1.
Il y a quelque chose de vertigineux à mettre à plat, comme sur une immense table (mais un mur pourrait tout aussi bien faire l’affaire), l’univers entier de Joost Swarte sous toutes ses formes. À en confronter les images, en frotter les projets, en égrener les séries, relevant ainsi ce qu’ils ont en commun, tout en se laissant emporter – perdant cette fois tout repère – par leur force singulière, chaque dessin étant toujours parfaitement accordé à l’idée qui l’a fait surgir, le plus modeste d’entre eux pouvant nous entrainer dans une reprise de dialogue sans fin, trouée de longs moments de respiration silencieuse.
Nous avions salué ici-même l’hiver dernier la parution de New York Book (accompagnée d’une mémorable exposition à la Galerie Martel) et on ne peut que se réjouir que le même éditeur (Dargaud) nous propose aujourd’hui une version française de Niet Zo, Maar Zo !, publié entre 1982 et 1990 dans l’hebdomadaire Vrij Nederland où était déjà paru Dr Ben Cine en 1978-79 (une rubrique destinée aux enfants, consistant en un dialogue entre ce fameux Dr et un personnage tout aussi farfelu nommé D. de Filé, le tout agrémenté de cartoons ou de micro bandes dessinées).
Passi, Messa ! est l’impeccable titre français de cette série, publiée dans un premier temps par Futuropolis. Un premier recueil de ces petites scénettes en deux images plus ou moins bavardes, agrémentées de deux autres, secondaires, cette fois sans parole, a paru chez cet éditeur en janvier 1985. Il a été suivi assez rapidement par deux autres. Puis un quatrième plus tardif a conclu provisoirement l’affaire en 1990 (il y a bien eu un cinquième et dernier volume en version originale en 1991, mais il n’avait jamais été, jusqu’à aujourd’hui, repris en version française). Si le contenu est le même, les différences entre cette première édition en quatre volumes et cette nouvelle (reprenant, comme pour New York Book, le dispositif formel de l’édition hollandaise la plus récente en un seul volume) sont criantes, à tel point qu’il est fortement recommandé aux amateurs de posséder les deux versions (j’y reviendrai un peu plus loin). Joost Swarte est connu pour ne jamais se contenter de rééditer ses ouvrages à l’identique, en redessinant au moins les couvertures. Les collectionneurs, ou même les simples amateurs éclairés, doivent donc être en permanence à l’affut de nouvelles variations.
De quoi s’agit-il avec cet ouvrage sous-titré : comment améliorer son sort en 150 leçons ? Notons pour commencer que Joost Swarte a très tôt produit pour la jeunesse. On se souvient de Cocon + Piston publié dans les revues enfantines Okki, puis Jippo, entre 1972 et 1979. Dans un premier temps le journal de Bayard Presse, Okapi, avait tenté d’intéresser notre belle jeunesse à ce travail d’une (sans doute trop) grande originalité, sans grand résultat. Deux décennies plus tard, trois albums de cette série seront publiés en français chez Casterman (Un journal phénoménal en 1995 ; Un porte-monnaie plein de problèmes en 1996 ; Une voiture sur mesure en 1997). Et, une fois encore : silence radio – ou presque. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’il paraît difficile d’associer le travail de Joost Swarte à tel ou tel public. Tout, chez lui, semble aussi bien juvénile que sans âge. Et plus il touche – en pur inactuel – à l’actualité, plus il semble inatteignable par l’usure du temps : ça reste toujours d’une fraîcheur presque sans équivalent dans le monde des images dessinées.
Bien que ce ne soit pas mentionné, tant dans les quatre essais du précurseur Futuropolis que dans cette nouvelle – et probablement définitive – édition chez Dargaud, Passi, Massa ! participe d’une entreprise de subversion en hommage à (plus qu’en direction de) l’enfance. Ce n’est pas par hasard qu’il fut en 1977 l’inventeur de cette fameuse expression “La ligne claire”, censée caractériser les œuvres d’Hergé et de ses adeptes. Sauf que, chez lui, même si les choses peuvent sembler à première vue limpides, il conviendra toujours de repasser sur ses images de sacrés balayages de regard, de plus en plus affutés, afin de repérer au plus près ce qui relève d’un non-dit plus ou moins inquiétant. Comme les enfants comprennent très vite ces jeux de masques et de dévoilement, il est vivement recommandé aux “adultes” de partager leur lecture de Passi, Massa ! avec leur progéniture.

2.
Il y avait, dans le temps où nous découvrions les bandes dessinées, ou les affiches, de Joost Swarte, quelque chose d’étrange dans la manière dont leurs dialogues ou légendes étaient formulés. Comme si le néerlandais était intraduisible avec simplicité et que toute adaptation en français devait être forcément un peu ampoulée : bancale – et cependant drôle. Les premières traductions de Passi, Messa ! étaient signées Marie-Suzanne Verspoor et convenaient parfaitement, car ce qui était essentiel, au fond, c’était la qualité du lettrage : l’imitation parfaite de celui de l’auteur – si précis, presque inimitable. La nouvelle édition Dargaud reprend tout à zéro, confiant à Laurent Bayer la lourde tâche de retraduire ces 150 doubles pages. Et il faut se féliciter de cette décision car, cette fois-ci, la fluidité est au rendez-vous. Sans pour autant nous faire perdre de ce charme étrange, voire incongru, de la formulation d’origine. Swarte est un voisin proche, Haarlem – où il réside – n’étant pas si loin. On se comprend sans grande difficulté, mais il est aussi un grand passeur d’exotisme, un expert en dépaysement, même s’il nous dispense à chaque fois quelque chose de l’ordre d’une sensible familiarité, mâtinée d’inquiétante étrangeté. Du pur bonheur pour tout amateur d’images.

Dans la toute première version hollandaise, chaque volume de Passi, Messa ! proposait 30 leçons. Comme cinq ont paru (je le rappelle) entre 1985 et 1991, on obtient au total 150 dont seuls les 4/5e nous étaient jusqu’ici parvenues adaptés en français. Avec cette nouvelle édition, on peut supposer avoir enfin en main la totale, même s’il nous est annoncé d’entrée que “le présent volume contient des épisodes de la série Niet Zo, Maar Zo !”, ce qui pourrait signifier qu’un choix aurait été fait – mais peu importe. Ce qui compte au final, c’est de pouvoir déguster chaque double page. De ne surtout pas s’en goinfrer : prendre son temps, s’attarder sur les détails, savourer la langue ou plutôt ce qui demeure une fois traduction faite, ne pas oublier de regarder de près les petites vignettes muettes qui ne sont pas qu’ornementales et cette fois positionnées aux extrémités angulaires en bas de page, subtilement imprimées en jaune-vert pâle. Et surtout de suivre, dans un premier temps, la recommandation qui nous est faite de lire les trois éléments qui composent chaque leçon – dessin, dialogues dans les phylactères, légende – dans le bon ordre. “On commencera par la légende du Passi ; on observera ensuite le dessin qui lui correspond, en lisant le texte dans les phylactères ; et on fera en suite de même pour le Messa. Lorsque l’on se sera bien pénétré du sens du Passi et du Messa, on considérera de nouveau l’ensemble pour saisir la relation entre le Passi et le Messa. Passi, Messa ! nous aide à vivre les deux pieds sur terre.” On l’aura compris : Passi est une réduction de “fais pas ceci” et Messa, de “mais plutôt cela”.

Mais s’il se dispense bien une forme de leçon dans ce vaste ouvrage composé de petites scènes en deux parties, ce serait plutôt dans le but – plus ou moins pédagogique – d’offrir aux lecteurs cent cinquante occasions de faire l’apprentissage de la forme à travers un dispositif permettant d’éprouver autant de variations. Rien de plus construit que ces Passi, Messa ! Rien de plus libre aussi. Rien de moins figé. J’ai déjà noté les différences de traduction entre les éditions Futuropolis et Dargaud (un exemple ? “Les rideaux, c’est assommant ! Les roulettes qui coincent le long d’un rail grippé, l’ourlet qui s’avère insuffisant dès le premier lavage sans parler des chats qui adorent grimper dedans” – janvier 1985 / “Les rideaux… quelle plaie ! Ces roulettes qui glissent mal sur le rail récalcitrant. Ce tissu qui rétrécit au premier lavage. Et les chats qui adorent y grimper.” – janvier 2018) ; il faut aussi relever quelques changements dans l’ordre de succession de ces “leçons de vie pratique frappées au coin du bon sens”, et surtout deux principes de mise en page qui, s’ils n’en changent pas le sens, proposent des parcours dans l’espace singuliers. L’édition Futuropolis, contrairement aux premiers fascicules hollandais, était dotée d’un format à l’italienne. Sur la page de droite (ou belle page), se trouvaient le Passi et le Messa, soit les deux “grands” dessins comprenant les dialogues inscrits sur des phylactères, reproduits en noir et blanc, entourées par un fond coloré pleine page (sans marge ; leurs légendes étant imprimée en noir, sur ce fond). Sur la page de gauche (ou page paire), les deux “petites” vignettes sans parole, imprimées de même en noir et blanc, étaient, elles aussi, entourées par ce même fond dont, à chaque volume, la couleur changeait (successivement : saumon, vert pâle, jaune, vert plus intense). Une réussite totale – sans oublier les couvertures ou les dos admirablement composés et mis en couleurs. L’édition Dargaud, reprenant fidèlement l’édition hollandaise de 2012, propose un volume bien plus fourni (304 pages contre 64), mais de plus petit format (14,5/18 cm contre 23/17 cm), ce qui fait que tous les Passi (agrémentés d’une petite vignette muette) se trouvent positionnés en page de gauche, tandis que les Messa (idem) le sont en page de droite (il y a donc une pliure entre les deux images principales). Ça n’a l’air de rien, mais c’est passionnant de noter ces différences et de ressentir à quel point elles changent tout, tout en ne changeant rien – ce qui est swartien en diable !
On notera qu’une fois encore je n’ai rien raconté des anecdotes qui font le piment de ces scénettes en deux parties, le rapport si juste entre les mots et les images (les lettres et les traits) interdisant de se priver d’un de ces deux modes d’écriture. Ou alors il nous faudrait plusieurs pages pour décrire avec la plus extrême précision chaque détail de chaque petite leçon, ce qui s’avèrerait particulièrement vain, tant la force de frappe de ces doubles pages leur interdit de se plier à quelque autorité extérieure que ce soit. D’où l’absence de morale, même élémentaire, dans cette affaire, chacun interprétant ces leçons à sa manière, trouvant vite le chemin de l’école buissonnière. Swarte aime citer Francis Picabia : “Notre tête est ronde pour permettre à la pensée de changer de direction.” Tout est dit. Il ajoute cependant, prêtant ces pensées à ses personnages récurrents : “Celui qui cherche la sagesse est un fou.” Ou bien : “L’intérêt de l’utilité tient au bénéfice de l’avantage.” Ou encore : “Que nous progressions ou que nous régressions, nous allons vers l’avenir.”
Coda
Depuis ses premiers essais, Joost Swarte n’a cessé de changer d’éditeur – en France, tout particulièrement. Les Humanoïdes associés avaient ouvert le bal en janvier 1980 avec une version aussi formidable que fautive de L’Art moderne. Futuropolis avait rapidement pris le pas, suivant son travail à partir de cette même année 1980 durant toute une décennie, multipliant projets, formats, papiers en faisant montre d’un inoubliable génie graphique. Puis Casterman s’était essayé, comme déjà évoqué, à propager sa veine enfantine. Après l’exposition Quintet à Lyon en 2009, Glénat s’y était mis à son tour, avec le projet, hélas trop vite abandonné, de tout rassembler, ce qui en avait fait saliver plus d’un. Denoël Graphic, de son côté, s’était lancé en 2012 dans une adaptation de Total Swarte (Oog & Blik/De Bezige Bij, Amsterdam 2011), recueil des bandes dessinées de celui qui était devenu depuis déjà un bon moment compositeur d’images se suffisant à elles-mêmes. Et enfin, en février 2018, Dargaud : deux volumes en deux ans, dont on espère – enfin ! (pour reprendre le titre d’un portfolio de Joost Swarte chez Futuropolis en 1981) – une propagation tant en cours qu’à venir. Il est donc recommandé à celles et ceux qui m’ont suivi jusqu’à cette toute dernière phrase de se précipiter toutes affaires cessantes dans les meilleures librairies pour se procurer, après le New York Book, cet impeccable Passi, Messa ! afin que la fête puisse se prolonger, sans perte d’intensité, jusqu’à plus soif.
Joost Swarte, Passi, Messa !, éd. Dargaud, 304 p., en librairies le 25 janvier 2019, 25 € — Feuilleter l’album