C’est d’abord un dispositif. Un comédien tend des cartes aux spectateurs des premiers rangs, retourne la carte tirée et y lit le titre de la scène à suivre. Le tirage au sort, chaque soir, rebat le lexique des scènes et désordonne le texte écrit. Le principe cardinal de la Poétique d’Aristote est l’enchaînement nécessaire des événements du drame qui « naissent les uns des autres » (γένηται δι᾽ἄλληλα) selon une loi de causalité. Dans Désordre d’Hubert Colas, ce principe fait long feu. L’ordre du spectacle est aléatoire : sa logique est la loterie d’un hasard systématique.
Mais que raconte un spectacle sans début ni milieu ni fin, dont les différents moments tournent dans la « boule mystère » de turbulences chronologiques ? Une comédienne (Isabelle Mouchard) paraphrase le dispositif. Elle cherche sur internet et établit deux lexiques : les 7 meilleures phrases pour draguer ; les 7 meilleures phrases de rupture. Partant du constat que ses relations n’ont pas de « milieu » et passent directement d’une longue marche d’approche (début ou nœud qui ne prend pas) à une longue période de rupture (fin ou dénouement qui n’en finit pas), elle décide de permuter ce début et cette fin et de se servir, pour draguer, du lexique de la rupture : « Ce n’est pas toi, c’est moi » ; « C’est mieux qu’on se sépare maintenant, j’aurais fini par te faire souffrir » ; « Tu es trop bien pour moi », etc. Cette simple permutation rebat le jeu éculé de tous les possibles amoureux. En commençant par la fin ou par les mots de la fin, la relation reconnaît sa nature post-dramatique. « Le temps est une mauvaise passe » (Désordre) : ce qu’on appelle histoire d’amour n’est que la longue catastrophe d’une dissolution du nœud annoncée dans ses prémisses.
Hubert Colas joue le jeu et inscrit au cœur de Désordre un miroir de son principe : sorte d’ingénue barrée, touchante Agnès de Molière accidentée par l’âge adulte, Isabelle Mouchard souffre de dyslexie. Anomalie de la diction, la dyslexie introduit un désordre dans le lexique. La jeune femme dysphasique opère à l’intérieur des mots des permutations de lettres qui en brouillent l’intelligibilité, comme le metteur en scène opère à l’intérieur du texte une permutation des scènes qui en perturbe et paralyse la logique dramatique.
La performance de Désordre explore l’univers probable d’un spectacle dyslexique : l’acte oral comme acte manqué, l’anomalie du langage comme cet instant où la langue, détraquée dans son principe, cesse enfin d’aller de soi, de ronronner dans le vide, et se met enfin à parler.

Car désordre n’est pas absurde. Au-delà d’effets comiques, lapsus linguae de potache et maints pataquès heureux, les phrases dyslexiées ne veulent pas rien dire. L’anomalie qui paralyse l’acte de communication, plutôt que le jeu du non-sens, fait le jeu de l’interdit qu’excluent le régime du dire et la sphère du symbolique. Une des cartes tirées dénonce le dessous du jeu : « COMMUNIQUER… COMMENT NIQUER ». Les phénomènes d’homonymie ou d’homonymie relative sont un ferment de désordre dans la logique différentielle ordonnant la somme des mots du lexique. Dans le régime du sens, deux signifiants trop rapprochés produisent un court-circuit. « Un matin si doux pas si doux », « De quelle couleur est la douleur ? », « Alors comment commencer ? », etc. Dans ces sens électrocutés par un accès de désordre, quelque chose s’inscrit dans la langue ou quelque chose veut s’y dire qui préexiste au langage et, dès lors, ne saurait se dire. Quelque chose d’antérieur au régime symbolique se signale sans signifier. Ce quelque chose d’enfoui, d’aphone sous le symbolique, Kristeva l’appelle l’ordre sémiotique. Elle y voit la masse turbulente du matériel phonétique, agitée des mouvements qui lient et orientent le corps dans son rapport à la mère, une masse vectorisée par les courants pulsionnels que le langage articulé assagit et dévitalise. De cette « chora sémiotique », chaos de pulsions et d’affects, l’ordre symbolique se détache par une mise à distance qui sèvre et sépare le corps de la masse phonétique en y découpant des mots et en subordonnant ces mots à chacun un signifié, comme le stade du miroir unifie dans une imago le moi jusque là épars dans la masse de pulsions non liées. Dans la petite infraction du phénomène dyslexique, le sémiotique refait surface et perturbe la clarté du régime symbolique. Le dyslexique est honteux parce qu’il jouit dans le langage ou nique (dans) le langage au lieu de communiquer. « L’art, cette sémiotisation du symbolique, représente l’afflux de la jouissance dans le langage » (Kristeva, La Révolution du langage poétique, 1985). En ce sens, la dyslexie ou désordre dans le lexique représente l’idiome de l’art réduit à son principe actif.
Une carte de Désordre, tirée au sort par le public, paraphrase ce retour de la sémiotique du corps maternel dans l’ordre symbolique du père. Tony (Manuel Vallade) habite un appartement sur une cour intérieure. Dans les étages habite Jean, image du père idéal, qu’il appelle toujours « mon père de voisin ». Un matin, alors qu’il prend son café dans sa petite cour, une pluie de bouts de papier tombe tout autour de lui. Ce sont toutes les cartes postales qu’il a envoyées à Jean, dont la femme est morte d’un cancer, dans l’idée un peu étrange que ces cartes le consoleraient. Un fragment de carte postale se dépose doucement sur sa tasse de café : un petit bout de mer bleue, miette de quel lointain pays ? En regardant ce bout de mer, Tony comprend tout à coup que Jean, son « père de voisin », lui signifie leur rupture. Dans la logique de Désordre, le décodage est précieux : habitant des étages supérieurs, Jean est le surmoi de Tony ou l’imago paternelle subordonnant la vie du moi à l’ordre du symbolique. La rupture de/avec cet ordre entraîne automatiquement l’afflux du corps maternel, corps fragmenté de la mer/mère, le déluge éparpillé du désordre pulsionnel faisant retour par infraction dans la discipline du lexique.
La mise en espace d’Hubert Colas surdétermine sobrement ce paysage clivé : derrière un long paravent ondulant en fond de scène pulse une lumière verte dont la source reste invisible. Derrière l’écran qui la refoule, cette pulsation amniotique dit le désordre infigurable des pulsions pré-symboliques. « Le désordre est ce qui vient, mais de quel désordre voudrais-je parler ? » Palpitant aux rythmes sourds de la musique électro de Oh ! Tiger Mountain, ce magma de lumière verte est la matrice des turbulences qui font éruption ça et là dans l’idiome des comédiens pour en faire jouir malgré lui le lexique mal subjugué.
Désordre – Actoral.17 – Texte et mise en espace : Hubert Colas – Avec : Claire Delaporte, Isabelle Mouchard, Manuel Vallade, Mathieu Poulain/Oh ! Tiger Mountain – Production : Diphtong Cie