Depuis L’extension du domaine de la lutte et après Soumission paru en janvier 2015, Michel Houellebecq nous assène sa Weltanschauung d’occasion avec une régularité de métronome dépressif : il n’est pas usurpé de dire que le tout récent récipiendaire de la Légion d’Honneur n’a de cesse de construire et reconstruire son œuvre d’observateur onusien de la société française en affectant un style invariant pour nous parler des affres du mâle blanc occidental atrabilaire en milieu plus ou moins tempéré. Septième livraison romanesque, Sérotonine n’échappe pas à la règle houellebecquienne et à moins que l’on aime les commentaires glacés à l’ère du réchauffement climatique, on pourra allègrement se passer de sa lecture.
Avant même sa sortie le 2 janvier, Sérotonine a tout de même bénéficié d’une couverture médiatique hors norme durant toute la trêve des confiseurs alors même que les gilets jaunes et Alexandre Benalla trustaient les unes des journaux. Des « bonnes feuilles » ou « petites phrases » savamment distillées par quelques médias qui ont brisé l’embargo exigé par Flammarion jusqu’à la lecture et critique du livre par José Bové en passant par une polémique municipale niortaise inutile qui a même eu les honneurs du 13 heures de TF1, tout a été bon pour parler (et faire parler) de Sérotonine. Il ne s’agit pas de faire ici le procès des médias − d’aucuns s’en chargent très bien pour des raisons autrement plus graves et critiquables – mais le constat est là : entre course à l’exclusivité, buzz factice et suivisme, la déferlante d’avant-critiques et de commentaires invérifiables parce Sérotonine n’est pas dans les rayons pose de nombreuses questions. Dont celle-ci : pourquoi parler d’un livre que le plus grand nombre ne peut pas lire si ce n’est au nom du saint-clic ? D’ailleurs, la meilleure recension restera à jamais celle de Charlie Hebdo qui a osé cet entrefilet d’une noirceur Ô combien savoureuse :

Avec quelques mesures de sexe, quelques décilitres d’alcool, un long trait de misanthropie et une large dose de considérations sociologico-milléniales, l’abus de dimension visionnaire de Sérotonine est dangereux pour la santé du lecteur et le cocktail à consommer avec modération : quand bien même le livre n’est pas exempt de qualités quand il s’agit de moquer l’époque et d’embrasser largement les tares modernes, Sérotonine étreint mal son sujet jusqu’à se confondre avec ce qu’il dépeint. Par souci d’honnêteté critique, il faut au moins reconnaître et souligner le tour de force de l’auteur qui arrive à faire de son roman l’archétype même de ce qu’il est sensé pointer : un long aboutissement vers le rien, qui emprunte et augmente les clichés de son temps, au cours d’un lent cheminement sur les routes du nihilisme. Et l’on imagine sans peine Michel Houellebecq en cours d’écriture, affalé sur son canapé une clope à la main, un verre de Fernet-Branca dans l’autre, visionnant en boucle les replays du 13 heures de Jean-Pierre Pernaut (déjà muse de La Carte et le Territoire) pour nourrir sa verve…

A l’instar des précédents romans de Houellebecq, Sérotonine fait la part belle aux virées sur les routes et autoroutes de France et d’Espagne, aux incursions dans le quotidien de la frange d’en bas ou des sphères parisiano-branchées que Houellebecq effleure pour mieux s’en moquer. Mais à force de prendre de la distance pour commenter la vacuité de l’époque, d’impasses sentimentales en souvenirs doucereux regrettables et regrettés, le nouveau Houellebecq tourne passablement à vide.
En étant optimiste, on pourrait penser que Michel Houellebecq commente le monde qui l’entoure avec acuité, puisant dans l’actualité, photographiant la société avec son filtre personnel qui mettrait sous lumière noire les nombreuses vicissitudes des années 2010. A contrario, on peut aussi dire qu’on a déjà lu Sérotonine mais que ça portait un autre nom : ça s’appelait Plateforme, Les Particules élémentaires ou Extension du domaine de la lutte. Comme il est dit en exergue des livres, films ou séries à vocation réaliste : « les noms et les lieux ont été changés ». Mais c’est à peu près tout. Car pour le reste…
Florent-Claude a 46 ans, il est contractuel dans un ministère, cadre supérieur à l’intelligence moyenne (il n’a de cesse de le dire et de minimiser ses aptitudes), il est désespéré (et désespérant), s’apitoie sur lui-même et porte un regard d’épagneul accro à la clope (puis aux antidépresseurs) sur la vie, sur lui-même et sur le monde en général, voire en particulier : « J’ai quarante-six ans, je m’appelle Florent-Claude Labrouste et je déteste mon prénom, je crois qu’il tient son origine de deux membres de ma famille que mon père et ma mère souhaitaient, chacun de leur côté, honorer ; c’est d’autant plus regrettable que je n’ai par ailleurs rien à reprocher à mes parents, ils furent à tous égards d’excellents parents, ils firent de leur mieux pour me donner les armes nécessaires dans la lutte pour la vie, et si j’ai finalement échoué, si ma vie se termine dans la tristesse et la souffrance, je ne peux pas les en incriminer, mais plutôt un regrettable enchaînement de circonstances sur lequel j’aurai l’occasion de revenir – et qui constitue même, à vrai dire, l’objet de ce livre – je n’ai quoi qu’il en soit rien à reprocher à mes parents mis à part ce minime, ce fâcheux mais minime épisode du prénom, non seulement je trouve la combinaison Florent-Claude ridicule, mais ses éléments en eux-mêmes me déplaisent, en somme je considère mon prénom comme entièrement raté. »
Le ton est donné. Sérotonine est et sera le roman des impossibilités : l’impossibilité d’écrire autre chose que des désespérances viriles, l’impossibilité de vivre pleinement dans un monde de profusion, l’impossibilité de se renouveler. « Roman sur le remords et le regret » (présentation de l’éditeur), l’histoire de Florent-Claude est le récit d’une quête qui ne mène nulle part, prétexte à des vaticinations lugubres de toutes sortes, un récit qui tente de dresser un anti-panégyrique des années 2000. Hélas, parce qu’on a déjà lu les précédents romans de l’auteur, on pourrait très bien (re)situer l’action dans n’importe quelle décennie et même dresser l’arbre généalogique de Florent-Claude, cousin pas très éloigné de l’analyste-programmeur dans une société informatique des Particules ou neveu de Bruno de L’Extension du domaine de la lutte. Et on pourrait s’amuser à trouver dans les personnages secondaires successifs (Yuzu, Kate, Camille, Claire, Aymeric…) des filiations avec les Christiane, Valérie, Jean-Yves (Plateforme), Myriam (Soumission) : les ressorts se suivent et se ressemblent. On ne sera donc pas surpris de retrouver les mêmes démons de pages en pages : le sexe et l’amour (et la peur de ne plus le faire), la globalisation, la mondialisation, les règlementations européennes, la vacuité de l’existence dans un monde normé, la misère rurale et l’habitat urbain (et réciproquement), une vraie-fausse misogynie latente, une homophobie de surface, une tendance au dénigrement facile (les étrangers, les transports en commun), la prééminence d’Internet…
Mais peut-on raisonnablement reprocher à Michel Houellebecq sa fascination pour l’impossible ? A la réflexion, oui et non. Si l’auteur de Sérotonine a ce talent particulier de redonner corps et aspérités à l’ordinaire le plus lisse, il n’en demeure pas moins qu’il use (jusqu’à l’opportunisme) de ce don pour inscrire ses trames narratives dans l’air du temps. Peut-on parler pour autant de prescience ? Tout au plus d’une capacité à mettre en scène une galerie de personnages issus de catégories socio-professionnelles diverses pour en faire des portraits assez caricaturaux : l’actrice ratée (alcoolique), le paysan d’extraction noble (alcoolique), l’étudiante sensible, la japonaise dépravée, le fonctionnaire velléitaire… A se demander si Michel Houellebecq n’est pas dans la provocation permanente par simple goût pour le sarcasme et les figures de style, en abusant au passage du name dropping de philosophes, d’écrivains ou penseurs connus : « Je n’avais pour ma part aucune opinion sur Blanchot, je me souviens juste d’un amusant paragraphe de Cioran dans lequel il explique que Blanchot est l’auteur idéal pour apprendre à taper à la machine, parce qu’on n’est pas ‘dérangé par le sens’ ».
Alors, de regrets en remords – qui soutiennent effectivement l’ensemble mais qui se diluent dans la morgue neurasthénique habituelle du narrateur –, la succession de portraits disparates qui traversent le livre et la vie de Florent-Claude n’est en sorte pour Michel Houellebecq que la possibilité de livrer avec Sérotonine une énième représentation du monde opportunément et gratuitement sombre.
Michel Houellebecq, Sérotonine, Flammarion, janvier 2019, 348 p., 22 € — Lire un extrait