Des grottes, des cabanes : l’enthousiasme et la gêne (Lionel Ruffel, Marielle Macé)

L’imaginaire de la cabane, Marielle Macé le souligne dans son petit livre, connaît un engouement frappant dans différents domaines de la pensée depuis quelques années : en littérature, en anthropologie, en philosophie, en politique. Il est paradoxal que les deux auteurs dont il est question ici, Marielle Macé donc et Lionel Ruffel, choisissent d’en décliner le motif à leur tour pour y installer l’énergie politique de re-création que tous deux professent, promeuvent, espèrent et appellent – car la cabane, après tout, évoque d’abord le repli, la sortie du monde.
C’est Thoreau qu’on entend plutôt que Cadiot (à qui Macé emprunte son épigraphe). Chez Ruffel, qui n’emploie pas ce mot, il est question d’un refuge qui devient une grotte, à la fois préhistorique et platonicienne. Refuge, repli, et que peut-il en être alors de l’élan politique ? Après tout, l’imaginaire de la disparition, lui aussi, a le vent en poupe (le dernier livre de Dominique Rabaté en fait état)… Construire des cabanes, sortir du monde ? Les construire en hauteur et le surplomber ? Les construire à l’écart, et le contempler depuis cette marge ? C’est d’un certain inconfort notionnel que part cette lecture, éprouvé face à l’alliance peut-être contradictoire de l’ode au repli et de l’ambition politique, de la résignation face à la mort et de l’invocation d’une énergie qui la déjoue ; et d’un discours de la résistance, voire de l’insurrection, qui voudrait s’incarner dans des symboles au risque de la posture, voire de la pose. Au risque d’étouffer la vie politique dans la métaphore, à partir d’un (presque) impensé sociologique. Voilà pour l’avertissement liminaire.

Aller aux champignons

Le Trompe-la-mort est un champignon. Pas n’importe lequel : champignon des ruines, survivant indéfectible de toutes les catastrophes, symbole de ralliement explicite pour Macé comme pour Ruffel qui tous deux s’appuient sur le livre de l’anthropologue Anna Tsing (Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme). Dans le livre de Lionel Ruffel, la référence permet de désigner une stratégie (la fiction, le récit), une pratique (les propager, les échanger), et un espoir contre la fin (celle des institutions et des lieux où on fait de la littérature, et celle du monde – ce qui, pour Ruffel du moins, est peu ou prou la même chose).

Lionel Ruffel nous parle d’un temps que les moins de vingt ans etc. Il nous parle d’une voix incarnée, une voix qui a un âge et des souvenirs : ceux d’une génération qui avait une vingtaine d’années dans les années 1990, jeunes gens gonflés de l’ambition de suspendre le temps des affaires et de la rentabilité, nourris de pilules multicolores et de musique techno. C’est la voix des after : ceux des soirées qu’on fait durer après leur terme, ensemble sur une plage où l’ivresse le cède à l’euphorie douce des amitiés aussi intenses qu’éphémères, quand pour survivre il faut s’échapper hors du temps.

Lionel Ruffel, Trompe-la-mort

Trompe-la-mort est conçu en trois parties, qui représentent chacune un jalon de l’histoire littéraire telle que Ruffel l’enseigne : pas une succession de dates et de mouvements, mais des points de nouage, textes (Les Mille et une nuits, le Décaméron) ou définitions (celle que Kant donne de la littérature et sur quoi se fonde la modernité littéraire) qui ont forgé notre rapport contemporain à la fiction. Conteur à son tour, bateleur même lorsqu’il harangue son public et le guide d’une salle à l’autre de l’espace Khiasma, Ruffel file un récit somme toute barthésien : si l’écriture essayistique embrasse pleinement ici la tentation narrative, voire fabulatrice, elle demeure rétive à tout effet de somme et préfère progresser par à-coups, où ne valent d’être contés que ces sommets à valeur de « punctum ».

Le livre est polymorphe. On entre dans une salle de classe pour la quitter presque aussitôt :

« Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.
En théorie en tout cas, puisque j’exerce le plus beau métier du monde dans le plus bel endroit du monde. J’enseigne la littérature à l’Université Paris-VIII, à Saint-Denis. Je ne pouvais pas rêver mieux. En réalité, tout conspire à détruire le métier et le lieu. » (Trompe-la-mort, 7)

Du refrain panglossien aux trompettes de l’Apocalypse – timides trompettes, et dont l’écho, comme à chaque fois que l’Université meurt un peu, ne porte que pour ceux qui tendent l’oreille. Fin d’un monde. Alors Ruffel dans la vraie vie emmène ses étudiant.es dans un lieu de travail hors-les-murs universitaires, l’espace Khiasma, et le narrateur à sa suite, dans le livre, y entraîne ses lecteurs. Véritable refuge où se dépose et se construit une mémoire de la littérature (le passé qu’on choisit contre les histoires littéraires roboratives, l’avenir qu’on invente), entre grotte préhistorique et tombeau. Les plus abattus liront ce terme en son sens séculaire, les plus fervents dans le double sens que porte le genre littéraire : lieu de dépôt des souvenirs où l’on puise l’énergie de continuer. Trompe-la-mort est une veillée funèbre : célébration vivante, vibrante, de ce qui n’est plus. « (U)n musée déserté mais vibrant » (13).

Bien sûr, les portes de l’Université Paris VIII où enseigne Lionel Ruffel ont bel et bien été rouvertes à la rentrée 2018, après les événements dont ce livre porte la trace (lorsqu’au printemps 2018, l’université bloquée par la contestation étudiante contre Parcoursup et occupée par des personnes réfugiées a fermé quelques jours pour raisons sanitaires et de sécurité). Mais le livre porte un deuil plus profond, celui de qui regarde venir la fin entre foi et désespoir : ce livre est le tombeau de la littérature anéantie par le capitalisme.

Évidemment la phrase est grossière (le livre, si on peut en interroger les arguments, ne l’est jamais, lui). Mais voilà bien de quoi il s’agit : c’est l’histoire de mauvais lecteurs (le roi Shahryar, incapable de faire la part des choses entre le cas singulier et la règle, sauvé par Shéhérazade qui comprend et maîtrise la narration et le conte ; les instances gouvernementales et judiciaires dans l’affaire dite de Tarnac, qui ont cru qu’un simple livre, signé du Comité Invisible, pouvait à lui seul saboter des lignes de voies ferrées) ; l’histoire des gestionnaires du livre (à partir de Kant : pour une définition de la littérature qui l’enferme entre les trois pôles de l’auteur, de l’éditeur et du public, Sainte trinité à l’ère de la reproductibilité industrielle et de la propriété intellectuelle) ; l’histoire enfin de conteurs désespérés, comme ces jeunes gens de Florence qui échappent à la peste en allant se raconter des histoires hors de la ville, dans le Décaméron. Tous ces personnages deviennent les acteurs d’une histoire de la littérature menacée par un déclin organisé, face auquel ce livre veut dire la puissance de résilience de la fiction : comme un champignon sur les ruines de ce que le capitalisme a détruit, la littérature perdure et entre en mutation. C’est sur cet appel à la mutation, à la réactivation d’une capacité à tromper la mort illustrée à travers les siècles, que s’arrête le conte, la promenade, la visite : un appel à l’attention, une prise d’armes discrète, une insurrection de mots.

C’est là peut-être que le bât blesse. La grande beauté du livre de Lionel Ruffel tient à sa puissance d’emportement, au plaisir de renouer avec la posture romantique du poète mage, désormais professeur paléontologue et parfois clown – jamais d’esprit de sérieux ici, ce qui ne veut pas dire qu’on y parle à la légère. La voix de Ruffel est trempée de lyrisme et d’une certaine forme de sublime : celle des épiphanies marginales. Par ailleurs, Ruffel n’écrit pas d’une plume solitaire : il y a du Michon dans les harangues du narrateur, comme d’ailleurs dans sa fascination pour les peintures pariétales ; il y a du Riboulet dans son rapport douloureux à l’histoire et du Bergounioux dans ses lectures matérialistes des théories kantiennes sur la littérature. Et cela, cette compagnie discrète, ces alliés de papier, accomplissent-ils un geste politique par la littérature, ou bien en sont-ils réduits à se le raconter, ce geste, au risque du repli loin de la Cité ? Pour qui parle ce livre, si ce n’est pour les convaincus – de nouveau des happy few, des élus, des privilégiés ?

Courir à la grotte, invoquer la force d’insurrection jaillie de la petite communauté d’âmes formée par les étudiant.es du Master d’écriture créative de Paris-VIII et relayée métaphoriquement par les lecteurs-visiteurs de ce livre, n’est-ce pas accepter – en la magnifiant – la place marginale à laquelle ces coupes budgétaires, cette idéologie utilitariste, ces réformes iniques du baccalauréat et de l’accès à l’Université réduisent la littérature ? Contre mauvaise fortune, bonne plume : pas la mort de la littérature alors, mais sa survivance spectrale (ou fongique…), dans le réinvestissement consenti de l’impuissance de Cassandre.

La politique n’est pas « une affaire de syntaxe »
(Nos cabanes, 107)

Il faut dire à la fois la puissance d’emportement du verbe qui se déploie dans ces deux livres, fabulateur pour l’un, poétique pour l’autre, et la gêne persistante face à ces deux pensées, souvent assez proches, tant dans l’idéologie que dans le fonctionnement rhétorique.

Nos cabanes, le livre de Marielle Macé, se donne comme un vaste plaidoyer éco-politique qui lie entre elles les problématiques très diverses de notre actualité (des formes les plus récentes d’insurrection politique, ZAD et Nuit Debout, à l’urgence écologique et à la catastrophe migratoire) autour d’un même motif : l’élargissement nécessaire de notre considération à toutes les formes de vie. L’ensemble voudrait proposer une réhabilitation du savoir particulier de la poésie : cette aptitude à prêter l’oreille et le regard à tout ce qui est. D’ailleurs le livre s’ouvre avec Olivier Cadiot et se conclut avec Ovide.

Dans ce texte, les soubassements axiologiques prennent d’autant plus de relief qu’ils reposent sur des oppositions symboliques fortes : la nature contre l’aménagement du territoire (en l’occurrence, la noue contre le quadrillage industriel), le sauvage contre l’asservi, la vie en somme, contre la mort que représente le système politique actuel. Pourtant comment parler du politique si on refuse d’y tremper la plume ? Comment glisser de la « noue » (celle de la ZAD de Notre-Dame des Landes) au « nous » (celui de ces formes de vie qui s’inventent, de ces collectifs qui s’essaient) sans faire place à la boue très concrète où ceux-là se fondent ? La paronomase, pourtant, ne déparerait pas… La lutte de la ZAD n’était pas (car on en parle au passé désormais) qu’un « lac d’impatience » ; et il ne suffit pas d’évoquer les menus et charmants travaux du quotidien pour rendre compte de ce que c’est que d’inventer une vie qui se soustraie aux agendas politiques et juridiques. La métaphore, si belle, ici masque, voire déforme.

Cabane de Macé, grotte de Ruffel, et un élan commun – dans sa vigueur, dans sa sincérité – vers la rêverie. C’est là la Zone À Défendre : essentielle dans notre économie du temps minuté, rentabilisé, pragmatisé, elle risque toutefois de nourrir une forme de repli – hantise des intellectuel.les – dans une tour loin, bien loin des noues du pays de Loire et des campements précaires des vies auxquelles Macé comme Ruffel voudraient prêter l’oreille. Et si l’imaginaire de la ZAD, lui aussi, connaît une certaine faveur dans le vocabulaire de la critique littéraire récente (on pense notamment à l’essai d’Hélène Merlin-Kajman, Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre : la littérature), il ne s’agit pas ici d’un usage opportuniste de l’appellation, devenue slogan, qui rabat les questions du monde sur la littérature en les vidant de tout contexte. L’expression, absente chez Ruffel mais qui affleure néanmoins à le lire, désigne chez ce dernier comme chez Macé tout autre chose, et qui elle-même a ses dangers : un discours qui superpose résistance politique et résistance littéraire, oubliant que celle-ci se joue dans l’ordre du symbolique. Le partitif, « de la ZAD », signe dans ce passage l’absorption définitive de l’histoire par la métaphore, de la politique par l’abstraction.

« Faire des cabanes en tous genre – inventer, jardiner les possibles ; sans craindre d’appeler « cabanes » des huttes de phrases, de papier, de pensée, d’amitié, des nouvelles façons de se représenter l’espace, le temps, l’action, les liens, les pratiques. Faire des cabanes pour occuper autrement le terrain ; c’est-à-dire toujours, aujourd’hui, pour se mettre à plusieurs. (…)

Faire des cabanes sans pour autant se contenter de peu, se résigner à une politica povera, s’accommoder de précarités de tous ordres, et encore moins les enchanter (…). Des cabanes qui ne sauraient soigner ou réparer la violence faite aux vies, mais qui la signalent, l’accusent et y répliquent en réclamant très matériellement un autre monde, qu’elles appellent à elles et que déjà elles prouvent.

Faire des cabanes (…) pour élargir les formes de vie à considérer, (…) pour relancer l’imagination, élargir la zone à défendre, car « de la ZAD », c’est-à-dire de la vie à tenir en vie, il y en a un peu partout sur notre territoire (…). Faire des cabanes, donc, pour habiter cet élargissement même. » (29-30).

Pas question pour autant de sombrer dans l’imaginaire thérapeutique largement diagnostiqué dans la production littéraire contemporaine : celui-là, Marielle Macé le congédie vivement. Il ne s’agit pas de soigner, mais d’inventer, de proposer d’autres formes de vie. La littérature comme incubateur de manières d’être ? Ce qui perce dans ces pages (particulièrement chez Marielle Macé), ce serait davantage un imaginaire de formes de vie en commun qu’une réflexion historicisée sur les systèmes et contre-systèmes politiques.

La rêverie littéraire est un lieu où se forgent les désirs et les fantasmes ; un lieu qui permet une échappée, un appel d’air ; un lieu d’où parfois jaillit l’action. Forme de résistance, car on revendique en s’y adonnant son indisponibilité aux pressions du monde – mais cela n’est pas le seul bois dont les révolutions sont faites, ou les cabanes construites. Poétique des ruines vs politique effective : si les symboles sont essentiels, il faudrait savoir résister à la tentation d’en faire ce qu’ils ne sont pas. Si lire, c’est « se mettre à plusieurs », si d’ailleurs le petit essai de Marielle Macé – comme celui de Ruffel – pourrait bien être dit polyphonique tant son principe fondamental semble être le dialogue avec les autres, penseurs, poètes, étudiants ; si cela en soi est important et précieux, cela n’est pas à proprement parler un geste politique. À moins de prendre Rancière au mot, et de considérer la valeur intrinsèquement politique de la littérature… Une éthique du commun, plutôt ; une éthique de la cabane.

Car poésie et politique ne font pas toujours bon ménage. Dans Sidérer, considérer. Migrants en France (2017), un texte dont la grande beauté menaçait déjà par moments la justesse, Marielle Macé nous demandait de prêter attention aux personnes réfugiées et demandeuses d’asile que la loi tient en deçà de nos regards, de notre considération. Elle y revient dans Nos cabanes, qui plaide pour l’élargissement de notre « parlement » à l’ensemble du monde naturel – le terme, volontairement repris au lexique institutionnel mais réactivé dans son sens étymologique, semble suffire pour garantir la teneur politique du discours. Mais un migrant n’est pas une pierre, une femme n’est pas une plante :

« Écouter les idées du monde (les idées qu’a le monde) ce serait ça : (…) se demander ce que ce serait d’être fleuve ; (…) se demander ce que ce serait d’être femme, celle-ci, traitée ainsi ; d’être plante, d’être cratère, d’être vent… » (74-75)

Et surtout, surtout, un migrant qui se noie ne se « love » pas dans la Méditerranée ; il y meurt.

Naufrage de la métaphore.

« Il suffit peut-être d’interroger [la Méditerranée], de l’inviter à comparaître. Par exemple à comparaître au procès en responsabilité des vies perdues sur nos côtes, qu’il faudra bien tenir un jour. L’eau sans doute ne peut pas répondre mais elle peut paraître à la barre, témoigner, accuser même, si l’on se met à l’écoute de ce dont, très concrètement, son silence et son opacité se souviennent. L’eau en effet ne se contente pas d’ensevelir, elle retient, conserve, enveloppe ce qui s’y love, par là se souvient, et peut donc témoigner. » (78-79).

Des « vies perdues sur nos côtes » aux « tonnes de plastique » en à peine quelques lignes après ce passage : n’est-ce pas là la limite, insoutenable, d’une écriture régie par l’image poétique ? Car c’est bien la contiguïté qu’elle fait naître entre les êtres et les choses que Marielle Macé admire dans la poésie et qu’elle entreprend de reproduire ici, sous forme essayistique. Un mot-clé : « comme » (« le ‘comme’, qui fait la relation tout en maintenant l’écart », 99) ; et l’analogie devenue principe politique (« travail patient des analogies, imagination des relations, nouages et dénouages », 103). Suffit-il d’écrire que l’ « écart » est maintenu, que l’écriture demeure ancrée « très concrètement » dans les réalités du monde, pour que l’écart – l’égard ! – effectivement demeure maintenu et l’écriture consciente du monde, de l’histoire, du présent ?

Poésie-malaise.

Que perd-on lorsque l’on prétend voir dans la rime ou les effets de sonorités voisines (des « noues » à « nous », du « tact » à la « syntaxe »), dans la métonymie (le corps noyé du migrant « lové » dans la Méditerranée comme un linceul maternel), dans la syllepse (chant des oiseaux, discours du monde, poésie), une vérité politique ? Que perd-on à déshistoriciser ainsi la réflexion, à faire de la littérature un discours hors-sol et hors-temps où se déploient tous les amalgames, toutes les comparaisons ?

Pour la réflexion politique : la justesse. Pour l’association symbolique : la puissance d’adhésion.

Pourtant on aurait tant voulu pouvoir s’adonner pleinement à cet élan, ce désir de faire nous, de nouer ; tant voulu se laisser porter par cette langue si habile et cette érudition littéraire, par la finesse des meilleurs passages de cet essai avec laquelle jurent tellement les exemples ci-dessus.

Le cœur de ce petit livre, au fond, bat entre ses parenthèses et dans ses digressions. C’est là, dès l’ouverture, que le point de vue s’incarne, là que la voix de Marielle Macé prend corps : l’essayiste vient des noues, de cette région humide qui a accueilli tant de cabanes au fil de sa vie et au sein de laquelle, en fille prodigue du pays, elle propose de nous attarder. C’est à ce je situé, conscient de sa position (face à des étudiant.es précaires, face à une jeunesse à qui la société ne fait pas de place, face à des collectifs à l’anonymat desquels elle ne sait pas se soumettre, écrit-elle, mais dont elle admire le courage et la détermination) que l’on veut se fier, lorsqu’il déclare écrire pour convertir le regard aux formes de vies qui s’inventent. C’est lorsqu’elle fait place à des pratiques politiques, lorsqu’elle les accompagne – pas lorsqu’elle prétend s’y substituer, que l’écriture convainc. C’est l’humilité de la littérature qui donne son prix à cette ambition, immense, de rassembler :

« (Peut-être « nous » est-il alors quelque chose comme le pluriel de « seul » : il ne se fait pas à partir de nos « je », affirmés ou vacillants, mais à partir de nos solitudes ; il les met en commun, c’est-à-dire qu’il les rassemble, les surmonte en les rassemblant, et à certains égards les maintient. Nous faisons et défaisons des collectifs avec ces solitudes et non pas malgré elles. Nous ne nouons rien d’autre, et c’est déjà tellement, que notre égal tremblement, nos égales potentialités)». (Nos cabanes, 22)

La puissance de ces deux textes se déploie à partir de ce geste très spécial qu’ils ont en commun et qu’ils rejouent, où la fiction apparaît comme une forme de re-vie, un lieu commun, tourné vers l’à-venir dans la conscience de sa fragilité et dans l’élan de son désir (« nos potentialités »). Un geste éthique puissant, qui ne prétend pas être autre chose, qui ne prétend pas suffire, qui d’ailleurs ne suffit pas, mais qui compte néanmoins. C’est ce geste très précieux que l’on choisit de retenir de ces lectures – quitte à les trahir un peu.

Le dernier mot — mais non, l’envoi ! — à Lionel Ruffel :

« Nous savons (…) que les fictions à produire doivent être partielles, temporaires et toujours à renouveler, qu’il faudra les accorder ensemble, les agencer, les entretenir, comme Gallehault et Homère (…). Nos espoirs ne sont pas démesurés, rien n’est vraiment sûr, mais à plusieurs reprises au cours de cette visite, chers amis, n’avons-nous pas constaté que le procédé avait marché, au moins pour un temps ? Et pourquoi pas cette fois ? » (Trompe-la-mort, dernière page)

Lionel Ruffel, Trompe-la-mort, Verdier, 2019, 128 p., 13 € 50 — Lire ici l’entretien de Johan Faerber avec Lionel Ruffel
Marielle Macé, Nos Cabanes, Verdier, 2019, 128 p., 6 € 50