Sylvain Prudhomme : Là-bas fuir (L’Affaire furtif)

Prudhomme L'Affaire furtif (détail couverture)

Un voilier parti sans bruit de nuit trace sans ciller une route droite depuis le port de Lisbonne ; il est poursuivi par des vedettes de policiers : personne sur le pont, l’arraisonnage échoue ; le Furtif fuit toujours, dépasse Madère, atteint les eaux internationales, maintient le cap au sud et l’on dépêche un hélicoptère pour observer ce que sur le bateau il peut se passer. L’on n’obtient que des images d’un coït acrobatique entre poupées de latex et, plus tard, tracé en lettres d’algues sur le pont : « We want peace » — message ambigu qu’un second viendra expliquer. Le voilier continue, dépasse l’équateur, accueille au bazooka un nouvel hélicoptère venu aux nouvelles, dépasse l’île de Gough et s’arrête aux confins de l’Antarctique, sur les îles Heywood. D’après les images satellite, six individus en sortent, se rendent chacun sur un îlot et n’en bougent plus. Voilà le commencement de L’Affaire furtif, premier roman de Sylvain Prudhomme, paru en 2010 chez Burozoïque et repris aujourd’hui à l’Arbalète, où furent publiés ses trois livres suivants : Là, avait dit Bahi (2012), Les Grands (2014) et Légende (2016).

S’il s’agit de fuir ici, n’importe qui ne fuit pas : botaniste, sculpteur, photographe, architecte, musicienne : femmes et hommes qui s’extraient du monde occidental sur un voilier bientôt disparu ont quelque chose à capter de la solitude et du silence que peut-être leur science ou leur art n’était pas parvenu à concevoir. Car voilà qui pourrait faire le lien entre la première partie de cette Affaire Furtif, récit enlevé d’une échappée maritime, et la seconde, tressage de traités et de théories. Une fois en effet que tout ce petit cercle enté à son rocher n’est plus le centre d’attention médiatique du reste de la Terre ni l’objet de sa recherche frénétique, de l’oubli ou de la reconquête des traces laissées, l’ailleurs permet tout à la fois de se départir et de tenter de saisir. Or, si l’aspect ludique du récit semblait d’abord consister dans cette petite aventure elliptique du voilier qui glisse muet sur l’océan, il se loge ensuite dans les comptes rendus des expériences tentées par les fugitifs une fois que, plus de dix ans après, des curieux ont cru bon d’en reconstituer le cours et le dessein.

Quelques photographies d’une d’entre eux, artiste new-yorkaise, arrachées à une pellicule abîmée retrouvée dans un appareil photographique sur place, montrent un espace où de menues variations du cadre s’approchant de plus en plus du sol tendent à progressivement faire disparaître la mer du champ ? Voici que le discours savant des historiens d’art et autres critiques s’échine à donner un sens à ce qui disparaît là et à lire dans ces images une figuration du destin — plutôt que d’accepter la fuite et la trace et comme simples constats. Un carnet retrouvé d’un autre fugitif, botaniste japonais, écrit chaque jour depuis son accostage sur le lointain îlot et qui semble se laisser progressivement envahir par la sensation de se dissoudre dans les algues qu’il peut à loisir contempler sur ce grêle espace ? Voilà que l’on glose sur le renversement de la perception temporelle en quoi consistent les mentions « Premier jour », « 2e jour », etc., en lieu et place des dates. A peine l’enregistrement d’une musicienne irlandaise elle aussi fugitive est-il retrouvé sur l’un des îlots et rendu audible par des ingénieurs que le journal fictif de l’artiste paraît, signe que les disparus inspirent d’abord de la curiosité à ce monde qui tente de les comprendre, de l’intérêt ensuite : envolées médiatiques, discussions, disputes de spécialistes, colloques, ouvrages.

Sylvain Prudhomme (Photo, Christine Marcandier)

La seconde partie du livre est donc composée d’un ensemble de projets artistiques dont on se demande sans cesse s’il s’agit de les prendre au sérieux — question simplement résolue par la beauté des gestes proposés, qui se valent en eux-mêmes —, d’une collection de discours médiatiques et savants à propos de ces radicalités qui tendent à signifier la disparition, ainsi que, mince filet de récit ou rassemblement de ces voix, celle du narrateur, toujours à distance, souvent bienveillant, parfois ironique, jamais à charge. Que l’on s’empare pour tenter de les comprendre de propositions artistiques si radicales qu’elles doivent se passer du monde n’est pas amusant ; que l’on puisse s’y adosser pour produire des discours creux, mais pour certains séduisants dans cette vacuité même, l’est davantage. A l’absolu et à la légèreté de la fuite et de la nécessité de consigner simplement ce qui passe et se passe lorsqu’on s’est retiré du monde viennent se heurter les discours reconstruits des bâtisseurs de théories et de significations, fossoyeurs involontaires de leur propre parole, sur laquelle s’échoue en silence le secret d’une fuite assumée et d’un geste définitif.

Reste que, bouteille à la mer jetée au monde comme une autre trace, un Traité d’Anarchitecture d’un dernier fugitif, russe, ne se voit gratifié dans le livre d’aucun commentaire et peut déployer en manière loufoque et savante une théorie de la robinsonnade, de la « vacance de savoir » ou du cocon. Il y a autant de délicatesse dans ce traité que dans les haïkus raffinés qui sont le devenir du journal du botaniste japonais, où le langage se réduit progressivement au fondamental. Car tout est là finalement : s’abstraire du monde pour ces artistes ce n’est pas tant livrer aux autres le dernier élan d’un geste déjà entamé que revenir peut-être au silence. Que ce silence passe par une photographie réitérée jusqu’à la disparition d’un de ses motifs, par un texte qui s’efface devant l’essentiel, par un son qui se retire avec discrétion, par un traité du néant de la construction ou par une pirouette ultime, l’enjeu demeure identique : la fuite est la recherche d’un espace où être soi et seul avec son art pour échapper à toute parole d’autrui, au risque que la sienne ne lui parvienne pas. La fuite est dissolution dans l’espace, fusion avec les choses. Voilà la condition d’une utopie insulaire singulière, celle qui efface du monde.

Mais le monde de L’Affaire furtif n’est pas prêt à se déprendre de ses habitudes de tout savoir, de tout commenter, de tout théoriser. Voilà le miroir que lui tendent les fugitifs et que ce court roman saisit, sans jamais se prendre au sérieux, sans jamais faire advenir l’aventure, frêle horizon d’attente avec lequel Sylvain Prudhomme joue dans la frénésie de parole que son récit déjoue.

Sylvain Prudhomme, L’Affaire furtif, L’Arbalète Gallimard, mars 2018, 128 p., 10 € 50 — Lire un extrait