Xavier Boissel est né en 1967 à Lille, il a collaboré à de nombreux collectifs Inculte (Face à Sebald, Face à Lamarche-Vadel). Il a publié l’essai Paris est un leurre (Inculte, 2012) et un premier roman en 2013, Autopsie des ombres, chez le même éditeur, prix Thyde Monnier de la Société des Gens de Lettres. Puis Rivières de la nuit, en 2014, chez Inculte, toujours. Cartographie d’un univers littéraire majeur.
Autopsie des ombres, de Xavier Boissel, observe un monde qui se désagrège, une Europe véritable terrain vague. Si pour l’ex-casque bleu de retour du conflit yougoslave « il n’y a plus de lieu possible », la fiction est cet espace où les fragments trouvent un sens. Dans Paris est un leurre (Inculte, 2012), Xavier Boissel évoquait déjà la guerre :
« à la fin de la première guerre mondiale, vers 1917, l’État-major français décide de planifier une réplique de Paris et de ses environs destinée à duper les aviateurs allemands susceptibles de venir bombarder l’agglomération parisienne ». Xavier Boissel arpentait cette ville fantôme et analysait ce « simulacre », ce « leurre parisien — digne d’une chronique de Bustos Domecq ou d’une grande fiction de Philip K. Dick ». La guerre est pour l’écrivain un temps comme un lieu qui condensent Histoire et fiction, un espace du conflit, au-delà des seules armées en présence.
Paris est un leurre est sous-titré La véritable histoire du faux Paris. Planifiée en 1917, la construction d’un simulacre de Paris destinée à leurrer l’aviation allemande était prévue près de Maisons-Laffitte, sur une zone dite de l’Orme de Morlu. L’édification de cette vraie/fausse capitale — confiée à l’ingénieur Fernand Jacopozzi — devait comprendre des éléments de la géographie urbaine réelle : un bras de Seine, la place de l’Étoile, la place de l’Opéra, les grands Boulevards, la Tour Eiffel, des gares.
Mais le « faux » avait ses limites : pour guider les avions ennemis vers ce faux Paris, il fallait illuminer la ville, donc des ouvriers (principalement des femmes) devaient travailler dans cette ville-leurre. Mais l’armistice est signé avant que le projet ne voie complètement le jour. « Du faux Paris, qui n’a donc existé qu’à l’état d’esquisses et d’illuminations, il ne reste rien. Quelques photographies, deux ou trois articles perdus dans des livres poussiéreux, exhumés de la mémoire de la presse populaire ou de quelques archives personnelles. Si ce n’était ces articles, on se dirait presque que l’histoire de ce faux Paris est elle-même un fake, un de ces faux récits inventés de toute pièce ».
Le livre se veut une cartographie de ce vrai/faux lieu, comme l’exploration d’une mémoire et de cette notion de « faux », Xavier Boissel a arpenté l’ancien site, rassemblé des documents d’époque, accompagné du photographe Didier Vivien (le livre comprend un cahier photo de 32 pages).
À cette « tentative d’épuisement d’un leurre parisien » davantage essai que roman, succède Autopsie des ombres, pleinement récit cette fois, même s’il part toujours du réel et d’une « guerre pas comme les autres », celle qui déchira la Yougoslavie dans les années 90. Mais de cela, l’auteur ne livre que des indices : un fleuve, la neige noire, une zone sécurisée, les Drina que fume un soldat, deux communautés qui s’affrontent, la photographie d’un couple abattu sur un pont, deux êtres que leur religion séparait, qui s’aimaient malgré tout et « leurs cadavres enlacés que personne n’osait ramasser ». Xavier Boissel refuse de mentionner un conflit spécifique, de même qu’il s’en tient longtemps à un « il » pour désigner son personnage, un soldat de retour de la guerre, sorte d’entité neutre, collective et indéterminée.
Paris est un leurre comme Autopsie des ombres sont placés sous l’égide d’une citation de Hans Magnus Enzensberger, féroce observateur social, auteur de Perspectives de guerre civile (1993) dans lequel il écrit qu’elle est « l’une des principales inventions » de l’homme « seul primate à pratiquer de manière méthodique, enthousiaste et à grande échelle, le meurtre de ses congénères ». La guerre n’est pas seulement un moment de l’Histoire, elle est un point nodal dans notre perception du monde comme des êtres. Comme le rappelle la citation d’Enzensberger en ouverture d’Autopsie des ombres : « seul le véritable sujet de l’Histoire crée une ombre. Il la projette sous forme de fiction collective ».
Au cœur du conflit, les ordres sont simples : « sécuriser la zone », « ne pas engager le feu », « stricte neutralité », une simplicité sans rapport, bien entendu, avec ce que ressent le soldat, les images qui s’imposent, les cadavres comme l’enseigne déglinguée d’un coiffeur, « peigne immense édenté » qui se balance « comme un squelette pendu à un gibet ». Mais la langue militaire est, elle, « obstinément injonctive », ordre de ramasser les corps « sous les lourdes grappes sonores des mouches », puis cette mission pour le casque bleu : abattre les chiens errants dans l’enclave désertée de ses habitants pour circonscrire maladies et épidémies. Alors il vise « un grand chien gris au pelage strié de gris et de brun », tire, le touche en pleine course. Et d’autres images se lèvent, le sergent-chef Barbet agonisant, touché par la balle d’un sniper et sa mémoire unit « ces deux cadavres, ce duel d’ombres écorchées ».
L’animal est le prisme de cette guerre, l’angle par lequel l’écrivain peut dire sa férocité mais aussi son absurdité. Quelle frontière entre l’homme et la bête ? L’interrogation est portée par l’ensemble du roman, des animaux abattus dans l’enclave à Pierre Narval, nom du personnage principal — s’il est encore possible de parler de personnage tant il devient figure et silhouette —, du chat que l’ex-soldat abandonne pour prendre la route aux cimetières d’animaux qu’il va longer dans son errance, de son propre état mental au poème d’Eric Fried qui troue soudain le récit :
et qui sait
qu’il meurt
Les animaux incarnent le conflit dans ce roman qui est aussi une fable, des animaux innocents, « êtres sans réponse » (comme l’écrit Valère Novarina) que le récit hisse à la hauteur de symboles. Ils figurent aussi l’état de l’homme qui revient, son inertie face aux images qui le hantent et le tourmentent, son impuissance à trouver un sens à ce à quoi il a participé. Sa tentation ? une vie d’animal, « élémentairement vivant ».
Ce sont ces ombres portées qu’autopsie Xavier Boissel dans ce récit du retour — mais rentre-t-on jamais d’une guerre ? — d’un ex-casque bleu pris dans la tourmente de l’histoire en marche, « au cœur de l’instant ». Pierre Narval parcourt et hante une enclave, perçoit les échos lointains des armes, croise ruines et cadavres et transporte sa conscience fragmentée dans un monde qui ne l’est pas moins, de cette Europe en ruines à Paris qu’il doit quitter : englué dans une errance tant mentale que géographique, il taille la route pour tenter d’échapper à ces images qui ne le lâchent plus, « squelettes sans relief, flaques de chair sans consonne ». Lorsqu’il se regarde dans le miroir, désormais, c’est un « reflet » qu’il voit, « un peu brouillé, quasiment flou et il se dit que c’est celui d’un fantôme — le deuil de son corps en tout cas. Il est là sans être là, à la surface du monde, et c’est comme un mirage déplorable et macabre auquel il jette son regard ».
Ce que dépeint aussi Xavier Boissel, c’est l’homme qui revient, inadapté à Paris, ses gestes mécaniques, la nausée du quotidien, l’alcool, « se laisser prendre dans le ressac des habitudes, se dissoudre dans la trame du quotidien s’est avéré, en dernière instance impossible ». L’homme n’a plus véritablement de passé, pas d’à venir, la guerre n’a pas été « simple césure », les événements « ont contrevenu à l’ordre entier de sa vie », c’est un véritable « heurt que la guerre avait introduit dans le quotidien ». Et, soudain, en Pierre Narval, la nécessité de repartir. Sur les routes, dans une descente, le long de la vallée du Rhône, autoroutes, zones commerciales, aires sans âme, autre forme de no man’s land. Et la prose épouse cette errance, l’ivresse, les insomnies et vertiges, le maelstrom de deux lieux qui se mélangent, la mémoire qui ne peut se détacher des gestes passés pour trouver un avenir. Elle est lancinante et aiguë, d’une beauté âpre et dense, à l’opposé des discours rodés et si sûrs des experts et autres infos en flux continu qui déversent leurs vérités.

Le discours sur la guerre ne peut plus être héroïque et simple, puisque de toute façon la guerre a changé, elle est abstraite, toujours « ailleurs » : « Les conflagrations de cette guerre annonçaient une autre forme de la violence, fragmentée, sans rituel, où ni le duel ni la réciprocité n’aurait sa place — une déchéance de la forme. Il n’y avait plus de civils, plus de militaires, plus d’ennemi, plus de criminels, mais une concaténation d’ordres réduits au minimum — s’interpose, ne pas intervenir — qui venaient se greffer sur la synchronisation des opinions ». « La guerre (tes supérieurs disaient « la crise ») semblait avoir déserté les lieux ; pas de ligne d’affrontement, pas d’abcès de fixation, pas de guerriers, mais une atmosphère générale d’inertie, diluée dans une menace lointaine ».
À cette déroute du sens correspond un récit qui refuse la linéarité, tout ordre faux et plaqué — aucune numérotation de parties ou chapitres. L’Autopsie de Xavier Boissel est fragmentée, citationnelle, l’auteur puise aussi bien dans la philosophie ou la poésie que chez Manchette, autant dans le roman noir que chez Gracq, Perec, Coetzee ou Conrad pour dire le fracas du monde à travers ces éclats du discours sur le monde. Cette prose donne corps au « réel de cette guerre — de cette guerre invisible » et pourtant « carnassière ». Xavier Boissel rend « l’étrange texture » de ces nouvelles formes de conflit, la cartographie des errances de nos « frères humains abandonnés à la combustion des mots ». Son Autopsie des ombres est le récit introuvable qu’attend Pierre Narval, à la mesure de sa « conscience aiguë et pourtant épuisée », bien loin donc, de « la misérable fabrique des épopées ».
Changement radical de lieu, dans cet univers littéraire qui est aussi une cartographie, avec Rivières de la nuit (2015). Départ au nord du monde, « quelque part, au nord du globe » et plus précisément « sur une île perdue, dans un archipel du cercle polaire, au 78° de latitude nord » : là a été construite une arche, « un jardin d’Eden glacé », la banque mondiale des ressources génétiques végétales.
Ce lieu est au centre du second roman de Xavier Boissel, Rivières de la nuit, une fiction post-apocalyptique, écrite depuis un imparfait indéterminé : « je m’appelle… ou plutôt je m’appelais Elja Osberg » énonce l’un de ses narrateurs. Elja Osberg sera le gardien de l’arche, une sentinelle de l’humanité, peut-être le dernier homme. Le lecteur le voit, dans les premières pages, arriver en bateau « dans le dédale des icebergs, hauts et purs », traverser l’« archipel pris par les glaces », prendre la mesure de la « blancheur crue du paysage », enfin descendre, s’enfouir, pour prendre son poste dans l’arche.
Le monde est en proie à une crise économique, politique et écologique sans précédent. « Les immenses plateaux de glaces qui encerclaient les cônes de cette planète se fracturèrent et s’émiettèrent en mille morceaux (…). On ne pourrait plus jamais ramasser les bris du miroir. Et pourtant, chaque fragment le contenait encore tout entier ». Ces brisures, ces fragments, ce sont aussi les chapitres de ce texte court et dense, dont chaque titre renvoie aux pistes d’un album de Denis Frajerman.
Le roman se construit sur une narration alternée : le lecteur suit Elja Osberg, son quotidien de veilleur, et les notes préparatoires de William Stanley F. qui travaille pour la Fondation qui a pensé, conçu et construit cette arche. Le point de vue sur un même lieu est donc double, récit de l’intérieur et discours depuis un ailleurs, celui d’un analyste zélé qui explique, dans chacune de ses notes, en quoi « cette chambre froide » garantit la survie de l’humanité, en quoi « le pôle Nord est l’Eldorado de demain » et cette arche « le grenier de la diversité de notre humanité ». Mais, si les deux points de vue se croisent, ils ne se recoupent pas.
« J’avance dans mes rêves emboîtés, dans ma petite histoire, je marche, marche, jusqu’à arriver — à moi-même » (p. 50)
Du côté d’Elja, le récit d’un quotidien monotone, réglé comme du papier à musique, par un personnage « détaché du monde », seul dans l’immensité glacée, cette « neige infertile, mais éclatante, fastueuse » et cette lumière « crue, toxique ». Il s’occupe de la maintenance et de la surveillance, contrôle, visite : salle d’armes, pharmacie, chambres fortes où sont rangés les échantillons de nos ressources végétales comme sur les rayonnages d’une « bibliothèque ». Il communique un peu avec l’extérieur, reçoit des nouvelles de plus en plus catastrophiques du globe (épidémies, guerres, pics de pollution, fonte des glaces, réchauffement climatique). Nouveau Robinson — « je ne suis personne, absolument personne » — dans cette arche perdue, promise à un nouveau Déluge. Bientôt Elja entendra l’alarme inéluctable. « Quelque chose était advenu », dont son rêve récurrent était sans doute la prémonition.
« La Fondation est fière de jouer un rôle central » (p. 52)
Du côté de William Stanley F., le discours est réifié, pragmatique, administratif, faussement froid et objectif. Béatement rassurant — l’arche serait indestructible, les plantes à jamais préservées… mais la nature ne se plie pas au discours normatif — ou ouvertement agressif quand il s’agit d’imaginer l’alimentation du futur. Les rapports du technocrate visent à convaincre de la grandeur de ce projet sans précédent. Et réel : le bunker existe, sur l’île du Svalbald, il a été inauguré en 2008, financé par la Norvège et le Global Diversity Trust — avec, entre autres « mécènes », les fondations Gates et Rockefeller mais aussi des géants de l’industrie agro-alimentaire, dont Monsanto ou DuPont/Pioneer Hi-Bred. Ce que vous prendrez peut-être pour une invention part de ce qui est.

La catastrophe est au centre de ce roman : en tant que genre littéraire, bien sûr, en tant qu’idée, héritée de Walter Benjamin que cite Xavier Boissel en exergue d’un très beau texte explicitant son projet romanesque (Grains et issues) : « C’est le fait que les choses « continuent à aller ainsi » qui est la catastrophe. Elle n’est pas ce qui à tout instant est devant nous, mais ce qui est donné ». La fiction, elle, ne spécule pas. Elle dit ce qui a été, est, sera. Elle saisir des « instants » — l’instant défini comme ce « point suprême fait de réminiscences et de prémonitions ». Elle forge nos prises de conscience.
Au lecteur des Rivières de la nuit d’entendre la poésie sublime de ces pages qui excellent à dire des seuils, des « états intermédiaires », des sensations, comme ce lieu vers lequel « tout converge ». D’imaginer le roman des blancs, non plus l’immensité glacée de ce cercle polaire mais les pages vierges qui trouent le récit. D’écouter la voix d’Elja Osberg, certes devenu « otage » de ce bunker mais surtout « témoin caché » et « passager clandestin ». D’entendre une alerte, une autre sentinelle, celle de la fiction dans un roman qui convoque aussi bien Volodine que Ballard ou Borges — Osberg est son anagramme et les rayonnages de la bibliothèque végétale rappellent sa Babel — pour dire, sans relâche, qu’esthétique et politique sont indissociables. Que la fiction avertit, au double sens d’informer et alerter, que ce verbe apparie en synonymes.
Xavier Boissel, Paris est un leurre, Inculte, 2012 — Autopsie des ombres, Inculte, 2013 — Rivières de la nuit, Inculte 2014.