César 2019 : la commedia du 7è art

Et si l’Académie des César, en préférant le propos à l’œuvre, était justement passée à côté de son sujet et avait raté une belle occasion de remettre le cinéma au centre de la 44è édition des César ?

Entre deux actes de la crise des gilets jaunes, il s’est quand même trouvé un membre de la grande famille du cinéma pour dire tout le bien qu’il pensait du public qui voit ses films à l’occasion (en salle, en téléchargeant illégalement ou en se contentant des (re)diffusions tardives sur les chaînes nationales) et il n’est pas exclu que la sortie polémique de François Berléand ait pesé sur la cérémonie diffusée sur Canal+ ce vendredi 22 février, à la veille d’une 15è manifestation… Par voie de conséquence, pas une remarque, pas une pique, pas l’ombre de l’évocation de la couleur jaune tout au long de cette soirée — hormis peut-être le pantalon de hussard que porte Charles Aznavour dans une scène de Caroline Chérie ou le blouson de Kad Merad en Freddie Mercury. Indéniablement, durant toute cette soirée des César, le cinéma a rarement autant été dans un tel entre-soi, aussi déconnecté du réel.

Capture d’écran Canal+

Avec les récompenses reçues par Shéhérazade, Jusqu’à la garde ou Les Chatouilles, comment ne pas voir dans le palmarès une manière de se donner bonne conscience à peu de frais ? Comment ne pas voir dans les remerciements des primés de bonnes occasions de se faire mousser en se sentant concerné le temps d’un rôle et d’un palmarès ?

Bien sûr, il ne s’agit pas de remettre en cause la sincérité d’une œuvre telle que Les Chatouilles d’Andréa Bescond et d’Eric Métayer, ni même d’ergoter sur Jusqu’à la garde et la réalité terrible qui y est mise en scène, encore moins de discuter l’engagement du réalisateur Ayce Karta pour son court-métrage Vilaine fille. Sans rien enlever aux combats personnels des réalisatrices et réalisateurs des films honorés, sans retirer de l’équation le talent des interprètes, des décorateurs, costumiers, preneurs de son, photographes et autres soutiers du show business, la cérémonie n’a été qu’un ruisseau tranquille charriant son long ruisseau usé de remerciements obligés. Vainqueurs, remettants et récipiendaires rivalisant d’efforts pour tenter de sauver de l’apathie un parterre d’invité.e.s, qui n’avaient que les récompenses potentielles ou le menu du Fouquet’s en tête. A cet égard, il faut dire tout le bien que l’on pense de l’audace de Léa Drucker qui cite ses influences et des féministes, avant de souligner que ce film sur les violences faites aux femmes a été réalisée par un homme. Toute la fin de son discours a été supprimée lors de la diffusion sur Twitter, la pastille s’achevant sur cette mention d’un homme réalisateur, mais elle est à retrouver en intégralité sur la page du palmarès de la cérémonie.

Capture d’écran Canal+

Déséquilibrée, parfois drôle (Laurence Arné, Jérôme Commandeur, Laurent Laffite), souvent rasoir (Elie Semoun en slip, Olivier Baroux), la 44è nuit des César a une fois encore fait preuve d’un manque de lucidité dans sa capacité à réconcilier le cinéma avec un public qui n’a pas ou plus les moyens de se rendre dans les salles, récompensant des films que seuls la profession ou les détenteurs de cartes illimitées ont vus. La réaction des internautes face à la prestation de Laurent Laffite est d’ailleurs symptomatique : botoxé à outrance et se livrant à un plaidoyer parodique pour l’éternelle jeunesse des acteurs.trices, le comédien ne suscite que des réactions d’incompréhension voire de dégoût. Et les références à Rock n’ Roll de Guillaume Canet et l’extrême ironie du sketch tombent largement à plat dans la Twittosphère.

Capture d’écran Twitter

Le pire du pire du décalage est même atteint avec le César du Public — qui récompense le film (français) ayant réalisé le plus grand nombre d’entrées… On serait tatillon, on irait jusqu’à penser et dire que ce prix est l’expression d’un mépris de la profession à l’égard de son public en donnant une compression dorée à un film qui n’aurait jamais figuré dans la sélection officielle. En d’autres termes : « vous avez un goût de chiottes mais on vous aime quand même, la preuve : nous récompensons en votre nom un navet que vous avez plébiscité ».

Au passage, et toute Tuchophobie mise à part, je serais Gilles Lellouche, je l’aurais d’autant plus mauvaise que son film est sorti le 24 octobre dernier et totalise 4 228 104 entrées en seulement 4 mois, là où Les Tuche 3 comptabilise 5 687 200 spectateurs depuis sa sortie il y a plus d’un an… Mais il y a mieux : l’académie a poussé le vice et la tartuferie en annonçant le prix récompensant le plus grand nombre d’entrées d’un « pour le César du public, les nominés sont… » 

« Très souvent on parle de ce qu’on coûte (…) et on ne considère jamais ce qu’on rapporte »

On en viendrait à se dire que le discours le moins hypocrite est celui de Michel Barthélémy, récompensé pour le meilleur décor (Les Frères Sisters) qui replace le cinéma sur le terrain de « la création de richesse, richesse de l’œuvre et derrière, une industrie, l’industrie de la culture. » Il a été plutôt gonflé, Michel Barthélémy : il a osé parler gros sous au cours d’une cérémonie dont le but est d’honorer la création et non de s’embarrasser de questions triviales comme le statut des intermittents, le financement des films et l’assurance chômage des métiers du spectacle… Alors que la musique à couper le sifflet des importuns se déclenche, il garde même le micro et continue son adresse aux Français (avec des éléments de langage dignes du Medef ou du président de la république quand il prône le ruissellement) pour leur dire que « oui, la culture rapporte de l’argent, qu’elle crée de la richesse, du travail et de la valeur du travail ». 

Tout à son speech (malgré une huée timide et quelques applaudissements encore plus timorés), le primé se fend d’une tirade qui met en avant « le besoin d’avoir des studios, que les producteurs mettent le nez dans le studio, d’avoir du crédit d’impôt et on a besoin d’une assurance chômage pérenne. (…) et l’on compte sur Monsieur le ministre pour aider (…)  ». Mieux qu’un grand débat, ce petit discours a le mérite d’être franc et d’interpeller directement le ministre en exercice présent dans la salle. Paradoxalement ce passage est certainement celui qui est le plus en phase avec la réalité. Le cinéma est une industrie, avec ses travailleurs, ses sans grades et ses sans voix, un business avant d’être un show. D’ailleurs, les producteurs ne sont-ils pas les premiers à être remerciés, voire les premiers à se congratuler, en lieu et place des créatifs ?

Pour illustrer un peu plus cette commedia du 7è art, soulignons l’incongruité de célébrer Robert Redford et son engagement de longue date pour le cinéma indépendant (Kristin Scott-Thomas a rappelé qu’il est à l’origine du Sundance Festival créé contre l’establishment et les studios hollywoodiens) alors que le système français est de longue date sous la coupe de Canal Plus, grand argentier, tenant et aboutissant du cinéma hexagonal qui diffuse la soirée (et Jusqu’à la garde en replay). Et qui, depuis 23 ans, n’arrive toujours pas à en faire autre chose qu’un pensum annuel qui transpire l’entre-soi et ne provoque que l’ennui.