Julien Blanc-Gras : Inter-générations (Comme à la guerre)

Julien Blanc-Gras © éditions Stock

On connaissait déjà et appréciait chez Julien Blanc-Gras un talent évident dans la narration de voyages lointains, qui lui avait valu un beau succès pour ses ouvrages précédents, depuis son premier roman Gringoland (2006), Touriste (2011), Paradis (avant liquidation) (2013) ou Briser la glace (2016). Dans cet exercice particulier du récit de voyage, Blanc-Gras faisait preuve d’une ironie et d’une impertinence qui le plaçaient dans le courant incarné aujourd’hui par Sylvain Tesson et dans la tradition des écrivains globe-trotters, très présente dans la littérature française depuis le XIXe siècle. Des textes hybrides entre journalisme, chroniques d’humeur et essais qui le firent connaître du grand public. Cependant, avec In utero (2015), journal de la grossesse de son épouse, on découvrait un ton plus grave, plus émouvant, même si l’on retrouvait, dans ce journal de bord de deux parents, l’humour décontracté d’un écrivain, plus proche d’un Roger Nimier et des hussards que d’un philosophe ou d’un sociologue.

Avec Comme à la guerre, son dernier livre (2019), le fait déclencheur du récit est la naissance de son fils et on pense d’abord, tout naturellement, à une reprise ou à une suite du précédent. Pourtant, on se rend compte très vite que Blanc-Gras non seulement change de maison d’édition (il passe des éditions Au Diable Vauvert aux éditons Stock) mais il nous surprend heureusement par un récit qui confirme, développe et enrichit les réflexions déjà présentes dans In utero. Cette naissance, qui est preuve de vie, est liée chronologiquement au traumatisme causé par les attentats de Paris en 2015, sanglante manifestation de mort. L’incipit du livre le montre bien :

Le jour de la naissance de mon fils, j’ai décidé d’aller bien, pour lui, pour nous, pour ne pas encombrer le monde avec un pessimisme de plus. Quelques mois plus tard, des attentats ont endeuillé notre pays. En meurtrissant la chair des uns, les terroristes visaient le cœur de tous. Mes quarante ans approchaient. J’en étais à la moitié de ma vie, je venais d’en créer une et la mort rôdait. L’Enfant articulait ses premières syllabes avec le mot guerre en fond sonore.

On retrouve, dès ces premières lignes, la phrase concise, nerveuse, le sens de la formule, l’expression du « je » individuel de l’auteur pris dans ce drame collectif qui les frappe, lui et sa génération née dans les années 70. Le narrateur suit précisément les premières années de l’enfant et, au moment où une possible monotonie pourrait s’installer dans le récit, trouve un nouveau souffle et une dimension plus profonde avec la découverte du Journal intime de son grand-père maternel, rédigé pendant la guerre de 1940 et, plus loin encore, celui de son grand-père paternel, à la même époque. On passe donc d’une réflexion générationnelle, celle de quadragénaires touchés dans leur bonheur tranquille, à une réflexion intergénérationnelle, avec ce retour aux drames passés. Le texte offre, dans une construction narrative bien maîtrisée, l’alternance entre le récit des premiers mois de l’enfant et l’irruption des attentats terroristes à Paris, en janvier 2015. À la tendresse émerveillée que suscite chez le narrateur le récit de tous les soins qu’il doit lui apporter s’opposent la violence des attentats meurtriers, l’apparition de l’histoire dans sa vie, tout ce qui peut mettre en cause son optimisme pour le destin de l’humanité. Comme il l’avoue tristement, l’histoire peut venir « polluer mon bonheur ». Le contraste est saisissant, entre l’innocence de l’enfant et la course des assassins qui vont tuer des innocents : « le monde allait mieux, mais pas en bas de chez moi ».

Le livre détaille ces observations à la fois tendres, ironiques et lucides sur l’éducation de son fils, le bouleversement que cela constitue dans une existence rodée, les difficultés des nuits sans sommeil, la désobéissance de l’enfant, l’expérience émerveillée de ses premières réactions, de ses premiers mots, des questions qu’il pose, de ses réparties, des jeux au parc des Buttes Chaumont. Il raconte dans le détail le parcours du combattant quotidien du père qui s’occupe de son fils pour l’habiller, le soigner et le nourrir, lui donner le bain. Il remarque avec humour que « la vie de jeunes parents n’est pas qu’une succession de moments d’émerveillement ». Chaque lecteur, mère ou père de famille, se reconnaîtra dans ces remarques.

Blanc-Gras fait preuve, comme toujours, d’un remarquable sens de l’observation, en évoquant dans le détail les premiers gestes de l’enfant, la transformation de son corps, l’acquisition du langage. Il redécouvre le pouvoir de la contemplation au milieu de ce tohu-bohu. Son œil est aiguisé pour décrire la vie quotidienne et capter les phénomènes contemporains, les modes, les travers de la société. Il intègre l’éducation sensible de son fils dans ce contexte de haine religieuse, de ces attentats contre les humoristes qui ont osé dessiner Mahomet.

Par ailleurs, cela coïncide avec la conscience nouvelle chez le narrateur qu’il a 40 ans et que cet événement marque un tournant dans sa vie. Il continue à employer les mêmes expressions que dans son livre précédent In utero : sa femme qui n’a pas de nom s’appelle La Femme, le fils sans nom est nommé L’Enfant. Cette technique peut être considérée par certains féministes comme méprisante mais on peut aussi la trouver intéressante dans la mesure où elle enlève toute individualité à ces personnes, ce qui leur donne un caractère universel et non pas strictement individuel. Pour nous, il s’agit d’un double hommage, à son épouse d’abord et aussi à l’enfant auquel le texte est dédié à la dernière digne.

Le livre présente alors une authentique réflexion sur les rapports du père et de l’enfant, sur ce que l’enfant apporte au père autant que ce que le père donne à l’enfant. « Je découvrais à l’usage que c’était lui qui me protégeait ».

En contrepoint nous avons la reproduction des cartes postales adressées à son fils depuis les pays où il se rend dans le cadre de son métier de journaliste nomade, qui constituent comme des clins d’œil sentimentaux et humoristiques, dont l’effet est de détendre un peu l’atmosphère pesante du Paris de l’époque : première carte postale d’Amérique du Sud, de Patagonie. D’autres cartes postales viendront du Groenland, d’Inde, du Caucase, du Cameroun, de Téhéran, des îles Seychelles, de New York. Elles traduisent le goût de l’auteur pour les voyages, pour la découverte de pays étrangers et d’atmosphères différentes comme cela apparaissait déjà dans Touriste.

En définitive, ce livre présente le bilan lucide et l’autocritique ironique quelque peu désenchantée d’un homme de 40 ans qui craint de devenir « un vieux con » : « Nous avions des i-phones mais pas d’illusions », affirme-t-il. Il raconte son enfance dans l’observation de son enfant. « Je voyais ma propre enfance éclore du brouillard… nous devenons nos parents ».

Ce retour sur sa propre enfance et à la maison familiale dans les années 80, lui permet d’introduire un nouvel élément qui va orienter différemment le récit jusqu’alors présenté avec l’alternance des attentats et de l’éducation de son enfant. La découverte du journal intime de son grand-père pendant la Seconde Guerre mondiale, que le vieil homme lui offre, donne une nouvelle dimension au récit. À partir de ce moment-là, l’intégration dans son récit personnel de nombreux passages en italique tirés de ce journal le ramène à la dureté, à la folie, à la violence des événements d’octobre 1937 dans lesquels est mêlé son grand-père. Ce journal détaille tous les épisodes vécus par cet homme dans son errance de soldat. Cela donne au récit une tout autre tonalité, un ton plus direct et plus réaliste. Même si l’on peut dire que l’auteur cède à la mode actuelle du récit détaillé des combats de guerre.

Le montage narratif est, en tous les cas, efficace et le contraste spectaculaire entre le journal du grand-père, individu pris dans l’engrenage terrible des batailles et de la défaite, et celui du jeune père qui raconte les premiers pas de son enfant. Le récit du temps présent est coupé, à plusieurs reprises, par les citations détaillées du journal du grand-père et, plus tard même, du journal de l’autre grand-père. Cela permet une mise en perspective par rapport aux événements qu’il vit. La réflexion porte sur une question centrale : sommes-nous en guerre ?  « La guerre je n’y connaissais rien. Nous étions des innocents. Pour connaître la guerre il faut l’avoir vécue ». Contrairement à ce qu’il pensait auparavant, la guerre n’est plus « un truc de vieux » .

Ce rappel permet de dévoiler le secret du grand-père qui n’avait jamais parlé de ce journal et du drame qu’il avait vécu. « Mon grand-père ne ressemblait pas au jeune homme qu’il était ». Les passages sur la notion d’héritage, de transmission, de puzzle secret de l’histoire familiale sont parmi les plus émouvants du livre. À la fin de sa vie, cet homme ne parlait que de la guerre dont il n’avait jamais parlé auparavant. Il faut attendre la page 275, pratiquement la fin du livre, pour comprendre le sens exact du titre Comme à la guerre : l’enfant mime la guerre en imitant des pistolets « comme à la guerre », formule reprise de la définition du Grand Larousse Universel, donnée en exergue. Toutes ces guerres se superposent, depuis celles qui sont hélas réelles jusqu’aux fictives dans les jeux enfantins.

Les dernières pages du livre sont magnifiques de pudeur, de finesse et de sensibilité. On peut dire que l’enfant et son père, au fil de ces péripéties, mûrissent l’un à côté de l’autre, l’enfant raconte maintenant une histoire et encourage le père. Il lui propose même de reconstruire la Tour Eiffel de petits cubes que son père a malencontreusement détruite par un faux mouvement : « Ne t’inquiète pas, papa. On va faire du boulot ». Difficile de transmettre avec autant de concision un message d’espoir.

Ce roman, qui n’en est pas un, est tout sauf un livre de plus sur les rapports père-enfant, c’est un livre de vie au milieu de la tourmente de notre époque. Le baroudeur branché est devenu grave, responsable, son analyse plus profonde et sa représentation littéraire plus achevée.

Julien Blanc-Gras, Comme à la guerre, éditions Stock, janvier 2019, 283 p., 19 € 50 — Lire un extrait