« La chair est triste »

@ Christine Marcandier

Oui, la chair est triste, et il n’est nul besoin d’avoir lu tous les livres. Cette chair putride – restes d’animaux macérés, mélange de sang séché et d’os broyés – utilisée dans les canons à eaux des CRS pour disperser les manifestants, en France … elle dit quelque chose. Elle annonce, bien au-delà de cet infime exemple, un nouveau temps : celui du « sans limite ». Celui où la brutalité rend fière, où elle peut être assumée avec orgueil, même dans l’abject, même dans l’immonde.

Les violences sont abruptes : réfugiés fuyant les guerres et abandonnés en mer, climat destructeur, taux de suicide alarmant, sans-domiciles mourant massivement, effondrement des populations animales, hôpitaux saturés, incrimination quasi systématique des plus faibles, crispation des peurs sur les minorités, calomnies et caricatures banalisées, classes surchargées, recrudescence des racismes, fascismes et sexismes … Le monde est triste.

Et les réponses affligent : systémisation de la précarité, destruction des protections sociales, abandon des services publics, autoritarisme outrancier, répressions décuplées, recul des droits individuels, diminution des partages, baisse notable des postes de chercheurs et autres fonctionnaires, marginalisation des structures collégiales au profit d’un arbitraire décisionnel, légitimation de la surveillance, généralisation de la punition, sanctification des valeurs identitaires et nationalistes, réhabilitation médiatique de figures dangereuses, installation subreptice d’une symbolique de pouvoir intouchable.

Les digues du commun cèdent les unes après les autres.

 

L’administration américaine sépare des enfants de migrants de leur parents dès l’âge de… 4 mois, tandis que la France devient championne d’Europe de l’enfermement des sans-papiers. Les images choquent. Comme, sans doute, celle des policiers qui gazent les activistes non-violents d’un sit-in de sensibilisation à la catastrophe écologique… le jour même où les records de chaleur sont battus (et après que l’ONU a dénoncé les méthodes de répression ici employées). Comme, bien sûr, l’arrestation de l’héroïne du Sea-Watch, incarcérée pour avoir sauvé des vies. Comme, bien sûr, le désir manifeste d’abandonner les forces d’entraide face aux puissances de l’argent.

 

La « start-up nation » pourrait bien être en faillite éthique, esthétique et logique.

La chair du monde, pour le dire comme Merleau-Ponty plus que Mallarmé, est infiniment triste aujourd’hui. Certes, le passé idyllique n’a jamais existé et relève du pur fantasme. Mais les régressions sémiotiques et praxiques d’un présent pauvre – et virilement fier de sa hideur – ne peuvent plus ne pas heurter.

Il n’y a presque aucun espoir face au déferlement des haines et à l’affirmation brutale des puissances froides. Face à une inertie systémique confondue avec l’ordre même du cosmos. Face à l’incapacité structurelle à penser l’équivocité des régimes de violence. Le cynisme des pouvoirs frôle en plus d’un sens le « sans limite ». Bien d’avantage que dans l’ère des « fake news », nous sommes entrés dans celle de la brutalité-de-droit. Tout est bon, et surtout le pire. Tout est juste si le rapport le force le permet. Légitimation par l’autorité. Il y a plus que jamais « force de loi », comme le pressentait Derrida.

Si la chair du réel se décompose au Soleil de la désinvolture caniculaire, restent des alliances à sceller, des solidarités à déployer, des ontologies à inventer, des mondes à créer, des ailleurs à édifier, des subversions à opérer, des révolutions à élaborer.

Une certaine puissance mortifère a déjà gagné la guerre des choses et des lois. Mais elle a perdu, depuis toujours, celle des idées et des amours. La chair est triste, oui, mais demeure l’âme.

© Jean-Philippe Cazier