Roger Ballen : « L’essence de la vie est au-delà des mots » (Entretien)

Roger Ballen © Jean-Philippe Cazier

Du 7 septembre 2019 au 31 juillet 2020, la Halle Saint Pierre présente une exposition exceptionnelle de Roger Ballen – exceptionnelle du fait de sa durée mais aussi parce qu’il s’agit d’un des photographes sans doute les plus puissants. A cette occasion, seront exposées des installations, un ensemble important de photographies en noir et blanc ainsi que, pour la première fois, une série de photographies en couleurs. Rencontre et entretien avec Roger Ballen.

Faire des photos

Je travaille à peu près de midi à 17h tous les jours, sauf le dimanche. Je crois que pour faire des photos, il faut s’y mettre. La photo n’est pas pensée puis réalisée, elle est faite durant le temps de la pratique, elle se fait pendant qu’on la fait. Rien ne peut remplacer ce travail.

© Roger Ballen

Visiter tel ou tel musée n’a plus pour moi d’impact sur les photographies que je produis. Même si je vois un beau tableau ici, une œuvre intéressante dans telle galerie, ça ne m’aide pas réellement lorsque je suis en train de faire mes photos. Dans le lieu où je photographie, il n’y a pas de tableaux ou de belles images. Il y a peut-être un rat qui court par terre, ou un chien, il peut y avoir quelqu’un qui est allongé sur un lit, mais ce que je fais, je dois le tirer de mon propre esprit en avançant étape par étape.

Trouver quelqu’un à photographier, c’est facile. Si je me balade dans la rue, je peux trouver un sujet en cinq minutes. Mais, à partir de là, se pose la question : que faire avec ce sujet, que faire ? Si votre sujet est un rat, un chien, un oiseau, la question se pose : que faire avec ce rat ou cet oiseau ?  Trouver ce rat ou ce chien n’est que le début : pour faire la photo avec cet animal, il faut passer par des dizaines d’étapes.

Toutes les photographies que j’ai faites depuis 1982 l’ont été en Afrique du sud. Je ne crois pas avoir fait, depuis cette date, une bonne photographie à l’étranger, hors d’Afrique du sud. Il faut se concentrer sur ce que l’on fait, et lorsque je vais à l’étranger, j’y vais pour d’autres raisons que pour faire des photos.

Avant 1982, je pouvais être considéré comme un photographe de rue, un street photographer prenant des photos sur le vif. Mais ensuite, j’ai fait mes photographies essentiellement dans des intérieurs, des espaces fermés. J’ai commencé à travailler chez les gens, dans leurs maisons. Une rencontre se produisait alors entre leur esthétique et la mienne. En un sens, c’était un travail que l’on pouvait qualifier de « documentaire ». Plus tard, j’ai privilégié des mises en scène plus « théâtrales ».

© Roger Ballen

Outsiders

Depuis très longtemps, je photographie des « outsiders », des personnes qui vivent à la frontière, à la marge. Ces gens que je photographie vivent en Afrique du sud. Mais la façon dont ils sont marginaux en Afrique du sud peut résonner avec d’autres vies marginales ailleurs, dans d’autres lieux de la planète. Dans mon travail, même si mes photos sont faites dans ce périmètre particulier qu’est l’Afrique du sud, j’essaie de produire des archétypes qui peuvent avoir du sens ailleurs qu’en Afrique du sud. Les gens qui regardent mes photographies n’ont pas besoin de connaître l’Afrique du sud pour y voir quelque chose, pour éprouver quelque chose qui peut faire écho avec eux-mêmes. C’est vraiment ce que j’essaie de faire dans mon travail : créer des archétypes susceptibles de provoquer des émotions n’importe où, en Chine, en Scandinavie, et pas uniquement chez les sud-africains.

Dessins

© Roger Ballen

Lorsque j’ai commencé à photographier chez les gens, je me suis aperçu que chez un certain nombre d’entre eux il y avait des dessins sur les murs, qu’ils dessinaient sur les murs de leurs maisons, pas sur les façades extérieures mais sur les murs à l’intérieur. Habituellement, si vous allez chez quelqu’un et que cette personne dessine sur les murs de sa maison, vous pensez que cette personne est mentalement dérangée. Mais si on y réfléchit : quel est le problème de dessiner sur les murs de sa maison ? Certains achètent des peintures qu’ils accrochent dans leur salon, alors que l’on peut réaliser soi-même ses propres peintures directement sur le mur. Dans ce cas, ce que vous dessinez est réellement vous, plus qu’une peinture produite par quelqu’un d’autre.

J’ai donc commencé à photographier ces dessins que je voyais sur les murs et à les intégrer à la façon dont je pouvais photographier les personnes et les objets qui se trouvaient dans les maisons. J’ai fait ça jusqu’à environ 2002.  A partir de cette date, j’ai cessé plus ou moins de faire des portraits au sens propre et ce sont ces dessins qui ont envahi mes photographies. Et les animaux ou les objets ont aussi commencé à devenir prééminents.

Pour les dessins que l’on voit dans mes photos, certains sont faits par moi mais il y a aussi d’autres personnes qui dessinent, des enfants ou des adultes. Ce qui est intéressant, c’est qu’au final les dessins ont entre eux une sorte d’unité visuelle, ils ont un lien. On ne peut pas dire que tel dessin est de Roger Ballen et tel autre d’une autre personne. Autrement, il me semble que l’image ne fonctionnerait pas. Ma façon de dessiner a évolué depuis mon enfance, mais l’essence de mes dessins est restée la même. Si mes dessins ressemblaient à des Picasso, ça n’irait pas.

© Roger Ballen

Couleurs et formes

Une photographie, pour moi, doit être organique. A l’intérieur d’une photo, tout est le sujet de la photo. Il n’y a pas, dans une photo que je fais, de sujet privilégié, isolé du reste de la photo. Souvent, on se contente de considérer les photographies d’un point de vue thématique. Or, une photographie est d’abord une forme. Dans telle de mes photos, le sujet est autant la personne humaine photographiée que les dessins sur le mur ou le rat que l’on voit dans un coin. Une photographie est une forme qui réunit un ensemble d’éléments, et tous sont de manière égale le sujet de la photo. En peinture, il est évident qu’un tableau est une construction formelle. En photographie, hélas, bien souvent, ce n’est pas le cas.

Quand j’ai commencé à faire des photos en couleurs avec un appareil numérique, je pensais qu’elles seraient différentes des photos en noir et blanc que je fais avec de l’argentique, mais il s’avère qu’il n’y a pas vraiment de différence. L’appareil n’est qu’un outil, ce qui importe c’est la photo. La différence est qu’avec l’argentique, ce qui se trouve dans la pellicule demeure un mystère jusqu’au développement, alors qu’avec le numérique on peut regarder tout de suite ce que l’on fait et contrôler davantage.

© Roger Ballen

Depuis deux ans toutes les photographies que je réalise sont en couleurs. Jusqu’alors je ne faisais que du noir et blanc. Leica m’a offert un appareil numérique avec lequel j’ai commencé à prendre des photos en couleurs, et à ma grande surprise ces photos étaient meilleures que celles en noir et blanc. C’est devenu une sorte de nouveau challenge pour moi : photographier en couleurs. Je cherche toujours de nouveaux challenges, c’est-à-dire que je désire que mon propre travail m’entraine vers des choses nouvelles, des zones que je ne connais pas. Je ne veux pas être toujours au même endroit. Un des dangers dans le monde de l’art, c’est d’essayer de se répéter, de reproduire ce qui a déjà fonctionné dans votre travail. Ça n’a jamais été mon point de vue ou mon but.

En fait, dans ce que je fais il n’y a pas tellement de différences entre la couleur et le noir et blanc, sauf que la couleur est moins abstraite. On pense habituellement que la couleur donne de manière meilleure des informations sur la réalité, sur ce qu’est la réalité, qu’elle rend ce qu’est la réalité elle-même. De ce point de vue, le noir et blanc est une abstraction : nous ne voyons pas en noir et blanc, nous voyons en couleurs. Je photographiais en noir et blanc pour ne pas aller dans le sens de cette espèce de préjugé réaliste ou objectif de la couleur. Les couleurs de mes photos, ce sont mes couleurs, pas la prétendue réalité en elle-même.

Il faut contrôler les couleurs dans la photo et ne pas laisser la couleur vous dominer. Un peintre sait comment agencer tel rouge avec tel gris et tel bleu. C’est ce qu’il faut faire en photographie. Si on regarde mes photographies en couleurs, on voit qu’elles tendent vers le monochromatisme. Je pourrais imprimer en noir et blanc les photos que je fais en couleurs, la plupart seraient encore de bonnes photos. Ce qui m’intéresse alors, c’est la question : quel effet particulier, quel effet psychologique particulier a telle photo en couleurs, et qu’elle n’aurait pas si elle était en noir et blanc ? De manière générale, la couleur produit un effet de vraisemblance, plus que le noir et blanc.

Inconscient et mots

Je ne suis pas inspiré par des concepts. Ce qui m’inspire, c’est la psychologie, la vie psychique mais à un niveau où elle ne peut pas être conceptualisée. Nous avons les mots, mais l’essence de la vie est au-delà des mots. L’essence de ce que nous sommes est au-delà des mots. C’est indéfinissable.

L’image est directement comprise par l’esprit, et il faut présenter une énigme à l’esprit, une image doit être un défi pour l’esprit. Si une photographie n’est pas un tel défi, quel intérêt ? Hélas, beaucoup de photographies ressemblent aux photos du Times magazine. Ça ne m’intéresse pas de regarder encore et encore la même image déjà vue mille fois.

© Roger Ballen

Je pense que l’important est de produire des défis pour l’inconscient des gens. Si on ne fait pas ça, on ne transforme pas la subjectivité, et on ne se transforme pas soi-même non plus. Pour mes photographies, je ne transpose pas des rêves que j’aurais faits. Mais même si je ne me souviens pas de mes rêves, cela ne signifie pas que mon esprit, lui, ne s’en souvient pas. Je ne m’en souviens peut-être pas mais le rêve est là, son « souvenir » est quelque part dans l’esprit. Quand, par la création, on parvient à toucher cette dimension primaire de l’esprit, alors ce que l’on fait est réellement puissant. Selon moi, la photographie doit affecter cet esprit « primitif ».

Je ne m’intéresse plus aux mots. Un monde visuel n’est pas la même chose qu’un monde de mots. En ce qui concerne mon travail, les seuls mots qui m’intéressent sont « énigme » et « mystère ». Si je parvenais à définir clairement mes photographies, celles-ci n’auraient pas vraiment de valeur pour moi. Ce qui m’intéresse, c’est de m’engager dans des directions que je ne peux pas immédiatement conceptualiser. Parmi les choses qui nous arrivent chaque jour dans notre vie quotidienne, la plupart ne sont pas et ne peuvent pas être verbalisées. Un des problèmes dans le monde de l’art aujourd’hui est qu’il y a trop de mots, et les photographies n’ont pas réellement d’impact.

© Roger Ballen

Animaux

Lire ici l’article présentant l’œuvre de Roger Ballen

Je travaille avec des animaux depuis longtemps. Si l’on regarde la relation qu’il y a dans mes photos entre l’humain et l’animal, on voit d’abord qu’elle ne se caractérise pas par l’harmonie. Ça pourrait être une sorte de message social. Si l’on considère uniquement la façon dont les hommes prennent soin de leurs chiens ou de leurs chats, on pourrait penser que la relation entre l’humain et l’animal est harmonieuse. Mais si on sort de ce cadre, si on sort de la ville, on constate que cette relation n’est pas du tout harmonieuse. Les hommes traitent les animaux d’une manière réellement mauvaise. C’est très destructeur, il n’y a rien de positif dans cette relation.

On pourrait de même regarder mes photos, celles qui incluent des animaux, en posant la question : où commence l’homme et où commence l’animal ? Ce sont des photos qui posent ces questions : où commence l’homme, où commence l’animal, et quel est le lien entre les deux ? Si on veut étudier le comportement humain, peut-être faut-il commencer par l’étude du comportement animal. Il vaut peut-être mieux commencer par étudier le comportement animal plutôt que la psychanalyse. Je crois que mes photos montrent des liens entre le comportement animal et le comportement humain, et inversement.

© Roger Ballen

Dans les photos que je fais, il n’y a pas de séparation entre l’homme et l’animal, ils sont dans le même espace, formellement connectés, les limites entre l’animal et l’homme sont brouillées. Durant cinq ans, dans toutes les photos que j’ai faites, on voit des rats. Je suis devenu un spécialiste des rats. Il y a des rats partout dans le monde, ce sont des êtres très intelligents. Pourquoi les gens ont-ils peur des rats ? On a cette représentation selon laquelle les rats symbolisent le désordre, la destruction, la maladie. De ce point de vue, le rat s’oppose à l’ordre auquel on essaie de croire – un ordre artificiel, car en réalité il n’y a pas d’ordre. Le rat représente l’idée de désordre et de destruction, cette idée que nous nous efforçons fortement de nier, d’effacer. C’est pour ça que les rats sont tellement détestés.

Dans mon travail, l’ordre et le désordre sont liés, et les rats y sont devenus comme des acteurs, des acteurs dans mon propre théâtre, exactement comme les personnes humaines qui s’y trouvent également. La question que je pose est : est-ce tel rat que l’on voit dans telle de mes photos a moins de valeur que telle personne qui se trouve à côté de lui, est-ce que celle-ci a plus de valeur que le rat ? Personnellement, je ne vois pas pourquoi il en serait ainsi.

Et ce qui m’intéresse aussi, bien sûr, c’est qu’avec des animaux comme les rats, je ne peux pas tout contrôler de ce qui advient – le rat ne m’obéit pas ! Les plus difficiles avec lesquels travailler, ce sont les chats. Les animaux et les jeunes enfants bougent tout le temps, ce qui est très bien, c’est l’inverse de la vieille grand-mère ou du grand-père qui ne vont pas bouger de leur chaise.

J’aime aussi travailler avec des poupées qui, certes, ne bougent pas, mais qui sont des éléments neutres dont on ne peut pas dire si elles proviennent d’Afrique du sud ou d’ailleurs. Les poupées sont aussi intéressantes parce qu’elles n’impliquent a priori, contrairement aux rats, aucun jugement de valeur.

Traduction Jean-Philippe Cazier

Exposition : Le Monde selon Roger Ballen, Halle Saint Pierre, 75018 Paris, du 7 septembre 2019 au 30 juillet 2020.
Lire ici l’article de Jean-Philippe Cazier consacré à l’œuvre de Roger Ballen

Roger Ballen © Jean-Philippe Cazier