Tes yeux te voient

eyes © Christine Marcandier

Tes yeux te voient, tes oreilles t’écoutent, tes mains te touchent. Tu es cerné. Ils sont là, ils te voient, ils t’écoutent, ils te touchent. Tu ne peux pas leur échapper. Ils connaissent ton chaos. Tu as aimé. Tu as caressé. Tu lui as dit : « tu es ma joie, ma lumière, mon soleil, je t’aime et t’aimerai toujours ». Pour que les femmes violées saignent, tu t’es fait incruster des petites billes métalliques sous l’épiderme de ta queue. Tu as enfoncé ton fusil dans leur vagin et tu as tiré. Tu as crié « j’aime tuer ! ». Tes yeux t’ont vu, tes oreilles t’ont écouté, tes mains t’ont touché. Tu fuis, tu marches, tu te construis une cabane dans un bois. Ils te suivent. Ils te voient, ils t’écoutent, ils te touchent. Tu fuis encore, tu marches encore. Tu grimpes les pentes rocailleuses, tu trouves ces grottes, une pour l’été, une pour l’hiver, une au Nord, une au Sud, tu t’y installes, tu t’y caches. Tu es l’Indien, tu es Cavern Man. Tu cultives des herbes. Tu recueilles l’eau qui coule sur la roche. Tu parles seul. Tu contemples les souris, les araignées. Ils sont là, ils ne te quittent pas. Un jour, dans une des grottes, on découvre ton squelette. Ils t’ont vu , ils t’ont écouté, ils t’ont touché. Ils savent, pour tes derniers instants. Tu as aimé, tu as caressé, tu as embrassé, vos langues ont mélangé 9 mg d’eau, 0,7 g d’albumine, 0,18 g de substances organiques, 0,711 mg de matières grasses, 0,45 mg de sel, des bactéries, des virus, des parasites. Tu as aimé, tu as haï, tu lui as dit : « quand je pense que j’ai pu t’aimer, tu me débectes, je vomis sur toi, je te défèque dessus ». Tu as loué un chat, 5 euros, au huitième étage d’un grand magasin, pour pouvoir, une heure, jouer avec lui, te détendre, te sentir moins seul. Tu as acheté le Hug E. Gram. Tu as fixé autour de ta taille cette ceinture munie de bras, rembourrés de fibres de polyester, afin de créer une sensation douce et réconfortante. Tu as enregistré un message d’amour sur le magnétophone intégré. Tu as connu cette sensation érotico-rassurante d’un être aimé qui te serre dans ses bras. Tes yeux t’ont vu, tes oreilles t’ont écouté, tes mains t’ont touché. Ils connaissent ta misère. Ils ne te lâchent pas. Ils sont là quand tu le forces à s’agenouiller, lui tires un six mètres dans la gueule, prends ton élan comme un gardien de but, tapes dans sa tête comme si c’était un ballon, l’achèves à coups de pelle. Ils t’ont vu à la troisième Conférence internationale du Bonheur National Brut, où ont été examinées les statistiques sur la satisfaction et l’insatisfaction de la vie, évaluée la soutenabilité du stock de bien être, ils t’ont écouté, ils t’ont touché. Ils étaient présents quand tu as dispersé les cendres de ta femme dans son centre commercial préféré. Ils connaissent ton vertige. Tu t’enfermes. Tu ne sors que pour tes courses. Tu ne parles à personne. Tu gardes tous les papiers, les publicités, les journaux, les revues, tu découpes les articles, les numérotes, tu notes tout sur des carnets, tous les détails de ta vie, jour après jour, c’est toujours la même chose, les mêmes mots, mais tu notes tout, ton appartement est un labyrinthe de papiers, tu circules dans des tranchées au milieu des papiers entassés. Il t’arrive de te dire que tu pourrais écrire un livre. Tu commences le premier paragraphe, ça ne va pas pas, tu barres, tu recommences, de nouveau ça ne va pas, il doit y avoir des centaines, des milliers peut-être, de premiers paragraphes, dans cette masse de papiers. Un jour, on te trouvera mort, sur ton lit, sur le sol, dans ta baignoire, sur une chaise, dans les chiottes. Ça sentira et on forcera la porte. Tu seras en état de décomposition avancée, comme écrit en quelques lignes dans le journal local. Ta fin, seuls tes yeux l’auront vue, seules tes oreilles l’auront écoutée, seules tes mains l’auront touchée. Pour ta toute fin, personne ne s’arrachera les cheveux, ne déchirera ses habits, ne s’aspergera de cendres, personne ne criera sa douleur, ne se lamentera, aucune affliction, aucune complainte, pas une larme. Personne ne créera un blog, une page Facebook, personne ne diffusera des vidéos en ton honneur. Aucun reste numérique. Tu n’auras pas droit à une mort écocompatible, avec un cercueil en chêne issu de forêts durablement gérées, sans solvant ni colle de synthèse, doublé d’un capiton à base d’amidon de maïs. Tu ne connaîtras jamais la Capsula Mundi, cet œuf géant en bioplastique, dans lequel tu aurais été placé en position fœtale, et qu’on aurait enterré sous un arbre pour qu’il l’aide à se développer. Il y aura une boîte low cost, un trou terreux. Tes mains seront là, elles ne te toucheront pas. Tes oreilles seront là, elles ne t’écouteront pas. Tes yeux seront là, ils ne te verront pas.

eyes © Christine Marcandier