Hanif Kureshi : « A chaque corps, un animal » (L’air de rien)

Hitchcock, Fenêtre sur cour

Hanif Kureishi est un analyste des corps et des forces qui les meuvent, en particulier désir et libido, jusque dans leur part la plus primaire et bestiale. « A chaque corps, un animal » écrit le romancier dans L’air de rien, qui vient de sortir en poche chez 10/18, un récit qui ne déroge pas à cette exploration, dans une veine toujours plus caustique et noire. Waldo, un réalisateur célèbre et reconnu, est depuis trois ans, cloué dans un fauteuil. C’est donc depuis la barrière de sa chair inerte et entravée qu’il observe le manège de sa jeune femme en apparence si douce et aimante, sans doute diabolique — quels rapports Zee entretient-elle avec Eddie ? Tout semble à vau-l’eau autour de Waldo, condamné par l’âge à une version pathologique de l’artiste qu’il a toujours été, « comme les capitalistes : nous nous approprions tout, nous allons jusqu’à voler la vie des autres ». Ce que voit le cinéaste, le récit qu’il construit mentalement depuis ses observations quotidiennes, est-ce le plan machiavélique d’une femme qui profite de l’invalidité de son mari pour vivre enfin ? Ou est-ce le fantasme dévoyé et aux limites de la folie d’un voyeur hitchockien ? L’Air de rien est un Fenêtre sur cour à l’objectif tourné non vers les balcons des voisins mais vers son propre appartement, son couple et sa propre vie.

« Une nuit, alors que je suis vieux, malade, à court de sperme, alors que je n’ai pas besoin que la situation se détériore, les bruits reprennent.
Je suis sûr qu’ils font l’amour dans la chambre de Zenab, juste à côté de la mienne 
».

Plus rien, dans la vie de Waldo, l’homme d’images, ne peut plus se dire au présent depuis qu’il est infirme, un « légume en devenir dans un fauteuil roulant ». Toute son existence est prise entre un passé glorieux, devenu archives — les bobines de ses films, des cartes envoyées par Bowie et Iman, des photos avec Joe Strummer ou Denis Hopper, souvenirs de triomphes au festival de Cannes ou à la Mostra, de tournages épiques et vie sexuelle débridée — et ce présent sans avenir, une projection constante dans des perceptions altérées par l’immobilité, des sens aiguisés par l’imaginaire. Waldo, après avoir réalisé des films et documentaires, se ferait-il des films ?

« Mais voilà qu’il m’arrive une histoire » : Waldo enquête sur les activités de sa femme, ses sorties, son quotidien dans leur appartement cossu, ses rapports ambigus avec Eddie, plus qu’une connaissance depuis 30 ans, moins qu’un ami, critique de cinéma dilettante et parasite dans l’ombre du grand homme déchu. Nul doute que le rien — The Nothing, titre polysémique du roman — que creuse et déploie Waldo, cette construction fantasmatique et jalouse, sera sa dernière œuvre. Mais le réalisateur se sent « un figurant » dans son propre film, subissant son quotidien, maître seulement de ses observations, pourtant défigurées par la tempête qui fait rage sous son crâne. Tous les sens de Waldo sont tendus vers son scénario de jalousie maladive, de dépossession et de désir triangulaire, tout est altéré, jusqu’à Londres qu’il décrit, en miroir de son propre quotidien, comme une ville exténuée et sur le déclin, « triviale ».

« Quand on essaie de comprendre ce qui nous arrive, on est toujours dans l’erreur ; moi je convoque mon imagination de magicien pour élaborer un scénario complet tandis que j’engloutis des cuillerées de kulfi à la mangue. Je joue les différents rôles, j’imite les accents ». Waldo enregistre, filme avec son portable, monte le volume de son sonotone et le reste se construit dans son cerveau débridé, caisse de résonance du monde entier : « j’entends les gens qui dînent à Paris, qui tournent les pages d’un livre à Stockholm, qui font l’amour à Rome, qui chantent à Madrid ».

Le Maestro qui se désigne lui-même comme un « Elvis dans sa dernière partie de carrière », tant la causticité est à la fois sa planche de salut et ce qui l’enfonce dans une forme de paranoïa, livre ici son chant du cygne. Il raconte Eddie prenant de plus en plus de place dans son quotidien et dans la vie de sa femme, s’installant chez eux, se laissant entretenir ; Eddie et Zee partant pour Paris ; Eddie qui disparaît, plongeant Zee dans le désespoir, avant de refaire surface de manière tout aussi inexpliquée. Il raconte, il observe, il filme. Mais Waldo, qui use d’une de ses actrices fétiches pour enquêter sur l’amant de sa femme, découvrant ainsi des pans terrifiants du passé d’Eddie, est-il totalement maître de ce qu’il raconte quand il dit être cet « homme qui observe sans ciller la réalité la plus sombre » ? Est-ce le délire d’un homme proche de sa fin, d’une jalousie pathologique puisée dans la rage de ne plus être autonome ? Est-ce ce qui se déroule réellement sous ses yeux ? Waldo est-il une victime, le jouet de ses fantasmes ou un pervers prenant un plaisir monstre à construire ce scénario ?

Cette ambiguïté est tout le sel d’un roman qui lorgne du côté des films de Hitchcock — « armé d’une patience à la James Stewart, je suis un acteur tout trouvé pour le rôle ». L’air de rien est un récit à la fois noir et férocement drôle, jouant d’une réversibilité redoutable entre plaisir et souffrance, observation aiguë du monde et délire d’un cerveau en surchauffe. « Quel est le but du réalisateur quand il fait un film ? Il cherche à attirer son public dans un piège de plaisir en lui donnant à voir des atrocités. L’amour et la turpitude sont les deux seuls sujets au monde ». Ce vade-mecum du cinéaste est aussi la tension sur laquelle repose L’Air de rien, ce piège diabolique dans lequel Hanif Kureishi prend ses lecteurs. « C’est tout l’art de la sorcellerie ».

Hanif Kureishi, L’Air de rien (The Nothing), traduit de l’anglais par Florence Cabaret, 10/18, septembre 2018, 192 p., 6 € 60 — Lire un extrait