Lucien Raphmaj et SMITH: Astroblème

© SMITH

Astroblème, qui réunit un texte de Lucien Raphmaj et des photographies de SMITH, nous oriente vers un nouvel imaginaire – ou nous désoriente, puisque cet imaginaire est celui d’une nouvelle ère, d’une nouvelle histoire où l’humain n’est plus limitativement humain mais cosmique, où ce qui existe sur Terre s’agence avec le cosmos.

Il ne s’agit plus, en héritiers d’Aristote, de nous penser distincts du cosmos ou simplement dans le cosmos, mais de nous penser avec le cosmos, selon un continuum qui reste encore à penser. C’est cette direction d’une pensée nouvelle qu’indique Astroblème, direction vers une pensée et une existence nouvelles et pour lesquelles nos pensées et nos existences actuelles ne suffisent pas, par lesquelles nos pensées et nos existences actuelles ne peuvent qu’être dissoutes. Si « le cosmos est la demeure », cette demeure n’en est pas une, ce qui est à l’échelle du cosmos ne pouvant abriter que la perte de tout repère, ne pouvant être que la demeure d’une errance. Astroblème fait signe vers la limite de ce que nous sommes, un horizon au-delà duquel existe une vie inconnue, la vie d’un être cosmique – une ontologie cosmique qui reste encore à penser et à vivre.

L’imaginaire d’une telle ontologie est à produire, à inventer. Nous n’avons pas aujourd’hui suffisamment de langage et d’images pour la dire et la penser. C’est-à-dire : nous ne sommes pas encore capables d’introduire en nous cette altérité radicale du cosmos, de devenir nous-mêmes cette altérité, de nous changer pour devenir des êtres cosmiques. C’est vers l’effort nécessaire à cela que tend Astroblème : trouver une limite où cet autre pourrait être entrevu, pourrait désormais commencer à être nous et tout ce qui sur Terre n’est pas nous. Le langage pour cela et l’image pour cela font défaut, mais pas la fiction, pas la littérature, pas la photographie qui sont ici les moyens pour inventer cette limite et commencer la métamorphose.

Pour cette raison, le texte du livre est pluriel, non réduit à l’identité d’un genre ou à la cohérence d’une narration. A la fois récit, document, fiction, le texte de Lucien Raphmaj est surtout organisé en différents « chants » poétiques. Si nous écrivons « pour effacer le nom », cet effacement serait l’objet de la poésie : écrire, c’est effacer le nom – effacer le nom des choses, et effacer les choses elles-mêmes, pour ouvrir le langage à d’autres agencements par rapport auxquels les noms ne sont que des limitations, des barrières qui les soustraient à la vue, qui empêchent leur expérimentation. Il n’y a pas de choses, il n’y a que des faits, écrivait Wittgenstein, ce qui signifie que la chose est une réduction du fait, ce qui empêche le fait d’être perçu, pensé et expérimenté. Le fait central d’Astroblème est l’agencement général que l’on appelle « cosmos » et qu’il s’agit d’essayer de rejoindre. C’est donc par la poésie que ce mouvement vers le cosmos est pensé, dans l’effacement des mots et dans la disparition des choses, dans une sorte de perte de repères qui atteint également le temps, l’espace, la conscience habituelle. Le texte de Lucien Raphmaj s’élance dans cette perte de repères, il en est le déploiement bref mais aigu.

Les photographies de SMITH suivent ce mouvement. Comme le point de départ du texte, qui propose une narration plausible, circonstanciée, ces photographies peuvent montrer des machines scientifiques, des technologies pour l’astrophysique, dans une sorte de compte-rendu objectif de ce qui est aussi évoqué dans le texte. Mais ces images tendent en même temps vers une limite de la perception : les couleurs, la lumière, la sous-saturation signalent une perception inhabituelle, sont le signe d’un œil autre, déjà différent, percevant l’objet et sa disparition, son existence dans un autre régime de la couleur et de la lumière. Ce mouvement et décalage de l’image photographique apparaissent de manière plus radicale dans certaines photographies purement matérielles et colorées, abstraites en un sens, à condition de comprendre ici l’abstraction comme l’enfoncement dans une perception encore non humaine, ou plutôt non terrestre, dans une matérialité et une autre conscience encore à venir. C’est cette perception qui parfois envahit la page entière, nous mettant face à un spectacle que nous ne reconnaissons pas, que nous n’identifions pas, une perception du corps ou une sensation colorée qui sont d’une autre dimension de la vie et de l’être.

SMITH propose ainsi des photographies qui n’illustrent pas le texte mais réalisent le mouvement qui habite le texte de Lucien Raphmaj, et qui est le mouvement du livre même : créer l’imaginaire pour un autre monde, pour un autre soi, créer une limite pour faire exister cet autre aujourd’hui, pour ouvrir aujourd’hui la possibilité de son existence, pour commencer aujourd’hui la métamorphose.

Astroblème, de Lucien Raphmaj et SMITH, est inclus dans un coffret de trois livres paru aux éditions Filigranes et réunissant également le travail des photographes Camille Carbonaro et Prune Phi, 2018, 25 €