« Vis, me disait toujours l’autostoppeur. Vis et après tu écriras. Ne laisse pas passer cette belle journée de soleil, chaque fois qu’il me voyait devant mon ordinateur. Ou si par gentillesse il ne le disait pas je comprenais qu’il le pensait. Et ses actes aussi me le disaient. La baignade qu’il allait faire et pas moi. La promenade dont il revenait et pas moi. Les inconnus qu’il rencontrait au bar et pas moi. »
L’autostoppeur est cet ami qu’a eu le narrateur de Par les routes, le somptueux huitième roman de Sylvain Prudhomme. Il a été son colocataire, il a incarné sa part rayonnante, tout entier dans le luxe de vivre, de tailler la route, de traverser le réel, tandis que Sacha le met en mots. Il est devenu sa part d’ombre. Un (anti-)modèle, la part disjonctive de soi : « son amer », ce mot équivoque, repère pour les marins, saveur désagréable ou désillusion pour les autres : Puis une rupture, les chemins qui se séparent, un acte volontaire de la part du narrateur sans que le lecteur sache longtemps vraiment pourquoi Sacha a sorti cet homme de sa vie, lui qui avait fini par devenir « le pot de fer qui ne veut pas de mal au pot de terre, qui lui veut même sincèrement du bien, qui pourtant, d’un faux mouvement, le réduit en miettes ».

Alors il part dans le sud-est de la France, à V., comme une vita nova, pour réinventer sa vie, la concentrer dans l’écriture et le choix d’une discipline quasi monastique : l’écrivain quitte Paris avec deux sacs (peu de vêtements, beaucoup de livres), prend un meublé à V..
Il fait table rase pour écrire, seul avec quelques livres comme quelques phares ; pour que passant devant l’étagère où il les a rassemblés, « ils me frappent de toute leur force de rappel, de piqûre, d’injonction à l’exigence et au travail ». Les Corrections de Thomas Bernhard, Abrégé d’histoire portative de Vila-Matas, Les Géorgiques de Claude Simon, un Ponge, un Garcia Marquez, des livres et des titres qui sont le programme de la vie qu’il veut construire désormais, « cette vie que je voulais. Ramassée. Sobre. Dense », l’aventure d’une écriture. Pourtant c’est un autre roman qui bouleversera son écriture, Les Prétendants de Marco Lodoli.
Tout le roman de Pruhomme tient dans ces équilibres fragiles, dans le labile espace des implicites et ce temps qui « va vient et vire » dans un « toujours même désir », comme l’énonce la citation de Bernard de Ventadour en exergue. Par les routes est un vertigineux système de doubles : comment se construit-on depuis l’image, en partie fantasmée, d’un autre qui n’est jamais que soi ? Tel est l’autostoppeur pour ce narrateur écrivain, parti s’installer à V. pour « renaître », qui a laissé volontairement laissé sa jeunesse derrière lui. Mais la vie est retorse, elle place devant vous ce que vous fuyez. L’autostoppeur vit justement à V., avec compagne et enfant, Marie et Agustin que Sacha rencontre bientôt. « Il y a deux options face au destin : s’épuiser à lutter contre. Ou lui céder. L’accepter joyeusement, gravement, comme on plonge d’une falaise. Pour le meilleur et pour le pire ».

Les deux hommes sont plus que jamais devenus eux-mêmes : l’un figure la fuite — partant sur les routes pouce levé, pour traverser la France, laissant derrière lui femme et fils ; l’autre reste arrimé à son écritoire. Mais l’écrivain n’a pas emporté que ses livres. Il avait dans ses bagages son Autostop ! Guide pratique et humoristique de Bergès et Sempé et « la carte de France que j’emporte partout », fixée au mur de son meublé, comme le rappel lancinant qu’on n’abandonne jamais l’autre part de soi.
Peu à peu le narrateur renoue avec l’autostoppeur, il entre dans sa vie, tisse des liens avec celle qui attend, Marie, traductrice (de Lodoli), avec ce fils qui pourrait être le sien. Il tente de reprendre le travail, d’écrire au cœur de la fameuse ellipse de Flaubert dans L’Éducation sentimentale quand Frédéric Moreau, qui a connu la mélancolie des paquebots, a « suffisamment vieilli en trois phrases pour regarder sa vie avec recul », comme Sacha qui raconte cette vie « six ou sept ans » après. Mais « à rebours de Flaubert », Sacha voudrait freiner le temps, plus que le ralentir le saturer. Ce serait un raga indien, un état mental. Ce serait écrire comme l’autostoppeur taille la route en convertissant le temps en espace. Alors il peint de grands panneaux de textes jaunes sur fond blanc, à la Opalka, « du temps écrasé, cristallisé. Des tranches de temps ».
Le narrateur et l’autostoppeur se retrouvent, comme aimantés, et l’un devient l’archiviste de l’autre, celui qui écrit consignant et imaginant, racontant ce que vit l’autre : ses routes et autoroutes, ses cartes griffonnées, les polaroids pris de tous ceux qui lui font faire un bout de chemin dans leur voiture, les récits de ces moments, et un imaginaire des noms de lieux, au sens propre une topographie, une écriture depuis le lieu. Le roman déploie les routes, déplie les cartes, écrit l’espace depuis les jeux toponymiques auxquels excelle l’autostoppeur, à la manière de l’Aragon de la Diane française, « trouver des mots à l’échelle du vent », ou d’Édouard Levé, ombre tutélaire.
Les noms propres de villes et villages sont aussi des noms communs, toute carte un art poétique. C’est la poésie des noms de lieu, programmes de « voyages à l’étranger sans quitter la France » (Venise, Montréal), de « voyages gastronomiques » (Painblanc, Lentilles), de « voyages impératifs » (Viens, Bulle) mais encore anatomiques, adjectifs, amoureux… C’est la France des ronds-points, comme chez Espitallier, celle des zones blanches et non lieux (Augé, Vasset, Boissel), c’est la France de la Résistance d’hier, celle des ZAD et de la jungle de Calais, celle des gilets jaunes d’aujourd’hui.

Tous les deux se cherchent dans une altérité plurielle : Lodoli, la trilogie des frontières de McCarthy, Leonard Cohen pour Sacha ; les austoppés, ces êtres de rencontres fugitives et si denses, pour l’autostoppeur. Tous deux sont « peuplé(s) du dedans, divers, nombreux ». Ils sont surtout l’un pour l’autre cette altérité. Ils se pensent image inversée l’un de l’autre, mais ont tant en commun, finiront par aimer la même femme, vertige du désir triangulaire. C’est Orion, une « constellation » qui sera la clé de leur mystère, de cette « immensité » en eux qu’ils ne parviennent pas à contenir, à suivre sur les routes physiques ou dans leurs tracés cartographiques. Ainsi est Par les routes, un roman si dense, si plein, qu’il est impossible de le dire, poursuivant la quête du furtif qu’est l’œuvre de Pruhomme. Il faut plonger dans ses pages, les suivre et s’y perdre, s’engager dans ses implicites et indicibles. Là-bas fuir, toujours.
Sylvain Prudhomme, Par les routes, L’Arbalète Gallimard, août 2019, 304 p. 19 € — Lire un extrait
Lire ici le long entretien autour de Par les routes que Sylvain Prudhomme a donné à Diacritik et ici la critique de Thomas Anquetin