Marianne Faithfull : The Gypsy Faerie Queen

The Gypsy Faerie Queen s’ouvre sur quelques notes fragiles, au piano d’abord, auquel s’adjoint l’esquisse d’une mélodie très simple au violon. Cette ouverture semble nostalgique, étrangement belle – une possibilité naissante, une existence nouvelle qui se décide à être. Ou le retour d’un souvenir lointain comme une voix d’enfant. La musique a été composée par Nick Cave, le texte est écrit par Marianne Faithfull. Et lorsque la voix de Marianne Faithfull commence à parler puis à chanter, elle raconte une histoire et nous croyons à cette histoire qui devient, durant le temps de la chanson, celle d’une vie réelle et fantomatique, fantomatique et pourtant réelle.

Marianne Faithfull peut écrire des textes réalistes, très crus – et tout le monde se souvient, par exemple, de l’album Broken English. Mais elle affectionne aussi les textes rêveurs, des textes faits d’ombres, de silhouettes fantomatiques comme celles des souvenirs ou des rêves. Des fantômes peuplent ces textes-ci, même si le réalisme d’autres textes évoque volontiers des êtres qui sont également à leur façon des êtres errants, fantomatiques, à peine rattachés à ce que l’on appelle l’existence. Les personnages des textes écrits par Marianne Faithfull sont le plus souvent définis par leur existence « entre-deux », même si certains sont plus que d’autres étrangers à l’ici-bas, apparaissant dans les brouillards et les ombre du rêve, du passé, de l’imaginaire : tous et toutes, à des degrés différents, fantômes.

Beaucoup des lyrics de Marianne Faithfull font exister un personnage, une figure souvent évanouissante et errante, une figure de femme venue d’un ailleurs psychique, d’une vision qui est le monde où cette figure existe en condensant en elle certaines caractéristiques du rêve, de l’ombre, de l’imaginaire, du brouillard. Et il en est de même pour le Je qui s’énonce et qui est le lieu où ces visions sombres s’élèvent et parlent. Les textes qu’écrit Marianne Faithfull sont ainsi proches du romantisme anglais et de ses visions.

Dans The Gypsy Faerie Queen, c’est Shakespeare qui est convoqué, le Shakespeare du Songe d’une nuit d’été. Là encore : littérature, poésie, rêve, imaginaire. The Gypsy Faerie Queen reprend le personnage de Titania, reine des fées, des êtres merveilleux, et celui de Puck. Par-delà Shakespeare, c’est le monde du folklore et de la mythologie celtes que mobilise ici Marianne Faithfull. En reprenant le personnage de Titania, elle transforme celle-ci en personnage errant, vivant dans l’entre-deux du crépuscule, proche de la nature, et accentue la superposition de l’imaginaire et du réel : le personnage de Puck parle de Shakespeare comme de son ami… Titania devient la vision d’un être merveilleux parcourant l’Angleterre, prenant soin de la terre, des animaux, des plantes qu’elle touche, « singing her song ». Le personnage de Titania est ainsi défini par un ensemble de caractéristiques très simples mais qui construisent une vision comme vue en rêve en même temps qu’elle serait celle d’un être peut-être réel, vision incluant l’imaginaire dans notre monde.

Le Je qui s’énonce dans la chanson correspond au point de vue de Puck qui décrit sa vision de la reine des fées et se décrit lui-même comme suivant le personnage de cette reine errante. La chanson valorise cette errance, le non attachement à notre monde tel qu’il est perçu et existe habituellement au profit d’autre chose dans ce monde : la nature, le monde que l’on parcourt mais à l’écart, à travers une sorte de rêve magique, beau et bon – l’attention à autre chose que soi, la contemplation d’autre chose que soi, le parcours errant et aimant à travers une Angleterre imaginaire et réelle, l’imaginaire et le réel, ici, ne se distinguant pas.

The Gypsy Faerie Queen fait ainsi exister ce personnage, fait se lever le monde qui l’accompagne, monde de l’imaginaire, du rêve, monde d’un ailleurs dans lequel pouvoir vivre et pouvoir errer. Ce monde est tout autant littéraire et culturel, empli d’un passé qui est également celui de l’Angleterre et des histoires qui l’ont aussi forgée : contes, mythes, rêves, visions, êtres féeriques… Ce rapport au passé met au premier plan l’imaginaire celte et imprime à l’ensemble une forme de nostalgie.

La dimension celte de la chanson est soulignée par la composition musicale de Nick Cave, dont on entend également la voix dans le refrain, et par l’orchestration. Le refrain se présente comme une sorte de chœur, de voix chorale, comme la voix d’un peuple errant, compagnon de la reine des fées, pris dans son mouvement à travers l’Angleterre. La voix de Marianne Faithfull est celle d’une conteuse, d’une poétesse, d’une actrice qui fait exister Titania et son monde, qui faite exister la vision. Voix qui murmure et chuchote, voix mélodique et puissante qui fait exister l’étrange peuple des fantômes, des fées, des êtres de la forêt. Voix qui par tessiture si particulière est à la fois fragile et pourtant obstinée à chanter, à dire le conte qui l’anime, à dire les vers qu’elle a à dire et qui sont sa respiration, à faire vivre le merveilleux, l’imaginaire, toutes ses visions d’un autre monde.

A la fin de la chanson, c’est comme si le livre se refermait.

Le personnage est nommé une dernière fois.

Le monde entrevu se retire – déjà dans le silence –, le monde qui est apparu et a existé durant 3 minutes et 38 secondes.

C’est désormais le silence. Persiste dans l’esprit la vision à peine rencontrée, persiste ce monde qui pour quelques minutes s’est donné à voir.

L’ensemble est d’une beauté sidérante.

The Gypsy Faerie Queen est extrait du prochain album de Marianne Faithfull, Negative Capability, dont la sortie est annoncée pour le 2 novembre prochain.