Claude Favre : l’événement de la poésie (Crever les toits, etc. / Déplacements)

Il s’agit de mouvements : crever, percer, déplacer, déplacements. Les mouvements sont subis ou agis, collectifs ou singuliers – le singulier et le collectif, ici, ne se distinguant pas vraiment. Il s’agit d’action et de passion, d’affects et de politique, et de soi comme des autres. Il s’agit d’un mouvement général : effacer les frontières, les percer, les déplacer, les déborder.

Le mouvement est dans la langue. Dans Crever les toits, etc. et dans Déplacements, les deux titres réunis dans ce livre de Claude Favre, la langue devient un flux langagier et un flux d’affects, un flux du monde et une subjectivité-flux. Tout est atteint de vitesses, de tourbillons, de fuites. Tout s’entrechoque, se rencontre, se juxtapose et coexiste. La ponctuation disparaît, les verbes sont souvent absents. Des syntagmes plutôt que des phrases, une juxtaposition ou un enchaînement de syntagmes plutôt que des énoncés selon l’ordre établi de la grammaire, de la syntaxe, de la logique. Des noms, des phrases, des faits reviennent comme un tourbillon, la roue tournante d’une ritournelle. Des sauts, des ruptures, des faux-raccords.

Le langage s’accélère, le monde s’accélère. Le langage va plus vite, le monde va plus vite. Ça bouge, ça se déplace. L’être du monde n’est plus un axe central, il est partout, mobile sans cesse, dans toutes ses parties. Il s’agit d’une métamorphose de la langue et du monde : un mouvement, encore…

Le langage de ce livre est peuplé de noms, de lieux, de personnes : noms de lieux, noms de peuples, noms d’événements, noms politiques – Calais, Yémen, Maroc, Mossoul, Alep, Libye, Lampedusa, Asli Erdoğan, Pasolini, Sarajevo… Ce sont des noms dispersés dans l’espace et dans le temps mais qui sont ici réunis, juxtaposés, agencés. L’ailleurs n’est plus ailleurs et l’ici n’est pas ici : tout est concentré en un même flux, un même plan sans frontières. Ce plan est celui de l’événement et celui de la langue, de l’écriture qui assemble ce que la géopolitique, ce que le langage courant du politique et des actualités séparent, distinguent, hiérarchisent, taisent. L’événement est celui du contemporain, même si le contemporain a pu commencer avec Guernica ou avant. Le contemporain concerne la vie, les vies massacrées, persécutées, les peuples déplacés, bombardés, les corps assassinés, déshumanisés. Mais le contemporain concerne tout autant la vie de ces peuples, de ces corps, leur existence encore, leur persistance, leur résistance à la mort politique, au massacre des guerres, à l’effacement historique. C’est à cette résistance que participe le livre de Claude Favre, en disant le massacre, en le nommant, en disant les noms des victimes et les noms des coupables, en niant les hiérarchies, les différences intéressées, en supprimant la logique de la frontière, de la distinction, en affirmant la vie et la présence de ces peuples et de ces corps dans sa propre écriture.

Ecriture, donc, avec l’autre, à partir de l’autre. Ecriture de l’autre. « Moi » et « l’autre » n’étant même plus, ici, les mots qui conviendraient…

Le livre résiste à un mouvement et insuffle un mouvement, s’insère dans un mouvement à la fois historique et langagier. Le livre est action et passion, affect et action : la langue y est affectée par le monde, par sa souffrance, par ses peuples, elle subit les événements du monde et accompagne les événements du monde, elle agit et participe de l’événement général du contemporain. Etant ainsi affectée, la langue n’est plus que cet affect, elle est le monde et l’événement du monde. C’est cela, ici, la poésie, l’écriture. Celle-ci est ainsi mouvements – mouvements subis, mouvements agis, elle est mouvement et produit des mouvements autant langagiers que du monde, politiques, géographiques, historiques, subjectifs.

Le monde est autant hors du langage que dans le langage, hors de la bouche et dans la bouche. Le monde est dans la bouche et la bouche est le monde. Lorsque la bouche parle, elle découpe, sépare, distingue, énonce ou fait silence, mâche ensemble ou recrache. Le langage, la langue produit ce qu’elle énonce en l’énonçant, et elle exclut de la langue et du monde ce qu’elle ne dit pas, ce qu’elle ne parvient pas à articuler ou refuse d’articuler. La bouche est une machine à dire, c’est-à-dire à faire exister. Il s’agit pour Claude Favre d’inventer une autre bouche, un autre « dire » – non pas de s’intéresser seulement à ce qui est dit mais au dire lui-même. Comment dire ? Comment articuler et désarticuler ? Comment réarticuler ? C’est-à-dire : Comment le monde ? Comment le monde existe-il et comment peut-il exister ? Comment peut-il être encore, être encore un événement par-delà l’événement contemporain de sa destruction ? Comment des vies encore par-delà l’événement contemporain de la destruction de la vie ?

C’est en s’attaquant à la langue que la poésie peut être autre chose qu’une complicité avec ce qui tue le monde et la vie. C’est en s’attaquant à l’ordre mortifère du monde que la poésie peut affirmer le monde comme un événement encore et toujours à venir. Il s’agit donc ici, dans ce livre, de ne pas dire avec la syntaxe, avec la logique, avec les phrases modelées des livres plus ou moins à la mode – la syntaxe, la grammaire, l’ordre des phrases étant pour Claude Favre des formes politiques, des moyens politiques d’une mise à mort politique autant qu’ontologique du monde.

Alors, quoi faire ? La réponse, ici, est : tout faire voler en éclats, laisser déferler un flux langagier qui dit le meurtre, tous les meurtres, et résiste au meurtre, à tous les meurtres politiques. Inventer un dire qui dé-hiérarchise, qui construit un plan où coexistent tous les meurtres politiques de l’histoire, où coexistent les résistances politiques et ontologiques à ces meurtres. La bouche ne peut plus articuler aucun énoncé fasciste, aucun énoncé nationaliste, aucun découpage identitaire du monde, des corps, des vies. Dans la bouche de Claude Favre, le monde n’est plus cet événement mortifère du fascisme contemporain, il en est plus que la négation : l’impossibilité, la seule existence de la vie encore.

La poésie de Claude Favre nous est précieuse. Par son absence de compromis, de compromission. Par sa radicalité vivante. La poésie de Claude Favre est celle que nous désirons, elle est celle que nous devons nous efforcer de rejoindre. Cette poésie est à la frontière de la poésie, sur la frontière et déjà au-delà de la frontière, en avant de la poésie. C’est cette poésie que nous devons rejoindre si nous voulons, pour reprendre une formule de Deleuze, être dignes de l’événement qu’est le contemporain. Autrement dit : ne pas être fascistes.

Claude Favre, Crever les toits, etc. / Déplacements, éditions Les presses du réel/Al Dante, collection PLI, octobre 2018, 96 p., 10 € — Lire un extrait en pdf