« Je ne sais toujours pas si je suis le premier homme ou le dernier chien » : la citation de Youri Gagarine en exergue du livre de Pavel Vilikovský ouvre à l’espace même qu’arpente le récit — un lieu flottant et labile, celui des entre-deux.
Voyageur ironique, le narrateur, double de l’auteur, lui-même mis en abyme par la figure de Thomas Bernhard, interroge nos identités, celles que forgent littérature et politique, ces deux frontières complexes de nos cartographies mentales.
À l’initiale du texte, le narrateur se trouve en Autriche pour parler de Thomas Bernhard, cet auteur dont le nom est un « mot de passe, une formule magique ». Qui ne connaît pas Thomas Bernhard même sans l’avoir lu, qui ignorerait sa détestation de l’Autriche et son ironie cinglante ? Justement, le grand aîné a séjourné non loin de là et le narrateur d’Un chien sur la route médite face aux montagnes, repensant à la phrase de Bernhard, « quand on regarde sans arrêt cette montagne, on ne peut que devenir fou ou se mettre à écrire »… Écrire donc, dans les pas du double fantasmé — quand bien même on n’a pas sa morgue hautaine, masque sur sa sensibilité et pose de son cynisme, puisque Thomas Bernhard, lui, est « constamment en pétard ».
La chaîne de montagne à l’infini, succession de sommets et feuilleté panoramique, est la figuration dans et par le paysage d’un texte qui s’édifie par strates, retours et réitérations, prétendues digressions qui sont autant de variations sur un même thème. C’est aussi le métonyme d’une position géographique : le massif montagneux rassemble plusieurs frontières de pays à l’histoire contrariée. L’identité des personnages du livre, celle du narrateur comme de la femme qu’il va rencontrer et aimer, est à cette image, un ensemble instable et complexe, fragmenté. D’ailleurs, et le narrateur s’en rendra compte un peu plus tard, ce n’est pas à Schwarzach mais à Sakt Veit que Bernhard méditait devant les montagnes. Tant pis, il n’ira pas. « Ce n’était pas la première, ni la plus grosse erreur de ma vie ; de plus, j’avais peur d’en apprendre trop et que mon Thomas Bernhard à moi s’écroule comme un château de cartes », à l’image de la cartographie du centre de l’Europe.
« Vous êtes le Slovaque qui s’intéresse à Thomas Bernhard ? »
Se dire revient à se comparer, se chercher dans ce grand autre, Thomas Bernhard — « Je le dirai ainsi : parmi tous les écrivains que je n’aime pas, Thomas Bernhard est mon favori ». La phrase clôt le premier chapitre, tout Pavel Vilikovský s’y concentre : un sens incroyable du paradoxe, des énoncés qui font mouche dans l’ironie comme dans une nostalgie douce-amère, un ethos du non sérieux qui décape toute certitude tout en énonçant avec une acuité sidérante nos fragilités contemporaines.
Slovaque et spécialiste de Thomas Bernhard, le narrateur honore donc une série de rencontres officielles pour parler, en Slovaque, de Thomas Bernhard ou de la culture de son pays. Mais cela veut dire quoi, être Slovaque, alors que ce pays est tout jeune, ultime soubresaut de multiples découpages géographiques et politiques ? Que serait le caractère d’un Slovaque, quels sont traits dominants de la personnalité d’un Slovaque ? En quête de questions davantage que de réponses, le narrateur parcourt l’Europe, « avec une préférence pour l’Europe des alentours. Parfois je voyageais comme un Slovaque, parfois en privé comme M. Untel, pour devenir, dans ces lieux autres et inconnus quelqu’un d’autre et d’inconnu, ou au moins pour m’oublier ».
Il voyage, traversant pays et pages, éprouvant l’idée que toute nationalité est une construction même si nous avons tous une idée très arrêtée de ce que sont les autres, surtout quand on les ignore, à l’image des Slovaques, appartenant à ce groupe indistinct de pays « postcommunistes » : « une autre planète »… Comment peut-on être slovaque ? est en somme la question ironiquement posée par ce narrateur qui arpente nos idées reçues en « Slovaque mandaté » mais aussi « Slovaque en soi, an sich ». Adepte d’un tourisme tout autant littéraire que géographique, ce « sans-domicile fixe de la littérature » va tomber amoureux, donner des conférences, beaucoup dialoguer avec lui-même, croiser des questions fondamentales : Qu’est-ce que la voix en littérature, de quelles généalogies naissons-nous, que veut-dire être européen aujourd’hui ?
Un chien sur la route est un récit tissé de digressions passionnantes, jamais décousues. Tout élément qui pourrait d’abord semblé détaché du fil narratif devient une pierre de l’édifice textuel. Comme l’a dit Aldous Huxley que le narrateur aime à citer, « le vécu n’est pas ce qui nous arrive mais ce que nous en faisons ». Maître d’une douce ironie, observateur aigu, Pavel Vilikovský offre à ses lecteurs une réflexion sidérante sur nos failles et nos masques comme sur la manière dont la littérature et la musique (qu’il « utilise (…) comme un psychiatre ») réfléchissent nos déchirures intimes.
Pavel Vilikovský, Un chien sur la route (Pes na ceste, 2010), traduit du slovaque par Peter Brabenec, éditions Phébus, mars 2019, 224 p., 17 €