Blackboard, l’exposition de Bouchra Khalili qui a lieu actuellement au Jeu de Paume, présente une série d’installations audio-visuelles (photographies et films). Chacune de ces installations articule un dispositif par lequel des histoires se disent, des mémoires se créent, des fictions s’énoncent – fictions qui sont en même temps des vérités autant que des actes politiques.
Ce qui est ici montré du travail de Bouchra Khalili agence divers régimes de l’image et divers régimes du discours qui sont croisés, superposés, qui entrent en résonance ou en tension à l’intérieur de chaque œuvre. Le fait qu’il s’agit de dispositifs visuels et sonores, audio-visuels, n’est pas secondaire : le rapport entre l’image et le discours est ce qui est problématisé, interrogé, selon des agencements qui produisent des manières inédites de montrer, dire et penser le monde, des manières inédites de montrer, dire et penser les images et discours du monde et sur le monde – des manières d’être au monde et d’agir sur les images et discours du monde, être au monde ne se distinguant pas ici d’un effort d’exister en tant que sujet vivant à l’intérieur de ce qui nous arrive, de ce qui en est dit et montré.
Ce n’est pas seulement le rapport entre l’image et le discours qui est problématisé : c’est déjà au sein du discours comme au sein de l’image que quelque chose est problématique. Le discours ne dit pas tout ce qui serait à dire et l’image ne montre pas tout ce qui pourrait être montré. Par exemple, certaines œuvres de Bouchra Khalili incluent des cartes géographiques qui montrent des régions, pays et frontières mais excluent du visible les trajets des migrants qui pourtant les reconfigurent et leur adjoignent une autre logique, un autre discours. Dans d’autres œuvres, des photographies sont montrées, de lieux ou de personnes, mais sans que la photographie n’inclue ce qui permettrait de les identifier, de dire immédiatement de quoi ou qui il s’agit, de produire un récit. Les images sont d’abord ce qui invisibilise et tait, elles sont appréhendées selon la logique du cadre qui inclut autant qu’il exclut, qui exclut par le geste même d’inclure.

Il en est de même pour le discours. Celui-ci est un cadre qui inclut et exclut, passant sous silence en même temps qu’il affirme, tel par exemple le discours historique toujours troué, recouvrant et effaçant ce qu’il ne dit pas d’autres histoires, d’autres passés. Les images et discours seraient comme les traces de quelque chose qui existe ou a existé, qui persiste tout en incluant un manque, ou en tout cas la place pour ce qui viendra dire autre chose que ce qui est dit, qui montrera autre chose que ce qui est montré. Si Bouchra Khalili crée des dispositifs audio-visuels, c’est à cause – ou grâce – à cette insuffisance de l’image et du discours, de l’espace qui les distingue mais peut par là être investi. Il s’agit d’un art de l’interstice : faire apparaître l’interstice, le vide que nous n’avions pas vu, et investir cet interstice, l’habiter d’images et de discours qui modifieront les images et discours existants, leurs frontières, leurs obscurités, leurs silences.
En ce sens, cette œuvre est politique, et elle l’est par les moyens plastiques, cinématographiques, photographiques, langagiers qu’elle mobilise. Le politique n’est pas uniquement le référent des œuvres, il en est l’acte : les dispositifs mis en place sont artistiques et politiques, ce sont des actes indissociablement artistiques et politiques. S’il s’agit par ces dispositifs de faire voir ce que nous n’avions pas vu, de faire entendre ce que nous n’entendons pas, il s’agit en même temps de produire du politique dans l’œuvre et par l’œuvre.
Si l’on reprend l’exemple de l’installation qui utilise des cartes géographiques, celle-ci réunit un ensemble d’écrans sur lesquels sont d’abord projetées des cartes qui représentent telle ou telle partie de l’Europe, de manière apparemment objective, purement informative : frontières, pays, reliefs, distances, etc. L’ensemble de la carte est supposé montrer ce qui est et demeure. Or, déjà à ce niveau, la carte est sinon mensongère, du moins partielle : ce qu’elle montre est un état de fait historique, les découpages, différences, réunions géographiques résultent d’une histoire, d’histoires, de guerres, d’accords, d’une fixation à travers le temps mais dont la durée n’est pas montrée. La carte montre une cristallisation de rapports de pouvoir au cours de l’histoire mais qui ne sont pas eux-mêmes montrés. L’installation de Bouchra Khalili fait intervenir sur ces cartes des migrants qui y tracent au feutre leurs parcours, leurs mouvements, qui racontent leurs périples, ce qu’ils ont vécu, subi, leurs espoirs et craintes. Ils reconfigurent la carte, y introduisent du singulier et du subjectif, du temps, redéfinissant les distances, repensant les frontières, transformant la carte en support d’un récit de vie et de mort. Ce qu’ils font revient à montrer et dire ce que la carte ne montre ni ne dit : les ressorts et conséquences d’une politique actuelle. Derrière la représentation cartographique, des vies sont en jeu, vies d’individus aux prises avec la mort, les frontières étant pour eux des murs infranchissables qui les condamnent à ne pas vivre. La carte devient la représentation objective de la logique fasciste d’un pouvoir qui est d’abord un pouvoir de mort, et l’œuvre mise en place par Bouchra Khalili érode cette représentation, cette logique : œuvre critique, de résistance, de vie.

Si cette installation met en évidence la réalité des migrants, la réalité des migrations qui redessinent la représentation statique et identitaire du monde offerte par la carte, elle montre également les ruses vitales, les risques pour la vie, les choix d’individus qui ne se résignent pas, l’obstination de leur puissance de vie en vue d’un dépassement de leur condition qui est immédiatement un dépassement de l’ordre du monde tel qu’il est imposé. Les migrants, ici, ne sont pas considérés uniquement en tant que victimes, ils sont un point de vue critique sur la politique européenne qui les réduit au rang de nuisibles et les persécute, ils fissurent les représentations de cette politique, ils sont devenus le point de vue d’une autre politique, un ensemble d’autres possibles, des existences réelles et présentes qui s’affirment.
Il s’agit pour Bouchra Khalili de montrer le tableau et ce qui le perturbe, ce que le tableau ne montre pas, ce que son cadre exclut. Et elle accomplit ce travail, qui est du politique en acte autant que de l’art, par l’invention de stratégies discursives et visuelles, de dispositifs qui permettent à ce qui est exclu d’apparaître, d’effacer ce qui est écrit sur le tableau noir – blackboard –, d’y dessiner d’autres figures. Le tableau noir n’est plus la propriété du maître, il devient celui de tous, égalitaire, celui de l’invention par tous de ce qui peut y être inscrit.
On retrouve ce mouvement dans les autres installations de l’exposition, selon des stratégies visuelles et discursives proches ou différentes. La première salle montre une vidéo où émerge un discours tenu par des migrants en Grèce – pays de l’Europe mais aussi support d’une représentation mythique de l’Europe par elle-même –, vidéo qui permet l’émergence de leurs existences là où elles sont niées. De nouveau, ce qui perturbe le discours du pouvoir est un ensemble de discours habituellement tus, individuels, subjectifs, en même temps singuliers et communs (oui : le personnel est politique). Un cosmopolitisme, une pluralité se font jour là où l’identité semblait évidente.

Sur l’écran, des personnes lisent les récits des migrants, des sans-papiers : ces récits disent leur souffrance, leurs vies, leurs désirs, selon une logique qui n’a plus à voir avec la représentation. Les existences des migrants ne sont pas représentées, elles sont autant que possible présentes dans l’œuvre et sont l’œuvre elle-même. Parmi les personnes qui lisent, certaines sont noires et lisent en grec les récits des migrants. Bouchra Khalili met ici en place un dispositif qui relie ce qui du point de vue identitaire semblerait évidemment exclusif : des migrants vivant en Grèce font le récit de leurs existences, ce récit est lu par des personnes dont la couleur de peau et les origines devraient les exclure de l’assimilation à l’identité grecque. La langue comme signe d’une nation et d’une ethnie – dans la version raciste et identitaire de la langue et de la nation – est ici maitrisée par celui qui ne devrait pas en être le possesseur, et de plus pour dire des existences qui ne sont pas supposées exister ni en Grèce ni en Europe, des existences qui n’ont pas leur place dans cette langue-territoire. Le signe et le moyen en quelque sorte métonymique de l’exclusion est investi et subverti autant par celui qui en fait usage que par son contenu. L’exclu utilise ici les moyens de son exclusion pour les retourner contre elle, émerger et exister au sein de ce qui l’exclut, affirmer sa vie, la réalité, la présence, la persistance de celle-ci malgré l’ensemble des forces qui veulent son invisibilité ou sa mort, qui veulent le contraindre à une identité qui ne signifie rien.
Si les œuvres de Bouchra Khalili travaillent à miner le pouvoir, ses images et discours, si les effets de ses œuvres sont l’ébranlement des identités, leur fissure, la recomposition ou altération des frontières par l’inclusion de l’autre que celles-ci rejettent, elles opèrent également un renversement de certains rapports de pouvoir. Celui qui d’habitude est parlé ou passé sous silence se met à parler, celui qui est effacé se met à agir à son tour sur ce qui le nie. Les rapports de subordination et de maîtrise sont perturbés, critiqués en acte. Dans d’autres vidéos, la langue employée est par exemple l’arabe : se disent alors non seulement des histoires et réalités que « nous » ne connaissons pas mais dans une langue que l’européen moyen ne maîtrise pas. Celui qui parle n’est plus celui qui a l’habitude de parler en même temps que celui qui sait n’est plus celui qui a l’habitude de savoir. Sont dits en arabe des récits qui nous révèlent notre histoire, sont tenus dans une langue que le racisme politique européen actuel rejette des discours qui nous disent ce que nous sommes, ce que l’histoire avait occulté et qui est pourtant aussi notre histoire. L’enseignant devient l’élève, le savant devient ignorant, le maître perd sa maîtrise.
On le voit, la démarche de Bouchra Khalili est aussi riche et complexe que passionnante. Si, au sein de cette démarche, l’art et le politique sont intrinsèquement liés, si les questions relatives à l’identité, à l’histoire, à la migration, à la parole, à la représentation – au sens artistique et politique du terme –, sont centrales, est tout aussi centrale la question vers laquelle l’ensemble paraît converger et qui serait celle de la communauté. A la communauté comprise comme identité, l’artiste oppose une communauté plurielle, une communauté entendue comme multiplicité. C’est cette communauté qui existe déjà mais en étant niée, refoulée, rejetée – et c’est cette communauté qui surgit au sein des œuvres de Bouchra Khalili et qu’il s’agit d’affirmer comme idéal politique et vivant. Ces œuvres sont par là au cœur de notre histoire : histoire honteuse du néofascisme actuel et triomphant, histoire(s) joyeuse(s) de la résistance et d’autres existences vivantes.
Blackboard, exposition de Bouchra Khalili, Jeu de Paume, du 5 juin au 23 septembre 2018. Le catalogue, très intéressant, qui accompagne cette exposition, contient des textes et entretiens de Marta Gili, Bouchra Khalili, Elisabeth Lebovici, Nacira Guénif-Souilamas, Omar Berrada.