Aussi intrigante que politique : telle est la disparition au cœur d’Un matin d’hiver de Philippe Vilain, son nouveau roman et son meilleur à ce jour. D’Atlanta à Paris, la narratrice erre à la recherche mate et impossible de son mari, sociologue qui, en disparaissant, commet un suicide social. C’est entre Trouville et Naples que Diacritik est allé interroger Philippe Vilain pour discuter avec lui de son romantisme politique, de sa voix classique et des Gilets Jaunes.
Ma première question portera sur la genèse de votre nouveau et fort roman, Un matin d’hiver. Comment vous est venue l’idée du récit de cette femme française, brillante chercheuse en littérature, qui, un jour, ne voit pas revenir Dan Peeters, le sociologue américain qu’elle a épousé et dont elle a eu une petite fille prénommée Mary ? Existe-t-il une scène ou bien plutôt un fait divers qui serait à l’origine de l’histoire que vous déployez ? Le roman se fonde-t-il sur une histoire vraie, celle de cette « confidente d’un jour » à laquelle vous dédiez votre roman et que votre préambule présente dans la foulée comme la narratrice de cette « histoire belle, incroyable » de disparition ?
Je demeure stupéfait, même avec mon expérience, même après avoir écrit une dizaine de romans, de considérer la manière dont mes textes s’écrivent, la manière dont les histoires s’emparent de moi et s’imposent à moi. Je ne saurais toujours l’expliquer. C’est quelque chose de magique pour ainsi dire et de fatal en même temps qui ne me donne pas d’autre choix que d’écrire. Comme une mécanique narrative qui se mettrait en marche et fonctionnerait malgré moi. Je me sens écrit par l’écriture, je me sens traversé par les autres, leurs histoires. Que j’écrive de l’autofiction ou des pures fictions, des « vrais romans » comme on dit ; que je retranscrive ou romance ; que je raconte, comme dans La fille à la voiture rouge, cette histoire amoureuse et romanesque avec une jeune étudiante de la Sorbonne qui, pendant les six premiers mois, m’avait menti en s’inventant un destin morbide (elle m’avait fait croire pendant ces mois que, suite aux séquelles d’un accident de voiture – un hématome extradural logé près du cerveau –, elle pouvait mourir d’un moment à l’autre), ou bien, que je raconte cette histoire de disparition dans Un matin d’hiver, c’est, au fond, le même processus qui s’enclenche en moi et qui finit par m’écrire à mon insu. Écrire c’est comme une décision qui se prend malgré moi, c’est obéir à une injonction venant je ne sais d’où.
Je n’ai pas tout de suite réagi à cette histoire d’Un matin d’hiver que m’a raconté une femme lors d’un colloque universitaire, mais durant les semaines et les mois suivants j’ai commencé à penser à cette histoire, ou plutôt, cette histoire a commencé à me penser, à entrer en moi, de manière entêtante, et je savais que je finirais par l’écrire. J’ai recontacté cette femme, cette confidente d’un jour à laquelle je dédie le roman, afin qu’elle me raconte à nouveau son histoire, et pour lui demander la permission de l’écrire. Puis, le roman s’est écrit. Ou plutôt, il n’a pas été écrit, il a été récolté comme écrit Proust dans son Jean Santeuil : « Puis-je appeler ce livre un roman ? C’est moins peut-être et bien plus, l’essence même de ma vie, recueillie sans rien mêler, dans ces heures de déchirure où elle découle. Ce livre n’a jamais été fait, il a été récolté. » J’aime cette idée que l’écrivain n’invente rien, qu’il se contente de récolter et de recueillir çà et là le matériau de son histoire. Il s’agit d’une histoire vraie, que je n’ai fait que retranscrire en l’arrangeant et en la romançant pour les besoins de la narration, mais cette histoire, quand j’y songe, est l’essence même de ma vie et de toute mon écriture, dans la mesure où je ne fais qu’écrire, depuis toujours, sur cela même qui me hante, la disparition de l’amour.
Par sa matière, par sa manière, Un matin d’hiver inaugure une rupture dans votre œuvre : une double rupture. En effet, on vous connaît essentiellement pour vos récits traversés d’autofiction, qu’il s’agisse de L’Etreinte, de La Femme infidèle ou encore de Pas son genre. Or, ici, votre récit quitte les stricts bords de l’autofiction pour entrer avec décision, peut-être pour la première fois de manière si entière, dans l’univers à part entière du fictionnel, celle de cette femme partant à la recherche de son mari entre Atlanta et Houston.
La première rupture est générique : pourquoi la fiction est-elle ici devenue votre genre ? S’agissait-il pour vous d’explorer le souffle romanesque, un romanesque qui s’éloignerait des rivages autobiographiques, où avoir une aventure n’est plus uniquement sentimental mais puissamment épique ?
Je comprends ce que vous voulez dire et, de l’extérieur, Un matin d’hiver semble présente une rupture dans mon œuvre dans la mesure où, bien que reposant sur une expérience vécue, ce roman s’approprie une voie narrative féminine, se déclare ouvertement fictionnel et s’arroge la liberté de romancer l’histoire réelle qu’il appréhende. Mes précédents romans, Pas son genre et La femme infidèle, parmi ceux que vous citez, n’en demeurent pas moins des vraies et pures fictions dans lesquelles j’empruntais un nom, François Clément et Pierre Grimaldi, et qui obéissaient à un principe de fiction : ces histoires ne me sont jamais arrivées, je les ai inventées. Pas son genre marque la vraie rupture avec l’écriture autofictionnelle et inaugure mon entrée dans l’univers du fictionnel, poursuivie avec La femme infidèle. Au demeurant, la fiction dominait dans mes autofictions antérieures et quelques avertis – comme le regretté Serge Doubrovsky lors de son intervention à Cerisy en juillet 2008, précisant justement : « Philippe Vilain dit je, mais ne parle pas de lui », ou vous-mêmes d’ailleurs, Johan Faerber, évoquant mon autofiction à la manière d’un « trompe l’œil » ou parlant judicieusement de « fausses confessions » aviez décelé ma pratique frauduleuse de l’autofiction. Nombre de mes textes s’écrivent dans un état d’immanence fictionnelle.
Ma pratique autofictionnelle a toujours été, en effet, une pratique dévoyée de l’autobiographie, moins une pratique référentielle qu’une pratique résolument romanesque et fictionnelle : dans mes romans, ce n’est pas la fiction qui est un leurre mais la représentation faussée du réel assumée, à la première personne, par, diraient les narratologues, des « narrateurs indignes de confiance ». A la différence des intégristes de l’autofiction, il ne s’agit pas pour moi d’exposer ma propre histoire intime que d’en substituer une à la mienne, pas tant de divulguer mon vécu sentimental que d’en produire l’illusion référentielle afin de pénétrer pleinement dans l’univers de la fiction et l’aventure de l’écriture. Oui, dans mes textes, j’ai souvent écrit à la première personne sans parler de moi, je me suis faussement exposé pour mieux me dissimuler, faisant mienne la formule de Roland Barthes selon laquelle « je » serait une forme plus subtile de l’anonymat.
Je crois ainsi que la fiction n’est pas devenue mon genre, mais que, au contraire, elle a toujours été mon genre et que l’important dans mes textes n’est pas tant leur degré autobiographique, mais leur composition et leur écriture, la façon dont ils travaillent ce vécu et ce réel au point de le transformer et de le rendre méconnaissable, c’est leur façon de dépasser l’intime pour questionner le monde : les histoires d’amour que je décris ne sont que les prétextes pour traiter de problèmes plus généraux : la différence (L’étreinte et Le renoncement traitent de la différence d’âge avec une femme plus âgée, sujet qui fut longtemps tabou et très mal accepté avant que le président Emmanuel Macron n’ose exposer son couple) ; la fin du communisme (L’été à Dresde décrit une histoire d’amour entre un Français et une jeune allemande de l’Est pour évoquer l’Ostalgie, la nostalgie de l’Est, et le mourir communiste ; le mépris social et culturel en amour (Pas son genre, en se demandant si l’on peut aimer en dehors de sa sphère sociale et culturelle, questionne une réalité taboue du couple et de l’amour qui est foncièrement homogame ; c’est un texte politique, et ce n’est pas un hasard si des personnes comme la députée de la France insoumise, Clémentine Autain, ou Olivier Todd en ont fait l’éloge, ou si le réalisateur engagé Lucas Belvaux a souhaité l’adapter au cinéma) ; et des thèmes universels (le deuil dans La dernière année, le mensonge dans La fille à la voiture rouge, la paternité dans Faux père, l’infidélité dans Paris l’après-midi et La femme infidèle, l’absence dans Un matin d’hiver). L’intime ne m’intéresse qu’en ce qu’il favorise un questionnement plus général – politique, social, sociétal ou culturel – et permet de trouver, comme pensait Pascal, l’infiniment grand dans l’infiniment petit. L’intime vaut lorsqu’il fait l’objet d’un élargissement poétique et d’une transcendance romanesque.
La seconde rupture est induite par la première et concerne, on l’aura vite saisi, la conduite du récit lui-même. Vous changez également de genre narratif : de l’autofiction au roman strict, vous passez aussi d’une parole masculine à une parole féminine puisque votre roman est conduit par la voix de la narratrice, cette confidente évoquée dès la dédicace dont Un matin d’hiver s’offre comme la parole enchâssée. Comment s’est imposée à vous cette voix féminine ? En quoi s’agissait-il pour vous d’offrir un contrepoint à vos précédents récits ? Que vous a apporté cette infidélité faite à vos voix masculines pour la conduite du roman ?
Cette voix ne s’est pas imposée naturellement. La première version d’Un matin d’hiver reprenait une voix masculine, le je d’un homme dont la femme avait disparu. J’avais commencé ainsi parce que j’étais soucieux de dissimuler la vie de ma confidente et je tenais absolument à ce qu’elle ne soit pas identifiée. Mais cette voix masculine ne fonctionnait pas cette fois. Alors j’ai changé le point de vue narratif, et j’ai choisi d’adopter une parole féminine. Et le roman s’est écrit ainsi depuis l’autre rive narrative. Il fallait que j’adopte ce point de vue pour écrire ce texte et parvenir à me mette à la place de cette femme, en situation d’empathie. C’est une voix qui me dérangeait au début car elle me semblait procéder d’une facilité narrative, d’un procédé courant et assez simpliste pour émouvoir et chercher le lecteur en lui offrant du pathos. Je suis assez méfiant envers les textes dans lesquels un auteur change de sexe car j’y sens souvent l’artifice. Mais je me suis efforcé de conserver ma distance habituelle tout en m’abandonnant à décrire les sentiments et les émotions de cette femme.
Toutefois, je ne crois pas avoir fait d’infidélité à mes voix masculines, car cela n’existe pas à mes yeux, le féminin ou le masculin de l’écriture. C’est juste une construction culturelle. Dans les années 60 et 70, on parlait beaucoup d’écriture féminine, avec notamment Chantal Chawaf et Hélène Cixous, mais ces textes, qui demeurent à la postérité comme les témoins et les exemples d’un moment de l’histoire littéraire, me semblent avoir peu d’autonomie littéraire en dehors du contexte qui les a fabriqués, et les écrivaines les plus marquantes, Marguerite Duras et Annie Ernaux, qui ont flirté avec la tendance de la littérature féminine, ont su habilement ne pas affilier et réduire leur écriture à un genre. L’écriture n’a pas de sexe. Je mets ainsi quiconque au défi de reconnaître un texte contemporain masculin et féminin dont le nom serait masqué. C’est impossible. La seule chose qui différencie un homme d’une femme en littérature, est la description de l’expérience du corps (les menstruations et la maternité, par exemple, qu’un homme ne peut décrire que de l’extérieur, comme je l’ai fait dans Un matin d’hiver en m’inspirant de paroles féminines sur la question). L’authentique littérature n’est pas sexuée, ni genrée, elle est littéraire ou ne l’est pas ; le littéraire est sa seule justification possible. Aussi ai-je moins écrit depuis une femme que depuis un être amoureux, un être blessé (un être trompé dans La femme infidèle). C’est la dimension humaine et ontologique qui m’intéresse dans une voix, ce n’est pas son sexe. Aussi n’y a-t-il pas de rupture de voix narrative dans mon dernier roman qui reprend, ni une voix masculine ni une voix féminine, mais, plus profondément, une voix de l’être malheureux.
Pour revenir à la manière dont vie et fiction s’entremêlent jusqu’à devenir indémêlables, vous avancez en préambule à Un matin d’hiver la proposition critique suivante, comme guide de lecture du récit entre termes de fiction : « ce n’est pas là, à proprement parler, d’invention qu’il s’agit, plutôt d’un travail de recomposition et d’ensecrètement inhérent à l’art du roman. » Pourriez-vous nous dire en quoi consiste, selon vous, cette notion d’ensecrètement ? Est-ce la formule même du roman ?
J’ai repris le terme d’ensecrètement au lexique théâtral qui désigne « l’étape finale du montage d’une marionnette à fils où l’on relie le contrôle à la poupée par le moyen des fils » et consiste « à établir une suspension équilibrée à la hauteur prévue pour la manipulation, et à disposer les fils de façon à pouvoir faire exécuter à la poupée une série de mouvements choisis. Pour effectuer l’ensecrètement, doit donc être suspendue, au moyen d’un fil et d’un crochet provisoires, de façon à avoir le dessous des pieds à la distance souhaitée par rapport au contrôle. » L’ensecrètement se donne en effet comme la formule même du roman en ce qu’elle permet un art de la manipulation et de la falsification textuelle, une gestion de l’équilibre et de la suspension des personnages. J’aime voir en l’écrivain un trafiquant d’histoires, en l’énonciateur un faussaire, et en l’écriture, une fabrique d’illusions, un artisanat du trompe-l’œil, une entreprise de falsification du réel, un dispositif du leurre, soit un travail d’ensecrètement inhérent au travail du romancier.
Pour en venir au cœur de l’histoire elle-même qui se dévide, Un matin d’hiver se concentre essentiellement sur une disparition qui se produit du jour au lendemain : celle de Dan Peeters, l’époux américain de la narratrice. Si la disparition au sens physique s’est déjà donnée dans vos précédents récits sous les formes brutales notamment du décès ou plus métaphoriquement en filigrane dans la rupture amoureuse, la disparition d’Un matin d’hiver rejoint une généalogie romanesque proprement contemporaine, celle déployée notamment par Patrick Modiano, Christian Garcin, Tanguy Viel ou Emmanuel Carrère encore. Ma question sera là encore double : s’agissait-il pour vous, en premier lieu, de faire à l’instar de ces différents romanciers de la disparition une machine romanesque à alimenter le suspens ? L’avez-vous choisie pour venir nourrir le dispositif, proche du roman policier, qui soulève votre narration ? Faut-il enfin lire la disparition comme une variation de votre réflexion sur l’absence et le manque de l’être aimé : sur le caractère spectral de tout amour ?
Il ne me semble écrire sur un autre sujet que sur l’absence et la disparition, que ce soit sous la forme du deuil physique et de la disparition à venir (La dernière année, L’été à Dresde) ou bien sous la forme, plus métaphorique en effet, de la séparation amoureuse, présente dans tous mes romans : l’amour est ce qui permet d’activer la fonction magique de l’existence en faisant tout à la fois apparaître et disparaître l’autre. La disparition romanesque d’Un matin d’hiver rappelle plutôt la disparation de Jennifer à la fin de Pas son genre : Jennifer disparaît du jour au lendemain, sans prévenir personne, sans laisser d’adresse. J’aime l’idée que le roman ne veuille rien prouver, qu’il cultive le mystère et le secret en laissant en jachères le sens des histoires et qu’il ne cherche pas à les résoudre – si la disparition est si fascinante c’est qu’elle frustre le lecteur en le laissant sur sa faim interprétative et qu’elle l’abandonne, par-delà le possible et le probable, à son exégèse. Le dispositif du roman policier et la dynamique narrative que la disparition favorise, le suspense qu’elle permet, insinuent le doute dans l’esprit du lecteur en lui exposant les multiples causes possibles de sa disparition, volontaire (un sens politique : faisant des recherches sur les implications de la CIA dans les affaires de drogue aux Etats-Unis, Dan Peeters était peut-être un infiltré de la CIA ; un sens existentiel : il a pu vouloir refaire son identité et sa vie) ou involontaire (un sens accidentel : il s’est fait tuer), afin de faire du lecteur un enquêteur solidaire qui ne manquera pas, au terme de sa lecture, de résoudre l’énigme.
La disparition permet, en effet, de proposer une réflexion thématique sur l’absence et le manque de l’être aimé, sur le caractère spectral, dites-vous si justement, de tout amour, mais un caractère spectral créateur, se jouant du paradoxe de la représentation et d’une certaine prestidigitation narrative par laquelle il s’agit de faire réapparaître le disparu.
« Je n’ai pas écrit pour faire le deuil de Dan Peeters, l’oublier ou expurger je ne sais quelle ancienne souffrance, écrit la narratrice, mais pour mieux me représenter sa disparition et témoigner de ce qu’elle fut pour moi : l’événement de ma vie. D’ailleurs je ne crois pas que l’on écrive pour oublier, mais pour retrouver au contraire, dans l’univers du langage, ceux que l’on a perdus. », (p. 139).
La disparition possède ses mots et ses images, elle peut être représentée par l’écriture, comme un évènement évanescent qui illustre au fond la notion que j’avais soulevée dans mon étude sur les hétéronymes de Fernando Pessoa dans Défense de Narcisse, plus précisément cette modalité du disparêtre : on représente ce qui, précisément, n’a plus de représentation ni d’incarnation possible. Sans doute est-ce là l’une des fonctions premières de la littérature. De même, lorsque à la fin du texte, Julie, la narratrice, énumère toutes les femmes disparues en elle –« la célibataire endurcie, l’amoureuse éperdue, l’idéaliste en quête du prince charmant, l’enseignante studieuse, la mariée bienheureuse, la mère appliquée et soucieuse, la veuve éplorée, toutes ces femmes avaient disparu en moi. »-, c’est encore la modalité du disparêtre qui agit et domine sa parole, celle d’une femme qui non seulement a été quittée mais qui, elle-même, s’est quittée, vidée et débarrassée de ses identités successives.
Si une généalogie littéraire ne manque pas de frapper le lecteur d’Un matin d’hiver, un imaginaire cinématographique n’oublie pas également de hanter le récit. La terre d’Amérique est une terre de films à vous lire, un écoulement d’images, comme le prouve notamment le fait que la chambre de Dan chez ses parents soit transformée presque terriblement en salle de projection. Avez-vous songé à des films en particulier pour venir nourrir votre roman ?
Effectivement, Un matin d’hiver recèle un imaginaire cinématographique : parce qu’il fait défiler toute une hémorragie d’images, de scènes et de péripéties agencées par le romanesque de la vie ; parce qu’il convoque aussi des références implicites (Colombo) et implicites (les séries américaines que les parents de Dan Peeters visionnent pour occuper leur temps, dans la chambre même de leur fils, transformée en Home cinéma). Les recherches menées par Julie peuvent rappeller celles de Jack Lemmon et Sissy Spacek dans Missing de Costa-Gavras. Mais je pensais surtout, en écrivant ce roman, aux séries policières américaines qu’il m’arrive de regarder avec intérêt (Esprits criminels, Mentalist, Breaking Bad, Les Experts) en raison de leur efficacité narrative (notamment la performance du découpage et du cut), même si leur déroulement, orienté vers une résolution, souvent heureuse, demeure prévisible. Pour rester fidèle à l’histoire témoignée, mais aussi parce que je ne voulais pas user de ce procédé facile et, finalement, racoleur, d’achever mon texte par une résolution heureuse, j’ai préféré rendre l’histoire à son destin initial et la laisser dans une suspension de tout jugement moral. La disparition n’est pas résolue mais son irrésolution, en ce qu’elle a permis l’écriture, libéré la parole et dévoilé le secret, est créatrice.
Une disparition, c’est une mort sociale : une fuite hors des conventions qui pèsent sur un individu. Un matin d’hiver paraît s’inscrire dans cette lignée romanesque de la disparition qui en fait une césure et un désir de rupture avec la société car ce n’est peut-être précisément pas un hasard si Dan est chercheur en sociologie. Désiriez-vous ainsi donner à la disparition de votre héros une lecture politique et sociale ? Diriez-vous que, par cette exploration du trou d’existence que laisse la disparition chez ceux qui restent, Un matin d’hiver peut être lu comme un roman aux accents politiques, en dépit d’une héroïne qui reconnaît d’emblée que « la politique demeurait le point aveugle de mon existence » ?
Cette question est cruciale. Comme L’été à Dresde et Pas son genre, Un matin d’hiver participe, sous les apparences de la frivolité amoureuse, d’une réflexion politique sur l’existence, particulièrement sur cette tentation de réaliser un jour ce fantasme social de disparaître, de quitter la société, de mourir socialement à soi et aux autres. La disparition est d’ailleurs une pratique courante au Japon où l’on recense près de 100 000 personnes, les johatsus – ceux que l’on nomme les « évaporés » – se volatilisant pour fuir la société de consommation qui les a endettés. Ce phénomène sociétal d’évaporation m’intéresse en ce qu’il fait de la société de consommation la coupable d’un génocide invisible, celui d’oppresser de manière violente les endettés jusqu’à les faire disparaître, de ne pas tolérer les individus en situation d’échec. En ce sens, on peut considérer que la colère des Gilets Jaune est salvatrice pour ces individus en état de souffrance sociale, car cette colère, qui a finalement permis un grand débat comme une prise de conscience, tente de nouer un contact avec le monde des existants économiques, mais toute violente est-elle, leur colère est de la résignation, leur colère précède l’évaporation ou le suicide social. Quand une partie de la population est ainsi opprimée, elle finit, une fois la colère retombée, par s’évaporer ou se supprimer.
La disparition dans Un matin d’hiver est ainsi politique. L’hypothèse, soulevée par la narratrice, que Dan Peeters ait été un infiltré, un agent de la CIA et que sa vie parisienne –famille, métier d’enseignant en sociologie – ait constitué pour lui une couverture sociale, n’a rien d’improbable. On sait que les universités regorgent d’espions, de faux étudiants engagés dans des études de longue durée, mais qui sont en réalité en mission de surveillance. J’en ai moi-même connu à la Sorbonne. Dan Peeters était concerné par la politique de son pays, il menait des enquêtes de terrain pour ses recherches sociologiques, sa thèse concernait les implications de la CIA dans les affaires de drogue, et il avait publié un essai sur le racisme, un essai qui contrevenait aux idées reçues et qui expliquait que les représentations du racisme étaient, selon lui, dans l’imaginaire collectif, plus sociales qu’ethniques. Cette thèse forte et intéressante ne manque pas d’interpeller notre société contemporaine européenne à l’heure de la montée des fascismes, des crispations identitaires et de la progression de la précarité favorisée par l’ultralibéralisme : et si, en effet, le racisme n’était pas, avant tout, plus que d’être ethnique, profondément social ? Le roman pose la question.
Où le politique se manifeste encore dans ce roman et dans les autres, comme je l’ai expliqué dans l’ouvrage universitaire consacré à mon travail, Philippe Vilain ou la dialectique des genres, c’est, me semble-t-il, et je reprends là l’idée développée, dans son projet et son ambition de faire de la littérature avec rien, de proposer une réflexion majeure – puisque littéraire – sur un sujet prétendu « mineur » tel que l’amour, de faire du style la valeur littéraire absolue, et de réhabiliter littérairement l’individu lambda (la coiffeuse, le comptable, l’assureur, l’étudiant, ou l’humilié alcoolique ou « cocu », le timide, l’enseignant), non seulement en faisant des personnages romanesques de ces anti-héros de la vie, mais en imposant leur vision dans la langue officielle, parfois académique, de la littérature. Parce que tout sujet signifie et recèle sa propre épaisseur, sa complexité, sa dimension politique, mon travail consiste à se faire assomption du rien, du commun, conquête de la forme sur le banal, légitimation du non-légitime, déminiaturisation du monde, et, partant, de devenir le lieu du retournement-même, en redonnant du sens aux insignifiants Madame et Monsieur Tout-le-monde, en stylisant leurs vies minuscules, soit en participant à leur sublimation. C’est la manière d’écrire, le style par conséquent, à savoir l’usage de la littérature assumée comme productrice d’une vision du monde, qui politise un sujet.
Je voudrais à présent en venir à une question qui me paraît centrale à propos de votre œuvre et qui, me semble-t-il, n’est jamais posée en tant que telle. Il m’apparaît que votre œuvre et en particulier Un matin d’hiver pose une question au champ contemporain qui pourrait être la suivante : qu’est-ce que cela veut dire d’être classique parmi ses contemporains ? Votre écriture en effet, par sa forme, par son éloquence, appartient à un découpage de l’histoire littéraire qu’il faudrait ordonner non plus en termes d’enchaînements chronologiques ni anachroniques mais en termes positifs et laudatifs de stases, de stations prolongées dans une manière, une matière dont la vocation serait classique. Alors, ma question sera simple : avez-vous le sentiment d’être classique parmi vos contemporains ? Votre art du récit sciemment et parfois faussement linéaire fait-il partie pour vous d’un art délibéré d’être classique ? Quelle est votre perception dans le champ contemporain, vous qui, par ailleurs, êtes l’auteur d’essai dévoilant votre art poétique propre ?
On m’a parfois défini, en effet, comme un classique contemporain en vantant mon style et ma qualité littéraire. Je dis ironiquement « en vantant » car l’écrivain dont le projet est avant tout littéraire et poétique, passe toujours pour un démodé dans cette société littéraire où l’on prône le sensationnalisme du sujet et où l’on fait peu de cas de l’écriture comme de l’intention poétique à proprement parler, du « style » donc pour employer un terme devenu quasi tabou et ringard. Je suis toujours stupéfait de constater le dénigrement que l’on fait du « style » pourtant la plus grande insulte que l’on peut faire à un écrivain, c’est de lui dire qu’il n’a aucun style – cela réduit son travail à néant, ou plutôt à l’exposé d’un sujet ; c’est le rendre à sa condition de scribe. J’ai déjà expliqué dans mon essai La littérature sans idéal ce que j’entendais par « style », non par le « bien écrire », mais « l’écrire juste », une maîtrise certaine des outils de la langue par laquelle un auteur affirme sa personnalité. Sans maitrise, il n’y a pas de littérarité possible. Ce style assez classique s’est imposée à moi, naturellement j’allais dire, parce qu’il s’accorde davantage qu’un autre style à ma disposition psychique, plutôt taiseuse, économe de mots, lucide et réflexive. Le style classique est le plus approprié pour décrire lucidement le désordre amoureux qui m’occupe dans tous mes romans et restituer intelligiblement sa complexité et son tragique. Le classicisme est l’esprit de concision et de synthèse vers lequel ma timidité incline, dans lequel elle puise sa nécessité et la possibilité de son expression. Mon écriture accepte la demande classique, elle en épouse, sans contraintes, les conditions de vraisemblance et d’unité, le principe (le renversement dramatique ou tragique de l’action), le défi de se fonder sur la raison pour exprimer la déraison et tout ce qui relève de la passion.
Par-delà l’adéquation du style à mon psychisme, l’esthétique classique me convient par son intention de remettre le style au centre de la littérature, d’en faire sa valeur et son enjeu. Parce qu’« il ne s’agit pas de choisir son époque mais de se choisir en elle » ou que l’« on n’est pas écrivain pour avoir choisi de dire certaines choses mais pour avoir choisi de les dire d’une certaine façon. Et le style, bien sûr, fait la valeur de la prose. », je dirais, pour reprendre les propos de Jean-Paul Sartre dans Qu’est-ce que la littérature que la résistance culturelle de l’écrivain contemporain, son engagement, passe par un choix littéraire, un parti-pris esthétique, qui est, pour moi, de revisiter l’esthétique classique pour contester la domination littéraire actuelle (prédominance de la littérature populaire sous la forme d’une résurgence de la biographie imaginaire – nommée « biofiction » – et du roman de faits-divers –nommé « docufiction » : phénomène intéressant car, précisément, cette littérature était il y a une trentaine d’années encore littérairement méprisée : celle-ci trouve naturellement sa place aujourd’hui dans un contexte d’une crise des ventes de la littérature proprement dite), et son inclination pour le désécrire ou l’inécrire. « Revisiter » ne signifie ni régresser, ni « écrire comme avant », ni faire un usage obsolète de la langue, mais réécrire mon époque selon un modèle d’autrefois en adaptant le principe classique (unité, concentration, essence) et sa devise (ce qui se pense bien s’énonce clairement) aux modes narratifs contemporains (hybridité générique de l’autofiction, brièveté du récit, formulations générales à la manière des slogans, minimalisme et condensation poétique, insert de termes franglais, d’italianismes et de textos…). J’ai parfois l’impression que l’esthétique classique, démodée indémodable, en plus de satisfaire mon goût de l’inactuel, me permet de saisir notre ère sentimentale, à contre-temps, à la manière du photographe captant le monde actuel avec un argentique, non avec un numérique, et, que cette esthétique m’aide à saisir, par sa technique et l’objectivité de sa focale, quelque chose de la mobilité des amours contemporaines, du mouvement des passions indécises et de la misère intemporelle du conjugal.
Je crois aussi que toute littérature a le devoir de se faire tradition du nouveau, de se situer en rupture avec le temporel. De même qu’une pratique honnête de l’écriture ne peut, à mon sens, faire l’économie de son héritage, une pratique exigeante ne saurait se construire sans assimiler des modèles dont elle a le devoir de déconstruire (comme l’a fait, pour ne citer que cet écrivain, Marguerite Duras, en passant d’une littérature académique (Les Impudents, Barrage contre le Pacifique) à une manière de Nouveau Roman (Moderato Cantabile, Dix-heures et demie du soir en été) et à l’écriture courante de L’Été 80 affranchie de son académisme initial. Toute littérature nait de la littérature, toute œuvre nait d’œuvres, toute écriture se construit sur les ruines d’une ou plusieurs autres écritures : de littérature, d’œuvre et d’écriture, je n’en connais de sérieuses qui ne trahissent leur filiation et ne soient, plus ou moins consciemment, héritières de quelqu’une ou de quelques-unes, dont nous pourrions facilement suivre la traçabilité. Il ne s’agit surtout pas d’imiter ou de réécrire ce qui a été écrit, quand bien même, le faisant, on n’écrirait jamais ni tout à fait, ni de la même façon, la même chose, mais de reprendre les modèles en vue de les réinterpréter et de trouver, à travers eux, par leur biais, la vérité de son style, son identité littéraire, sa signature. C’est cela qui définit un écrivain.
Pour moi qui viens d’un milieu ouvrier, l’écriture classique me permet d’écrire dans la langue de l’Autre social, à la manière d’un Jean Genet volant, par une inversion ironique, la langue bourgeoise, perçue chez lui comme ennemie, afin de réhabiliter les bannis de sa race sociale. Quand bien même, et personne n’est dupe, retourner contre eux le langage des dominants culturels revient sans doute à conforter ce langage dans son rang, à le consacrer comme à l’instituer dans sa dominance, puisque c’est non seulement à partir de lui que s’évalue le monde mais aussi que ce monde se décrit et se raconte ; il me semble pourtant, et ainsi, qu’écrire depuis l’Autre social, qu’utiliser la langue classique, pour subvertir la dictée du langage homologué, permet de contester la domination symbolique et de restaurer, en exhibant le mécanisme d’inversion propre à sa contestation, l’équité supposée régir idéalement toute évaluation culturelle lors d’une semblable confrontation inégale : non seulement, retournant les contraintes du langage dominant et manipulant le langage classique, j’ironise la domination symbolique des professeurs dans Pas son genre, à un degré moindre dans Un matin d’hiver , mais cette manipulation me permet d’infiltrer la culture dominante pour réhabiliter la dominée, la légitimer et l’anoblir, tout en forgeant l’autonomie de mon écriture par rapport à l’une et l’autre cultures : le retournement en trompe-l’œil de la perspective dominante – que le jeu littéraire autorise avec l’avers et l’envers de l’écriture classique- illustre a contrario que le retournement esthétique d’une domination sociale admet, dans mes romans de manière générale, la possibilité de sa propre transcendance. En cela, mon usage de l’écriture classique est clairement politique.
Pour prolonger cette question du classicisme, je voulais notamment vous poser une question sur l’écriture moraliste à l’œuvre dans Un matin d’hiver. Comme dans vos précédents récits, chaque fait particulier, propre à l’individu convoqué sur la scène des faits, est escorté d’une loi plus générale sur les mœurs humaines, sur l’être et l’agir de tout homme. En quoi la science morale fait-elle partie pour vous de la pratique même de l’écriture ? Diriez-vous qu’il s’agit là d’une part classique de votre écriture ? En quoi les lois morales que vous dégagez des comportements peuvent-elles se lire comme autant de manières de sortir l’histoire d’elle-même, de littéralement faire disparaître les personnages pour les élever à l’humanité même ?
Plutôt que de science morale, je parlerais plutôt de science humaine voire de science sociale, en ce qu’elle permet d’observer les comportements et les invariants humains (les sentiments décrits par Benjamin Constant, Stendhal ou Proust sont les mêmes que je décris, que d’autres écrivains, comme Camille Laurens ou Annie Ernaux peuvent décrire) et de dégager des lois sociales (Pas son genre), morales aussi comme dans certains de mes romans La femme infidèle, Paris l’après-midi exposant, en effet, une morale de l’amour selon laquelle le paradoxe de l’amour prône l’indistinction même du vice (l’infidélité) et de la vertu (fidélité) : aimer un autre n’est pas tromper mais rechercher l’amour, et l’infidélité ne doit plus se concevoir comme un acte de déloyauté mais comme une déclaration d’amour faite à l’Amour-même ; en assimilant l’infidélité à une autre sorte de fidélité, il s’agit non seulement de contrevenir à l’idée commune d’une opposition radicale entre les deux notions, mais de poser pour principe la distinction entre deux types particuliers de fidélité : la fidélité en amour s’inscrit dans le respect d’une prise d’engagements, d’obligations et de devoirs moraux, tandis que la fidélité à l’amour concerne une dévotion religieuse à l’Amour : l’infidélité se faisant garante d’une morale positive selon laquelle l’apparente impiété naît d’une piété singulière, et le péché, dans cette religion dévolue à l’Amour, signe pour ses fidèles un véritable acte de foi. Ainsi l’infidélité n’est-elle en rien assez immorale pour nourrir une quelconque mauvaise conscience puisqu’elle s’accomplit pour une cause supérieure, un Bien transcendant nommé Amour ; c’est pourquoi l’infidélité n’y est pas présentée dans mes romans comme le contraire de la fidélité, mais comme la solution à une vie conjugale aliénante, comme sa contingence et sa nécessité.
Est-ce une part classique de mon écriture ? Sans doute oui. Dans Pas son genre, c’est une grande loi sociale de l’amour que j’essaie de montrer, une loi que peu de personnes veulent réellement voir. J’y expose un interdit culturel et social – le cas d’une mésalliance- par le biais d’une simple question : un professeur de philosophie peut-il aimer une coiffeuse ? Autrement dit, pouvons-nous nous lier durablement à une personne issue d’une sphère sociale et culturelle inférieure à la nôtre et pouvons-nous être aimés d’une personne issue d’une sphère supérieure à la nôtre ? Jusqu’à quel point nos sentiments sont-ils socialement et culturellement déterminés ? Jusqu’où sommes-nous socialement racistes dans le domaine sentimental ? En théorie, nous avons tous envie de croire à la pureté du sentiment amoureux, c’est-à-dire à sa gratuité, et notre bonne conscience nous incline à croire que l’amour permet tout, la mixité culturelle comme l’hétérogamie sociale, que tout le monde peut aimer tout le monde, mais la réalité s’avère plus complexe, et, c’est moins là une opinion que le fruit d’une observation et de lectures d’études sociologiques, d’un constat dépité, l’hétérogamie n’est possible qu’à certaines conditions. En s’intéressant à la coiffeuse, le professeur de philosophie découvre qu’aucun sentiment n’est peut-être moins vicié et ségrégatif, moins désintéressé que le sentiment amoureux, et que l’amour, sous ses dehors vertueux, sous sa tolérance affichée, condamne le plus souvent à n’aimer qu’entre élus d’une même caste sociale, d’un même milieu, de même rang, du même monde, à n’épouser que des personnes qui, précisément, sont de « notre genre ». On sait depuis l’instauration du mariage de raison, et des dots alloués aux époux, que l’amour est un rapport marchand, tarifé, qui ne dit pas son nom, mais que l’amour a un prix, et que les amoureux se vendent malgré eux, quand choisir son partenaire revient non seulement à se positionner dans le monde, mais à s’estimer soi-même, c’est-à-dire à définir sa propre valeur. Le choix d’un partenaire pourrait ainsi se résumer à cette formule d’une violence intolérable : « Dis-moi qui tu aimes ou de qui tu es aimé, je te dirai ce que tu vaux ! ». Mes romans ne savent se contenter de raconter des histoires d’amour, mais interrogent à travers celles-ci le monde et la société, de manière brutale parfois, et souvent politique.
Enfin ma dernière question portera non pas sur le classicisme mais sur la part romantique de votre œuvre. Il ne tient pas évidemment pas à la puissance thématique que la passion convoque mais bien plutôt à la manière dont le récit se tient, comme si Adolphe de Benjamin Constant se tenait par sa ligne mélodique nue comme le point d’horizon ultime de votre écriture. Cela est-il le cas ? Vous qualifieriez-vous d’écrivain romantique ?
Oui, l’Adolphe de Benjamin Constant est le roman qui, littérairement, m’a le plus marqué. Il fait partie des trois textes qui m’ont permis de devenir l’écrivain que je suis, avec L’Espèce humaine de Robert Antelme et A la Recherche du temps perdu de Proust. Adolphe c’est l’absolu de la littérature, une maitrise parfaite de l’écriture et de son sujet, une économie de mots et une simplicité d’écriture confondante, une lucidité impitoyable pour regarder son histoire, l’intelligence au service de l’écriture. Que ce soit à travers la réflexivité et la lucidité de mon écriture, son essentialisme et son classicisme, sa peinture de « la misère du cœur humain », son besoin de morale et de religieux, ou que ce soit à travers le caractère paradoxal de mes narrateurs, leur indécision et leur résolution, leur indifférence et leur empathie, leur romantisme et leur individualisme, leur méfiance face à la modernité et leur désir de perfectionnement, leur façon de vivre l’amour, leur désir de justice et de vérité : je me reconnais des affinités avec l’écriture de Benjamin Constant, qui est une écriture infiniment moderne, parce qu’indémodable. C’est d’ailleurs un auteur qui hante nos contemporains, et j’ai été surpris de constater que Marguerite Duras adorait ce texte. Camille Laurens et Belinda Cannone, notamment, ont dit ou écrit de belles choses sur Adolphe.
Suis-je un romantique ? Peut-être même si mes textes paraissent dépourvus de romantisme, à leur façon de penser socialement l’amour, de mettre en examen sa vertu, de faire entrer celui-ci dans l’ère du soupçon et de le réduire à ses déterminismes : l’amour, victime de l’illusion, dominé par le calcul, l’intérêt et l’égoïsme, y figure comme un pacs de raison, un contrat social homogame, une relation intransitive, un consentement étranger à la vertu. Mes romans questionnent peut-être moins l’amour que son matérialisme, la concrétude de l’intéressement conjugal : installation, projet de mariage, contractualisation des sentiments, engagement, reproduction de l’espèce sociale. Mes romans déconstruisent l’amour et le sentiment amoureux au lieu de l’exalter : la vision froide de l’amour, la démythification de la passion asservie à l’analyse, la décristallisation amoureuse, l’apparente insensibilité de mes narrateurs, la séduction des femmes pour certains de mes narrateurs, l’impossible fusion avec la nature, pour ne pas dire son rejet, au profit de l’urbanité, le refus du lyrisme et d’empoétisation du Moi, m’associerait plutôt a une manière d’anti-romantique n’adhérant en rien à la vision romanticosmique d’un monde dont l’homme, hanté par l’idée de s’y fondre, serait le centre. Au fait des différences entre l’univers romantique et le mien, l’opposition de nos conceptions y est même si radicale, quant à la question de l’idéal en amour, que l’on peut se demander si mon romantisme en est vraiment un, et s’il n’est pas plutôt, juste à considérer mes narrateurs, mal-aimés ou mal-aimants, s’éprendre si mal de l’amour mais mieux de la chair, recherchant leur idéal féminin, un « idéalisme sans romantisme ».
Philippe Vilain, Un matin d’hiver, Grasset, avril 2018, 144 p., 15 € — Lire un extrait