Yannick Haenel : « Je crois que la peinture pense » (La Solitude Caravage)

La solitude Caravage qui vient de paraître chez Fayard est un livre qui fera date dans la connaissance et la portée de l’œuvre du génie italien. Comme dans ses romans, Yannick Haenel dévoile une suite prodigieuse de précisions, de scènes et d’illuminations qui se lisent par bonds. C’est un tour de force : ces toiles si connues, si commentées et qui ont quatre siècles se posent devant nos yeux comme si c’était la première fois. Voici le Caravage vivant, miraculeusement là. L’auteur nous a accordé un grand entretien.

Judith décapitant Holopherne (détail)

Votre livre s’ouvre sur une scène décisive. Vous êtes isolé dans une bibliothèque du lycée militaire du Prytanée dans la Sarthe où vous êtes pensionnaire à 15 ans. Vous découvrez une image parcellaire de Judith décapitant Holopherne (1600) du Caravage centrée sur le visage à l’érotique éblouissante de la jeune femme.
Dans Le sens du calme (Mercure de France 2011) vous décriviez que dans ce même lieu, à la même époque, vous avez lu Kafka et Flaubert. Peut-on dire que ces scènes primitives dans cet endroit particulier ont fondé vos sens ?

Le Prytanée militaire de La Flèche, j’en ai fait mon lieu originaire : celui dont on s’extirpe, celui où l’on s’initie.

C’est le topos de ma mythologie personnelle — mon « mythe individuel du névrosé », pour parler comme Freud. Alors forcément, j’y reviens, je ne cesse de puiser dans ce stock émotif, et de réélaborer son récit. Ce qui a eu lieu là-bas, dans les années 80, a décidé de mon engagement dans l’écriture. Quelque chose, dans ce trou de l’adolescence provinciale, m’a été donné. La dépossession a engendré une vocation ; le vide m’a lancé vers la littérature.

Du coup, j’ai tendance à condenser dans ce lieu clos toutes sortes d’événements ; parmi eux, il y a eu la découverte concomitante de l’érotisme et de la peinture : c’est en regardant un portrait de femme — ce que je croyais n’être qu’un portrait — que je suis venu à la vie du désir. De cette excitation première est né mon goût pour la peinture, dont la nature s’est révélée pour moi aphrodisiaque. Non seulement la peinture (en l’occurrence celle du Caravage) déclenche du désir, mais elle est animée par le désir : sa substance même, sa matière, c’est l’érotisme — même quand il s’agit d’une corbeille peinte, ou de l’arrestation du Christ.

La vue du visage et des seins de la Judith du Caravage m’a fait former un monde. Des fantasmes, des envies, des folies. J’ai commencé à extrapoler. Les phrases viennent ainsi, la fiction est d’abord un petit bricolage libidinal, une histoire qu’on se raconte à soi-même. Qu’est-ce qui s’invente à travers l’onanisme ? En général, rien, mais il arrive qu’on y mette tant de violence et tant de nuances que cette activité, démentiellement, devienne un travail d’apprentissage et qu’on parvienne à préciser sa vision en même temps que son goût à travers l’endurance tenace d’une obsession. Soyons clairs : l’obsession sexuelle est le secret de la peinture. Celle-ci ne porte pas sur l’effectuation éventuelle des étreintes, mais sur la peau — sur la soif qu’on a de la peau. La peinture, c’est ce qui fait de l’épiderme un monde.

Je peux, en fermant les yeux, parcourir entièrement avec mes mains, dans l’air invisible, certains tableaux que j’aime plus que tout ; je crois que chaque mince craquèlement du tableau du Caravage Judith décapitant Holopherne, à force d’y penser, depuis plus de trente ans, m’est devenu familier, comme le corps de certaines personnes qui me bouleversent, qui m’ont bouleversé. Ce dont il est question au début de La Solitude Caravage, c’est une expérience — aussi dérisoire que sublime, aussi glorieuse qu’enfantine —, de révélation. La peinture, je n’en suis pas un spécialiste, j’en fais l’expérience comme je peux, c’est-à-dire avec passion ; je n’en suis pas non plus un amateur, un de ces types qui auraient avec elle des plaisirs d’esthète. Car j’en attends plus, et même j’en attends tout : je ne désire pas seulement qu’elle serve mon plaisir, je veux qu’elle me chavire — qu’elle m’ouvre à une vérité du désir.

Ce tableau précisément est un des enjeux de votre ouvrage. Il semble s’adresser à vous directement et on vous suit décortiquant ses secrets. Vous le retrouvez partout au fil du texte, dans des lieux d’exposition, il est votre point de capiton, pour reprendre une expression de Lacan. Vous exposez même la découverte de l’identité de la femme peinte par le Caravage. Sans ce souvenir adolescent acéré, sans ce tableau, ce livre aurait-il été écrit ?

C’est vrai, sans ce tableau, sans cette expérience intime qu’il déclenche dans ma vie, je n’aurais pas écrit sur le Caravage. Quel intérêt ? Je ne suis pas un historien d’art, je n’ai aucune autre légitimité pour écrire sur la peinture que ce que celle-ci produit en moi. À travers l’émotion qu’elle me procure, j’ai la folie de croire qu’il y a quelque chose qui peut se transmettre, quelque chose qui relève d’une intensité pensante. L’écriture fait voir : du coup, il arrive, dans ces moments de grande tension heureuse, que les phrases donnent accès à des lignes de nuances, à des inflexions de couleurs, à de vibrations de formes qui ne pourraient s’atteindre autrement que par cet effort du langage sur lui-même qui est l’un des traits de la littérature. En écrivant ce livre, j’ai plongé dans une concentration nocturne qui a été propice à ces éclaircissements qu’exigaient les tableaux que je cherchais à faire voir. Il n’y a pas d’images dans le livre ; je n’en voulais pas, et d’ailleurs la collection « Des Vies » de Fayard n’en comporte pas. Je trouve qu’on fait trop confiance aux images : on en met une, et on croit que les gens voient. Mais une image ne donne pas forcément à voir. Il faut trouver une parole qui soit capable de faire entendre la pensée qu’il y a dans le tableau. Par pensée, j’entends la vie secrète de la forme. Il n’y a que la littérature qui soit capable d’écouter une pensée qui ne se dit pas. Voilà, être capable de signer l’éblouissement dont on est l’objet, c’est le travail auquel j’assigne l’écriture.

Et puis, pour que j’aie le culot d’insérer mon livre dans la procession immense de tous ceux qui ont été consacrés au Caravage, il a bien fallu que je m’invente une sorte de présomption : l’idée, par exemple, que j’avais compris une chose qui n’a pas été comprise, l’idée que la flamme qui anime le Caravage me parle à moi précisément. C’est ce que Flaubert appelait « se monter le bourrichon ». Dans mon cas, c’est ce petit roman qu’aura été l’histoire de la Judith dans ma vie qui m’a stimulé : je ne me suis pas demandé si j’avais le droit d’écrire sur le Caravage, je l’ai pris. La légitimité, la littérature se l’invente ; elle n’en a aucune a priori, contrairement aux sciences — c’est ce qui la rend si trouble, et si libre.

L’écriture, en tout cas l’expérience que j’en fais, est tendue par un souhait d’intensité tel qu’il peut confiner au désir de prodige : les phrases, j’en attends des fulgurances, des ténuités décisives ; elles portent un feu. La nuit, j’avais l’impression qu’elles étaient comme des torches allumées vers les toiles du Caravage ; grâce à elle, les toiles s’éclairaient ; et le Caravage, réciproquement, m’a accordé un feu, une solitude, une compréhension affamée du monde, comme jamais ça ne m’était arrivé.

Pour revenir à la présomption, à l’idée qu’on apporte peut-être quelque chose de neuf, il y a par exemple le saut, chez le Caravage, de Dionysos au Christ — saut éminemment nietzschéen (bien avant Nietzsche, évidemment) —, et personne, à ma connaissance, n’en a rien dit : dans les premières années de la peinture du Caravage, tous ces ragazzi couronnés de lierre, ces Bacchus arrogants ou lascifs affirment un rapport très sexuel avec le monde, puis cette place est occupée abruptement par l’apparition du Christ. Ça me paraissait lumineux — sans doute grinçant aussi — de faire entendre l’expérience du Caravage là — dans la tension entre la jouissance païenne et la piété christique. On sous-estime de manière stupéfiante l’expérience métaphysique et spirituelle du Caravage ; on le réduit à un violent aventurier surdoué. Ce sont quand même des choses aussi essentielles que brûlantes qui traversent son geste artistique : que faites-vous, dans votre vie, de ces deux tendances de l’esprit : le dionysiaque et le christique ? C’est de l’invisible extrêmement agité, qui peut très vite, si vous ne le pensez pas, tourner au démoniaque, et vous détruire sans même que vous le sachiez. Oui, où en est le Caravage de sa vie : il suffit de regarder ses tableaux pour comprendre que cette question, il se la posait sans arrêt. Non pas comme on ferait le point, mais comme on répond à une exigence, à un appel, à la vérité elle-même. Où en suis-je dans l’histoire de la vérité ? C’est le sujet des tableaux du Caravage ; et ce je, c’est chacun de nous.

Mais je m’éloigne. Vous avez raison, sans la Judith, je n’aurais pas fait le saut.

Un soir, après avoir acheté plusieurs monographies du Caravage, vous dites avoir vu toute sa peinture, tout Caravage, dans la frénésie folle d’une sorte de binge watching pictural. La peinture agit sur vous comme une compulsion joyeuse : avec ce peintre, c’est tout ou rien ?

Ce n’est pas tout ou rien, c’est tout ! Le Caravage fait partie de ces artistes qui suscitent une adhésion passionnée. Il y a chez lui un élan absolu qui implique qu’à votre tour vous tiriez de vous des forces que vous n’aviez pas.

Je vais le dire ainsi : pour écrire sur un peintre comme lui, il faut se sacrifier. C’est-à-dire tirer de soi des lueurs qui semblent impossibles. Lui vouer une passion endurante, ne faire que ça. À un moment de l’écriture de ce livre, c’était l’été, un mois d’août caniculaire. J’étais seul à Paris pendant des semaines. Tout était blanc et sec, désert. Je ne dormais plus, c’était merveilleux, je transportais avec moi partout un sac de lourdes monographies du Caravage, et le désir d’écrire me soulevait fanatiquement, au point qu’il m’est arrivé le matin de sortir beaucoup trop tôt sans m’en rendre compte : le café où je vais écrire depuis des années était encore fermé, il était six heures du matin, en août, à Paris, tout était fermé, et moi je piaffais de joie avec mes kilos de livres. « Compulsion joyeuse » : vous avez raison, c’est exactement ça.

Je crois qu’avec la peinture, la révélation est progressive. On voudrait que le tout d’une œuvre soit donné comme dans une apparition, mais j’ai bien dû me rendre à l’évidence que la Judith n’est pas tout le Caravage : il y a une initiation qui commence, et qui ne finira jamais. J’ai mis en scène dans le livre une sorte de nuit étoilée de la peinture, où tous les tableaux du Caravage se sont animés ensemble. Ça a eu lieu, et en même temps c’est un fantasme. Avec la peinture, on peut vieillir ; c’est même l’un des domaines où vieillir vous prodigue des bénéfices, car la peinture vieillit avec celui qui la regarde, et les yeux ne cessent de s’agrandir. J’aime de plus en plus le Caravage, comme j’aime de plus en plus Titien, Rembrandt, Zurbaran, Bacon.

Le Caravage est né en 1571 et mort en 1610. Une vie rocambolesque de trente-neuf années où il est facile de s’attarder sur les moments spectaculaires dont le plus important a lieu le 28 mai 1606. Il tue un homme en duel après un différend lors d’une partie de jeu de paume. Vous montrez avec force la complexité de cette affaire. Il s’agirait bien plutôt d’une légitime défense face à un proxénète issu d’une grande famille et donc protégé…

Oui, la violence du Caravage, je trouve bête de la rabattre sur sa vie, sa légende, son caractère. Bien sûr que c’était un homme ombrageux, irascible, véhément, susceptible, tout ce qu’on veut : les biographies le disent, les témoignages se recoupent, c’est incontestable. Et alors ? Il faudrait que les artistes soient des gens sympathiques ? Le Caravage dormait avec un couteau, il se querellait avec tout le monde, il avait un casier judiciaire extravagant, mais en même temps c’était le plus grand artiste de son temps. Sa violence ne peut pas le diminuer ; je crois qu’il faut la penser : d’abord dans le contexte de rivalités artistiques de l’époque, et la récente exposition au musée Jacquemart-André l’a montré : Rome, à la fin du 16e siècle, est un théâtre de la cruauté où le marché artistique, aux mains des prélats qui règnent sur les commandes et donc sur l’argent, jette les peintres les uns contre les autres, à travers une émulation que le Concile de Trente et son programme d’art au service de l’Église encouragent. Ensuite, cette violence, il faudrait la penser d’un point de vue métaphysique : elle témoigne d’une conscience qu’a le Caravage de ce qui arrive au monde. La Renaissance est bel et bien achevée, le temps de la sublimation et des idéalités harmonieuses est liquidé. La peinture du Caravage prend au sérieux l’événement même de la violence : il n’y a pas d’apaisement dans son œuvre.

Quant à l’épisode célèbre où il tue un homme, eh bien il y a des bibliothèques entières sur le sujet. Mais l’essentiel de mon livre consiste à interroger ce qui arrive à quelqu’un dont l’expérience intérieure s’égale à hauteur de mort. Il n’est pas devenu criminel pour rien. Je ne dis pas qu’il a tué juste pour voir (il en paie les conséquences : quatre années d’exil, et en un sens il en meurt) ; mais pour un peintre qui n’aura fait que disposer sur ses toiles des témoignages brûlants de ce qu’il en est du mal, et revenir obsessionnellement sur des décapitations ou des décollations, l’homicide dans lequel il est impliqué relève d’un passage à l’acte dont la logique est terrible. La mort est son domaine. Qui s’en est donc approché plus que lui ? Qui l’a sentie comme lui sous ses doigts ? Entre le pinceau et le couteau, il y a chez le Caravage un échange symbolique qui signe à la fois son audace en tant qu’artiste et sa condamnation en tant que pauvre humain. Disons qu’il a ouvert dans sa vie — c’est son destin, sa fatalité — cette brèche où la peinture et le crime se touchent. Quel artiste a tué ? Je crois qu’à part le Caravage, il y a l’étrange Gesualdo, le prince compositeur, qui est son exact contemporain.

Je ne sais ce que les spécialistes vont penser de mes conclusions concernant la scène de crime du 28 mai 1606, mais il ne s’agissait sans doute pas, comme on l’a colporté paresseusement, d’une dispute à propos d’une partie de jeu de paume ou d’un pari perdu, mais d’un véritable « duel d’honneur ». Ranuccio Tomassoni, on le sait maintenant, était un petit mafieux qui officiait avec son frère dans l’une de ces milices du secteur de Campo Marzio, le centre historique de Rome, et qui sous prétexte d’assurer la sécurité, pratiquait le clientélisme, l’escroquerie, et le proxénétisme. Ces activités étaient couvertes, voire blanchies par son nom : sa famille était en effet très respectée à Rome. Et figurez-vous qu’il n’était pas le proxénète de n’importe qui, mais de la jeune prostituée qui a posé pour Judith décapitant Holopherne, le tableau qui a hanté toute ma jeunesse. Elle s’appelait Fillide Melandroni, elle avait à peine 20 ans, l’air d’une princesse, et venait de Toscane. Le Caravage et Tommasoni se détestaient, ils étaient également violents et sûrs d’eux ; je n’ai pas pu m’empêcher de penser qu’en plus de leurs tempéraments volcaniques, il y avait cette femme entre eux ; j’en ai tiré les conséquences. Je ne sais pas s’ils se sont battus expressément pour elle ce jour-là, mais dans l’accumulation de haine qu’il y avait entre ces deux-là, elle y était quand même pour quelque chose. On suppose en effet qu’elle a été la maîtresse du Caravage, et je pense qu’ayant posé quatre fois pour lui (elle « fait » Judith, Madeleine, Sainte Catherine d’Alexandrie — et il a même existé son portrait par le Caravage, qui a été détruit pendant la Seconde Guerre mondiale, mais dont on a conservé une photographie), elle est nécessairement devenue une autre, et a échappé à son maquereau : une femme qui devient de l’art peut-elle continuer à accepter d’être considérée comme une traînée ? Il y a eu, à cause du Caravage, grâce à lui, un conflit d’intérêt entre le proxénète et le peintre, et elle en était l’enjeu. C’est ainsi que je me raconte cette affaire.

Le Caravage, Bacchus

Vous dressez le portrait d’un artiste en guerre. Au-delà du fait de vivre dans une région et une époque où le crime est roi, Le Caravage agit souvent violemment parce qu’il aime la bataille. Mais il s’avère qu’il est absolument haï par la concurrence féroce de la scène artistique de l’époque qui lui attribue d’ailleurs des tableaux moyens pour affaiblir sa renommée étourdissante. Le Pape est contre lui, l’Ordre de Malte veut sa mort, ses biographes sont ses ennemis. Vous atomisez dans votre livre la gigantesque falsification dont il est victime de son vivant et jusque dans la postérité.

Oui, rarement un homme aura été aussi seul. Il a eu disons des protections politiques, sinon il n’aurait pas tenu plus d’un an ou deux à Rome, mais en gros ils sont tous contre lui. D’abord parce que c’est le plus grand des peintres, ce qui suscite la rancœur des médiocres ; et parce qu’il est très vite le mieux payé, ce qui suscite carrément de la méchanceté autour de lui. On oublie souvent dans l’histoire de l’art les questions de jalousie (il faudrait écrire une histoire de la critique du point de vue de la jalousie !). Quand on lit les critiques artistiques ou littéraires, même aujourd’hui où hélas ils disparaissent, on a tendance à les prendre pour argent comptant, on fait confiance au discours critique, mais celui-ci n’est-il pas aussi — et souvent — le reflet de préjugés, d’incompréhensions organisées, voire d’animosités, de petites félonies qui visent parfois à rabaisser, voire à détruire un artiste ? Il n’y a pas d’impartialité, ça n’existe pas : il y a juste des gens, autour d’une oeuvre, qui se demandent s’ils ont intérêt ou non à l’aimer. Et en général, les génies déclenchent de l’animosité.

Le Caravage a été une victime spectaculaire de la postérité : il y avait l’idée qu’il était gênant, non seulement son caractère était impossible et il avait froissé tout le monde, mais son art lui-même, nouveau, direct et délivré de l’idéalisme qui pesait encore à l’époque sur la peinture, discréditait les autres peintres. Il fallait s’en débarrasser. Les premières biographies qui lui sont consacrées sont écrites par des ennemis : elles sont perfides, pleines de mensonges, et visent à fixer la légende d’un fou. Par ailleurs, on lui attribue vite, et pour longtemps, des centaines de tableaux qui sont des croûtes. Le moindre tableautin noirâtre, avec des gitons ou des ivrognes, on dit : c’est un Caravage. C’est parfois voulu, parfois non. Le résultat est le même : on ensevelit la mémoire du Caravage sous un amas d’oeuvres médiocres. On fait de lui un peintre de genre, un artiste mineur. Du coup, on ne le voit pas. Ça va durer des siècles. Au 20ème siècle, Georges Bataille, qui pourtant aurait dû s’émerveiller qu’existe une telle peinture, n’en parle pas, André Malraux le considère comme un sous-Georges de la Tour, un peu trop véhément… Le Caravage, à part quelques spécialistes raffinés comme Roberto Longhi qui s’y sont consacrés dans l’ombre dès les années 30, ça fait à peine soixante ans qu’il est redevenu un grand peintre. Mais regardez son succès actuel : finalement, cette conspiration autour de son nom lui a redonné du temps, et octroyé une nouvelle jeunesse. Je crois en la vengeance inconsciente de la société envers ceux qui lui échappent : il aura fallu des siècles pour qu’à la faveur de désattributions précises, on stabilise le corpus autour d’une soixantaine d’oeuvres, et que le Caravage gagne sa guerre. Il l’avait toujours gagnée, mais maintenant on le sait.

Les mots fameux d’Arthur Rimbaud — « Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes » — s’applique parfaitement à la vie et à l’œuvre du Caravage. En étirant le temps de quatre siècles jusqu’à nous, comment expliquer que l’échauffourée intellectuelle soit quasi inexistante aujourd’hui ? Dans la presse, on ne lit pratiquement que des critiques positives partout sur tout, est-ce le signe d’une époque où le spectacle viscéralement aphone a gagné ?

Le combat spirituel existe toujours, même sans combattants. Quant à la presse, je ne sais pas, il me semble qu’elle obéit à un processus plus général — planétaire même — qui non seulement égalise, mais assigne tout à l’insignifiance. Il faut que ça tourne : la rotation de la marchandise est une forme de mise à mort. Le spectaculaire intégré est sans réplique, Debord l’a dit depuis longtemps. Par ailleurs, je crois que la paix frileuse que vous décrivez relève moins d’un éventuel problème de jugement ou de courage des critiques que d’une modalité plus métaphysique — une tournure de l’époque, qui absorbe celle-ci dans l’impossibilité à penser. Car des critiques virulents, il y en a, mais leur colère est une forme d’exacerbation de l’impuissance. Un « tourbillon de rancune », comme dirait Nietzsche, qui est la conséquence stérile d’un narcissisme particulièrement surdéveloppé à l’ère de la surveillance généralisée.

Par ailleurs, je pense sérieusement que plus personne n’aime la littérature. Beaucoup font semblant de l’aimer. Il y a une simulation sociale autour de la littérature, qui avait encore récemment son utilité dans le secteur culturel, et qui draine un peu de publicité (de moins en moins), un peu d’événementiel (toutes ces fêtes pour les sorties de livres…), mais plus vraiment de passion. La société se fout absolument de la littérature ; et c’est pathétique, parce que de plus en plus d’écrivains, de leur côté, ne font plus que la chercher en s’adaptant à elle, en ajustant leur livre à son script commercial, à son horizon audio-visuel. Tous ces livres qui sont des téléfilms… Bref, s’il y a encore quelques singularités, bien sûr, qui aiment la littérature, elle n’a jamais été si seule. Qui, du coup, se battrait aujourd’hui pour elle ? Qui déchaînerait les foules, intellectuellement, pour ou contre un livre de littérature ? Je crois que cette solitude actuelle est sa chance. Je dirais même son salut.

Vous intitulez un de vos chapitres « La sagesse ne viendra pas. » qui est une phrase de Guy Debord. Ce peintre n’a jamais trouvé le calme ?

Je pense que le calme ne faisait pas partie de son registre. Le Caravage aimait l’intensité, il dépensait sa vie ; il ne s’est pas économisé, il n’a cessé de griller ses positions, la violence était son art. Brusquer le monde, c’est aussi une méthode. Regardez comme avec le Caravage les ténèbres ont reculé. Comme les vieilles formes sont devenues ridicules. Regardez comme la représentation s’est élargie grâce à lui. Ce fond noir qu’il invente nous regarde aujourd’hui comme le témoignage le plus vivant de ce qu’il en est du monde et de l’esprit.

Il est mort à 39 ans, absolument épuisé, sans argent, sans rien. Dans le monde du sacrifice, il n’y a ni temps mort ni répit. Si votre vie est prise dans un cercle sacrificiel, vous n’en sortirez jamais. À l’intérieur de ce cercle, vous vivrez le feu, et celui-ci éclairera les murs de votre monde, qui, si vous êtes un grand artiste, sont aussi les parois du monde.

J’aime bien que vous ayez repéré cette phrase de Guy Debord. C’est à la fin de Panégyrique. Elle me fait penser à certaines devises des princes de la Renaissance florentine. « La sagesse ne viendra pas » : c’est abrupt, insolent, aristocratique, c’est le grand art. Il ajoute : « Le léopard meurt avec ses taches. » Les véritables aventuriers se rejoignent à travers le temps sur le fait qu’ils ne lâchent rien. C’est ce que j’appelle la solitude. C’est à la fois une vertu, un territoire et une couleur (entre le noir et le jaune-flamme).

Sans avoir compté, il est fort possible que le mot que vous employez le plus dans La solitude Caravage soit « scintiller, scintillement ». C’était déjà le cas dans votre dernier roman Tiens ferme ta couronne (2017). Votre écriture sur la peinture, tout comme votre œuvre romanesque, fait scintiller les détails. J’en vois trois : un filet d’eau lumineux que boit Jean Baptiste, la subtile perle de la boucle d’oreille de Judith, un petit carré blanc presque abstrait dans « La conversion de Marie Madeleine ».
On dit que le diable est dans les détails, vous montrez le strict inverse.

Merci pour cette formule : faire scintiller les détails. Je prends ! Je pense que la moindre des choses, quand on écrit, c’est de se rendre disponible à la précision. La généralité est toujours banale. Je me rends compte en vous lisant que la goutte d’eau et la perle sont une même chose : la perle, c’est de la rosée spiritualisée. Quant à ce carré blanc où la lumière se prend elle-même pour objet et se recueille, on peut le concevoir comme l’abri mystérieux du divin — ou sa version chromatique profane. Dans une goutte d’eau, celle qui abreuve le Baptiste, il y a l’univers entier qui par irisation vient se réfléchir ; il y a aussi bien sûr l’horizon du baptême, c’est-à-dire la possibilité du salutaire. La perle, quant à elle, est un concentré d’érotisme, comme pour d’autres le talon aiguille. À mes yeux, la beauté de la peinture se donne là, à travers ces étincelles sensuelles qui peuvent sembler secondaires, mais qui font du tableau un territoire scintillant, justement. Si ça ne scintille pas à l’intérieur, c’est que c’est mort.

Et par retour, les détails ouvrent au royaume des phrases. Pas de littérature sans détails. Je vois ces points de lumière partout à l’oeuvre ; je m’y baigne. C’est là que j’atteins mon propre point de solitude, c’est par là que ça s’ouvre. Faire scintiller l’être, c’est la grande chose — une variante, plus métaphysique, de l’enchantement. Je suis assez pour le « plus de jouir » ! Écrire pour déprécier, pour faire parler le manque ou la rancune, cela m’est complètement étranger. Je cherche une brèche, je cherche des richesses poétiques, il y a des usages de la liberté qui sont encore à venir. Le désir n’est pas encore asséché, la fontaine n’est pas vide. Trouver la perle, étendre le domaine de l’érotisme, préciser des lumières, c’est à cela que je m’emploie à travers la littérature.

Le Caravage, détail de La Conversion de Marie-Madeleine

Vous avancez que « Le Caravage est le premier peintre à prendre au sérieux le néant ». Les noirs puissants et les clairs obscurs associés qui gorgent son œuvre et ont aussi fait sa renommée auraient une valeur ontologique ? Si Le Caravage illustre par ses apports stylistiques une avancée dans l’histoire de l’être, nous sommes loin d’une peinture de la violence et de la pauvreté que l’histoire a retenu…

Il m’arrive de penser que la peinture n’a pas besoin des humains, elle se tient au cœur de son propre point aveugle. J’imagine souvent les tableaux seuls, dans les musées, la nuit. Leurs silences dialoguent. La solitude de la peinture est aussi inouïe que celle de la littérature. Qu’est-ce qui s’ouvre à travers ces rectangles de lumière ? Pierre Michon dit que la peinture est une « fabrique généralisée de noblesse ». C’est juste : les ragazzi du Caravage ne deviennent-ils pas des dieux ? Il leur met un peu de vigne dans les cheveux et voici que ce sont des Bacchus.

Mais moi, je crois que la peinture pense. Le Caravage pense. Il en va de l’être dans ses tableaux. Chez lui, si les couleurs et les formes s’ajustent selon cette guerre qu’il perçoit entre le clair et l’obscur, s’il invente ce fond noir pour mettre la lumière à l’épreuve de sa possibilité, c’est parce que tout se joue pour chacun de nous entre deux abîmes : disons entre l’issue et l’impasse, entre la trouvaille et le malheur, ou — à l’époque du Caravage — entre Dieu et le néant.

C’est là que ça se joue, dans l’ontologie fondamentale. Ou, si vous voulez, dans le spirituel. On sous-estime toujours l’éclat spirituel qu’il y a dans les tableaux du Caravage : quelle puissance prend pourtant le sacré chez lui ! Regardez les torses du Christ. Regardez le tremblement qui parcourt les visages autour de Lazare quand Jésus le ressuscite. Regardez la tête effrayante de Goliath tenue par David.

Entre nous, il n’y a rien d’autre que l’être. Surtout à l’époque du Caravage. La politique ? À la fin du 16è siècle, c’est le pape, les rois, les princes, voilà tout : qui donc pourrait s’imaginer faire de la politique ? L’amour ? Bien sûr, mais chez le Caravage, il est dans les pigments, dans la joie folle qu’on met à trouver de la lumière sur un visage. Une matière inlassable parcourt les désirs qui se jettent sur ces rectangles.

Philippe Sollers, en lisant mon livre, m’a dit : « Vous sauvez le rectangle ». C’est une formule énigmatique, mais qui m’a comblé. Les images palpitent, leur violence, comme chez Delacroix ou Bacon, s’élancent vers l’impossible. On voit en effet, de loin, le Caravage comme un peintre réaliste, le peintre des pieds crasseux et des gitons braillards, mais les énigmes qu’il peint relèvent de l’incarnation, c’est-à-dire de l’absolu du corps et d’un en plus qui se dérobe, et peut relever d’un reste mystique. Le visible ne parvient pas à se contenir ; le visible déborde dans l’invisible. Il y a bel et bien des choses invisibles qui sont peintes, non ? Zurbaran, Rembrandt, le Titien et le Caravage ne cessent de lancer leurs figures peintes vers un débordement de la représentation.

Vous avez décelé l’essentiel : le Caravage est à penser, à évaluer, à voir dans l’histoire de l’être. Je suis entré pendant un an, jour et nuit, dans la peinture du Caravage, je m’y suis consacré comme on se baigne dans l’être. J’ai sans cesse voulu garder la tension entre peinture et littérature, entre le fait que je regardais et que j’écrivais. La peinture, c’est de la pensée : ce qu’un tableau montre, c’est ce qui ne se voit pas. Il y a là quelque chose qui relève de l’aléthéia — de cette forme grecque de la vérité qui se manifeste comme une apparition, un dévoilement, un retrait qui se déclôt. Ce qui a lieu dans l’être, je le comprends en méditant sur les peintures du Caravage, c’est la mise en éveil de la vérité. C’est pourquoi j’aime tant ce peintre, et Cézanne, Van Gogh et Bacon : ils témoignent en faveur d’une violence de l’être, d’un déchaînement du Dasein. L’extatique de la peinture, c’est ce qui m’a fait écrire ce livre.

Yannick Haenel, La Solitude Caravage, Fayard, février 2019, 336 p., 20 €
Tiens ferme ta couronne (Gallimard, 2017, Prix Médicis) est disponible depuis quelques jours en collection Folio.