux, à des mythologies et des philosophies non-occidentales ; questionnement du rapport animalité/humanité autour duquel Anne Waldman propose, avec sa complainte du lamantin – en anglais Manatee/Humanity –, un de ses plus beaux textes à lire ou à entendre).

Mais ce qui frappe surtout, dans le livre d’Anne Waldman, est la conception originale et délibérément paradoxale qu’elle peut avoir de l’archive. Les archives en effet ne sont pas le résidu d’un monde qui aurait déjà péri, ni ce qui resterait simplement du passé. Elles se fabriquent aujourd’hui, elles sont pour le monde d’aujourd’hui et pour celui de demain, contre les menaces qui pèsent sur lui. Elles sont déjà une réponse, un mouvement, un développement de la force de perception et d’interprétation ; une cartographie de nos civilisations, à même de les empêcher de chuter en s’abîmant dans l’obsolescence programmée. Dans cette optique il s’agit donc pour le poème de mettre à l’abri ce qui peut l’être et peut aider à une vie commune moins mutilée ; il s’agit donc pour le poète de faire acte de ce que Pasolini appelait et prônait il y a déjà cinquante ans : une « poésie civile » (5).

Voici ce qu’Anne Waldman elle-même dit de l’archive :

l’Archive est un refuge
l’Archive est la voix sans corps d’une conscience palpable
l’Archive est un rêve désordonné
l’Archive a besoin de la poésie ne l’oubliez jamais
l’Archive est une inscription
l’Archive raconte plein d’histoires 

je suis archonte
et la moindre carte postale est une Archive
quand on reviendra à notre discours
et que l’on édifiera notre propre pays
prenez ceci comme un précepte :
la mémoire d’un animal est également la nôtre
Archivez tous les pouces opposables dont on a la liste
et de nombreuses formes de la sagesse
le murmure de l’Archive circule dans la pièce
l’Archive laisse les originaux respirer
on ne peut forcer l’Archive
c’est une étrange cosmologie
l’Archive est l’antithèse d’une guerre à la mémoire et du vol du feu poétique
l’Archive est la douce empreinte des pas
l’Archive se refuse à piétiner les empreintes des plus vulnérables
l’Archive est une responsabilité
laissez l’Archive enregistrer le nom de ceux qui sortent de ce monde
Tristan l’Albatros
tous disparus
tous suicidés
l’Archive écoute aux marges
l’Archive est une topologie privilégiée
l’Archive propose une carte du futur au-delà des exigences des médias électroniques qui ont transformé la réalité relative de l’homo sapiens sapiens

Si vous êtes bon à cela, veuillez mémoriser
êtes-vous bon à cela ?  

 À cette conception Maxime H. Pascal semble souscrire et en tout cas : oui, elle est bonne à cela car son œuvre ouvre un vide pour aussitôt l’habiter puis l’offrir. Son livre, ainsi que celui d’Anne Waldman en disent bien plus long, plus finement et « en langue » (6), que tous les indigents et indigestes essais de « collapsologie » aujourd’hui à la mode, qui moulinent tout et n’importe quoi sur un mode mi scientifique douteux mi pragmatique inepte, variantes maquillées d’une psychosociologie rase-motte et d’un « survivalisme » simpliste qui ne nous aident guère, en nous-mêmes et hors-nous, collectivement ou seul, à véritablement sentir, penser et agir. En ces temps fous d’effondrements avérés, ces deux ouvrages sont salutaires pour faire usage de l’imparfait.

Maxime H. Pascal, L’usage de l’imparfait, Éditions Plaine page, 2019.
Le Tambour de Pénélope, Éditions Plaine page, 2015
Nostos, Éditions Plaine page, 2013.
Point typographique délaissé, Éditions Fidel Anthelme, 2011.

Anne Waldman, Archives, pour un monde menacé, traduit et présenté par Vincent Broqua, Éditions Joca Seria, 2014.

NOTES
(1) La Fausse parole, du poète et traducteur français Armand Robin (1912-1961), est un ensemble de chroniques d’écoutes de radio dont l’objet est l’étude du fonctionnement des langues de propagande. Rhétoriques du mensonge et guerre psychologique par le langage obsessionnel y sont brillamment décrites, expertisées et mises en perspective, constituant des archives exceptionnelles sur les modalités spécifiques de la vocalité totalitaire. Initialement publié par les éditions de Minuit en 1953, réédité par les éditions Le Temps qu’il fait en 2002, le livre n’a pas été réédité depuis et est à notre connaissance épuisé. On peut se le procurer d’occasion ou en version numérique mais à des prix délirants, courez donc dans une bonne bibliothèque avant qu’il n’y ait plus de bonne bibliothèque et que ce type d’ouvrage parte au pilon.
On pourra poursuivre la réflexion sur les aspects très concrets de la fabrication, du fonctionnement et de l’efficience avérée des langages totalitaires en (re)lisant le désormais célèbre LTI, la langue du Troisième Reich de Victor Klemperer (publié en 1947 en allemand puis en 1996 en français). Et, plus proches de nous dans le temps : Langages totalitaires du poète et philosophe Jean-Pierre Faye, publié en 1972 et réédité en 2004, ainsi que Le langage meurtrier (1996) ; mais aussi Défense et illustration de la novlangue française (titre hautement ironique, est-il besoin de le préciser) de l’écrivain, traducteur et essayiste Jaime Semprun (1947-2010), publié en 2005 aux éditions de l’Encyclopédie des Nuisances.
Nous ne pourrons pas dire que nous n’aurons pas eu d’outils pour analyser un phénomène qui, pour n’être pas nouveau, ne cesse de s’affiner pour conserver une longueur d’avance – préalable indispensable à l’entreprise d’asservissement des esprits tandis que les corps trottent et suent sur des tapis roulants KeepCool.

(2) Astres et désastres (sous-titré Chants de la transition) est le titre du dernier livre du poète italien Antonio Bertoli (1957-2015), traduit par David Giannoni et publié en version bilingue par les éditions Maelström en 2016.

(3) L’expression « cave-vigie » est empruntée au poète libertaire algérien de langue française Jean Sénac (1926-1973), qui désignait lui-même ainsi son lieu de vie et d’écriture, une véritable petite cave sans fenêtre, rue Élisée Reclus à Alger, où on le retrouva mort assassiné en 1973.
Rappelons en passant qu’en Algérie (mais pas seulement) on assassine encore des poètes et qu’il doit bien y avoir une raison…

(4) Le terme écosophie (que l’on peut traduire par « sagesse de l’habiter » ou « constitution par chacun de son propre milieu de vie ») renvoie au concept fondé en 1960 par le philosophe norvégien Arne Naess (1912-2009), concept également appelé « écologie profonde » et qui se propose de renverser la perspective anthropocentriste en établissant que l’Homme n’est pas au sommet de la hiérarchie du vivant et de l’évolution, qu’il n’est pas la mesure de toute chose et qu’il n’est ni légitime pour avilir sans vergogne le monde animal, ni pour puiser sans limites dans les ressources naturelles de la Terre ; mais qu’il s’inscrit plutôt dans une écosphère dont il n’est qu’un élément parmi d’autres, simple partie d’un tout. Ce concept permettra, dix ans plus tard, de poser les bases de l‘écologie politique, ce que l’on peut aborder avec un ouvrage devenu un classique dans le domaine : Vers une écologie de l’Esprit (1972), de Gregory Bateson.
Pour une approche moins strictement théorique, plus pragmatique et davantage politique quant à leurs objectifs, on lira avec intérêt deux autres ouvrages : Les trois écologies (éditions Galilée, 1989) et Qu’est-ce que l’écosophie ? (éditions Lignes/Imec, 2013) du psychanalyste Félix Guattari (1930-1992), ensemble d’articles rédigés entre 1985 et 1992 et présentés par le philosophe et pédopsychiatre Stéphane Nadaud. Guattari y fait preuve d’une lucidité critique particulière vis-à-vis des changements politiques et sociétaux dont il est le témoin et formule une mise en garde contre la dérive droitière d’une écologie conservatrice, d’abord soucieuse de préserver, voire d’œuvrer au retour d’un ordre ancien et dont l’aspect réactionnaire lui semble ne faire aucun doute. Selon lui, en effet, « tout se tient : on ne peut espérer remédier aux atteintes à l’environnement sans modifier l’économie, les structures sociales, l’espace urbain, les habitudes de consommation, les mentalités » et il lui « apparaît qu’un nouvel axe progressiste, se substituant aux anciennes polarités droite-gauche, ne pourra prendre consistance qu’à la condition que soient nouées de nouvelles alliances au sein desquelles un nouveau mouvement ouvrier, le féminisme et l’écologie joueront un rôle déterminant. » (C’est moi qui souligne, on comprendra pourquoi).
Pour une présentation plus précise de ces deux ouvrages, lire l’article de Jean-Philippe Cazier. Pour creuser la question des rapports déjà existants entre Art et Écosophie, lire l’article collectif de Silvia Bordini, Lorraine Verner et Roberto Barbanti, paru en 2012 dans le numéro 76 de la revue Chimères.

(5) Pier Paolo Pasolini use de cette expression dans ses Écrits corsaires, somme d’articles polémiques rassemblés et publiés sous ce titre en français en 1976 par les éditions Flammarion. La formule désigne une forme de journalisme qui n’hésite pas à glisser du traitement objectif à la perception intime, exposant non seulement des arguments mais la personne elle-même. La « poésie civile » est donc une mobilisation de tous les moyens, rationnels et émotifs, objectifs et intimes, utiles à extraire le lecteur de sa torpeur et à forcer la réaction par un acte d’écriture nouant l’histoire en cours et la conscience personnelle. Rappelons par ailleurs que pour Pasolini la disparition des lucioles, causée en Italie par la pollution des eaux dans les années cinquante, témoigne de la disparition d’un monde dans l’indifférence générale et signe une révolution anthropologique qu’il cherche, par ces articles là, à analyser ; produisant en ce sens des archives sur les ravages opérés par le néocapitalisme et le consumérisme sur toute une société mais aussi sur une conscience singulière.
À la même époque (années 70) et d’une autre manière, le journaliste, poète et dramaturge Armand Gatti (1924-2017) développe lui aussi ses formes propres de « poésie civile » : d’une part avec des textes poélitiques personnels qui prêtent une grande attention aux avancées scientifiques (astronomie et astrophysique en particulier) et à ce qu’elles peuvent apporter à la réflexion sur la complexité des mouvements de l’Histoire et de la Politique ; d’autre part dans ses chantiers théâtraux de créations partagées avec toutes sortes de publics amateurs issus de la classe prolétarienne, où la première question posée aux participants était invariablement « Qui suis-je ? », faisant ainsi de la singularité de chacun un aliment primordial de l’écriture collective et du travail d’ensemble sur le plateau de théâtre. Là encore, une poétique du questionnement et de la résistance qui elle aussi prenait en compte la nécessité, pour édifier une libre existence, d’ouvrir un espace dans lequel la conscience de chacun (sur ses appartenances, son parcours et la sensibilité qui en découle) pouvait se frotter aux grandes questions du monde tout en produisant des archives contemporaines de l’action artistique en cours – le geste esthétique se devant toujours d’intégrer les dimensions de l’écologie environnementale (rapport à la nature et à l’environnement), de l’écologie sociale (rapport au « socius », i.e rapport aux questions économiques et sociales) et de l’écologie mentale (rapport à la psyché et aux questions liées à la production de la subjectivité humaine), telles que théorisées par Félix Guattari.

(6) « En langue » fait référence à l’écrivain Pierre Guyotat qui distingue, dans l’acte de parole et d’écriture, ce qui se dit dans un langage courant (partagé par le plus grand nombre de locuteurs dans une langue donnée), de ce qui se dit dans l’idiome personnel et singulier d’un orateur ou scripteur (en sa langue propre et unique, pour ainsi dire « étrangère ») ; considérant que le dit ou le texte « en langue », agissant également à des niveaux sensibles et inconscients, est susceptible d’avoir sur le lecteur-récepteur un impact plus fort.