Chroniques littéraires du Pirée : Baiser venimeux (Édouard Louis)

Édouard Louis. Un tweet assassin du 6 juin adressé carrément à Macron, qui fait le tour des réseaux sociaux : « mon livre (Qui a tué mon père) s’insurge contre ce que vous êtes et ce que vous faites. Abstenez-vous d’essayer de m’utiliser pour masquer la violence que vous incarnez et exercez. J’écris pour vous faire honte. J’écris pour donner des armes à celles et ceux qui vous combattent. »
Édouard Louis. J’écrivais justement sur lui le 4 juin, ayant écouté un long entretien de lui à Mediapart, deux trois jours avant et quelque chose me tarabustait, alors j’ai tenté de m’en dire deux trois choses.

Édouard Louis. Éminemment sympathique, il l’est. Dans la générosité de son exposition. Et bouleversant aussi par ce côté enfant prodige de la littérature lancé au cœur du marigot littéraire (Didier Eribon, Le Seuil) et justement parce que si jeune et déjà tellement là dans ce dialogue avec la littérature qui fait les écrivains. Je ne suis cependant pas étonnée que les Macroniens de l’Élysée aiment son dernier né Qui a tué mon père. Que ces gens pour qui le questionnement des/par les écritures limites a la valeur d’une discussion sur les salamandres de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes aient trouvé à se servir de son livre qui dénonce tout ce qu’ils portent. Ils se sont ainsi empressés de faire entendre combien ce livre serait de l’eau à leur moulin (savent-ils lire ? en ont-ils le temps, autrement que pour avaler un contenu et en extraire des armes ? Non). Et ils l’ont fait sur le mode d’un bruit qui court (autrement dit sans signataire) via Libération : « A l’Élysée, on lit Édouard Louis parce qu’il serait macronien, sans le savoir. Le problème de son père n’est pas d’être pauvre ou handicapé, c’est de ne pas être émancipé de sa condition ouvrière, or justement, l’émancipation est le projet du Président», résumait ce matin Claude Askolovitch dans sa revue de presse sur France Inter. » Extrait de l’article de Libération qui commence avec ses mots qui me font penser aux vieux bruits de couloir lancés par quelque président du Conseil et où craquent les parquets bien cirés comme des planches savonnées : « Au plus haut niveau de l’État, un livre circulerait sous les manteaux…. » Baiser de serpents. Pas étonnée néanmoins de ce baiser venimeux parce qu’une énorme contradiction est au cœur de l’écriture ou du projet d’écriture d’Édouard Louis, et ma foi, il est si jeune, il fait ses armes et ce n’est pas le courage qui lui manque, y compris au risque d’un côté boute-feu où il ne va pas à l’économie des blessures dans son combat, ce n’est pas moi qui lui lancerait des pierres.

Voilà ce que j’écrivais donc avant ces bruits de couloir certainement issus de la garde rapprochée de notre fondé de pouvoir squattant la plus haute fonction de l’État (ainsi dit-on) et ce tweet répondeur d’Édouard Louis, tweet quasi frappeur — esprit es-tu là ?
J’écrivais sur un fichier où je note tout ce qui me vient sur l’empêchement d’écrire, écrivant sur et surtout avec cet empêchement, et cela depuis deux mois. Ma réflexion n’avait pas vocation à s’inscrire dans un débat public, ce texte que j’écris à l’aveugle n’étant pas conçu pour devenir public ou publiable non plus – jusqu’à preuve du contraire qui peut-être là trouve un argument, ruse de tout auteur.

Une interview donc d’une heure chez Mediapart. Lui, à la différence de d’autres jeunes talents promus espoirs de la littérature française, quel poids sur leurs épaules, sa littérature m’intéresse. Je ne sais pas bien pourquoi, étant donné que je ne peux pas dire que son écriture me parle vraiment. Elle est de toute évidence beaucoup trop dominée par un discours univoque. Le discours sur les dominés et les dominants. Et en même temps, elle travaille aux limites de la littérature. Ou disons que ce qui m’intéresse et qui pour moi en fait de la littérature, c’est qu’il est en dialogue avec l’histoire de la littérature dans cette expansion du domaine de la lutte littéraire contre un certain monde. Un dialogue peut-être plus ou moins bien mené, admettons, mais c’est un auteur disons précoce plutôt même que jeune. Il commence en littérature, il a à peine vingt ans, à vingt-cinq ans il publie son troisième opus, allez savoir comment il poursuivra, lui-même ne le peut pas le savoir et c’est tant mieux. A ceci près, qu’à ce rythme, qui ne s’userait ?

Plusieurs choses me gênent, dans la place qu’il s’est trouvée. D’abord, c’est qu’il n’est pas entré en littérature tout seul, il a eu des appuis et pas n’importe lesquels. Certes, c’est lui qui les a trouvés car sans ces appuis pas de sésame dans les quartiers établis de la littérature, et il leur a donné le désir de l’appuyer – des appuis qui se trouvent au cœur du milieu littéraire (Didier Eribon, Le Seuil). Sa critique d’une société politique qui a laminé son père est donc immédiatement intégrée au centre du paysage littéraire. Qu’est-ce que ça fait, ça ?

Dans le même ordre d’idée, dès le troisième ouvrage, Qui a tué mon père, le voilà propulsé dans le milieu théâtral et pareillement que dans le milieu éditorial, au centre, via Stanislas Nordey. Ce texte sera mis en scène par Stanislas Nordey au théâtre national de la Colline (Paris) en 2019, un théâtre dédié aux écritures contemporaines, mais dont, il faut l’ajouter, la vitalité poussive via de précédentes directions peu risquées (Alain Françon, Stéphane Braunschweig et aujourd’hui Wajdi Mouawad) — je n’entre pas dans les détails mais je parle depuis mon ex position de critique —, n’a pas réussi à en faire un lieu de labellisation d’écritures théâtrales limites, bien au contraire, ce théâtre sert à reproduire beaucoup le même, soit le texte de théâtre. Stanislas Nordey donc. On ne peut pas faire meilleure produit de la bourgeoisie culturelle que Stanislas Nordey. Brillant produit, qui a dans sa jeunesse tout feu tout flamme, écrit le manifeste d’un théâtre citoyen lorsqu’il prit (déjà, si jeune) la tête du théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis, après avoir été artiste associé à Nanterre-les-Amandiers. Après quoi, viré de l’institution comme un malpropre au prétexte quelque peu hypocrite de comptes mal tenus et au motif bien réel qu’avec Valérie Lang ils inventaient une équation recherche création ouverture populaire, Stanislas Nordey a entamé une carrière de metteur en scène banalement brillante, alternant recherches contemporaines avec le théâtre et mises en scène d’opéra. J’aimais son travail, même si à la fin, j’ai trouvé tout cela trop systématique, si facile à caricaturer – ces acteurs immobiles qui profèrent d’une certaine manière en marquant par certains gestes typiques le rythme, le tout au sein de scénographies elles aussi très typiques (mais on trouve des vidéo sur YouTube, qu’on ne réduise pas ces quelques notes à une critique, j’aimais beaucoup, je le répète, ce travail, je l’aimais pour sa puissance critique du théâtre, pour plein de raisons sensibles).
En s’associant, en acceptant l’association avec Stanislas Nordey, de fait, Édouard Louis se place dans une position bien assise. Cela aurait été tout différent si par exemple cela avait été avec un metteur en scène de sa génération ou même avec l’un, un peu moins connu mais tout aussi proche des recherches en théâtre contemporain voire sur la morbidité du monde du travail (je pense à quelques noms) et si ce n’est plus. Ce que produit cette association dans laquelle Édouard Louis se trouve désormais, c’est un effet de notoriété. D’authentification de son écriture comme écriture contemporaine de recherche en l’intégrant directement dans le giron de l’institution. Mais ceci n’est qu’un bruit de fond gênant plus qu’une vraie gêne. Je veux dire difficile de reprocher à quelqu’un d’accepter des projets qui ont aussi pour versant probable un succès d’estime, voire des rencontres foisonnantes, si ce n’est un succès tout court.

Violences, Didier-Georges Gabily, mise en scène de Stanislas Nordey, La Colline, 13 oct-4 nov 2001

La seconde gêne, plus perturbante, c’est que donner son texte à Stanislas Nordey, c’est servir l’un des dominants les plus durs de la scène théâtrale, qui au fait de sa carrière est désormais directeur d’un des théâtres publics les plus puissants et historiques, le théâtre national de Strasbourg, aussi couplé à une école nationale de théâtre tout aussi prestigieuse (précédemment il avait dirigé l’autre école nationale, celle du Théâtre National de Rennes, avant Eric Lacascade). Certes, Édouard Louis peut ne rien connaître à son âge de l’histoire du théâtre contemporain en France, de l’histoire des formes, ou assez peu pour ne pas sentir ce que cela veut dire d’être mis en scène par un puissant de la scène contemporaine française et européenne. Pas de problème pour Stanislas Nordey, emballé par un auteur, un auteur précoce et plus que brillant, pour trouver à placer un projet (donc des budgets) au théâtre national de la Colline où il a déjà créé plusieurs pièces, je me souviens de son Violences de Gabily. Je ne peux m’empêcher de penser à ce vieux rêve de tant de metteurs en scène de trouver l’auteur qui leur permet de dire leur monde – à chacun le sien. Et s’il est jeune c’est encore plus beau. Couples mythiques comme ça dans l’histoire du théâtre, par exemple Chéreau et Koltès. Mais je ne crois pas qu’il s’agisse de cela chez Nordey, même si quelques miroitements de cela puissent nous éblouir dans l’éventuel couple Nordey-Édouard Louis – faire rêver via un storytelling d’un remake années 80 ? On est déjà en tout cas dans de l’événement mais, et c’est cela le triste, nous sommes en 2018, dans le remake de ce genre d’événement finalement vu d’aujourd’hui romantiques mais au sens sentimental seulement, soit le plus indigeste.

Je ne suis pas sûre par exemple que le théâtre aujourd’hui après tant d’années de recherches, d’expériences, de moments forts, en soit encore à retrouver ce couple mythique du metteur en scène et de l’auteur, si ce n’est pour rejouer une vieille scène, un vieil élan, une vieille histoire perdue, histoire de masquer ses décrépitudes et surtout ses crimes – combien d’expériences théâtrales vivantes assassinées, étouffées, ou mises au pas, dans cette histoire pour que toujours on revienne à ce pouvoir du metteur en scène sur un texte auquel s’indexent les acteurs qui ne peuvent que se réjouir d’avoir été choisis. Ce serait trop long de développer ici et de dissuader de lire dans monpropos une vieille rengaine genre Regis Debray au festival d’Avignon de 2005 sur ces metteurs en scène qui tuent le théâtre, car pas du tout, ce n’est pas du tout mon propos. Je dis seulement que les places de l’écriture, du jeu, des éléments plastiques sont beaucoup moins séparées, hiérarchisées aujourd’hui dans l’ordinaire de la recherche que jadis. Ici mon propos c’est la question de la cohérence d’Édouard Louis, avec son propos à lui, assez facilement identifiable, ainsi qu’il le fait dans l’interview que je viens de voir (et il répète ça partout). Je suis entré en littérature parce que je me suis aperçu que les invisibles n’y avaient pas de place, même si je dois nuancer car même dans la littérature bourgeoise, telle que chez Proust, ils existent. Oui et d’ailleurs Stendhal et Flaubert se firent incendier pour avoir donné aux objets et aux domestiques une présence, des pensées et une histoire. Ce n’est pas nouveau, cette question, donc, mais Édouard Louis a raison de suggérer que cette question revient avec une grande violence, compte tenu de ce que le champ littéraire et artistique laisse passer à première vue, voire filtre via le pouvoir éditorial, soit dit-il des histoires de blancs entre eux, sourds aux urgences d’un monde qui craque de partout.

L’écoutant, le regardant, je vois en lui une grande fébrilité comme s’il sentait qu’il se mettait en danger en affirmant un peu trop vite des choses à nuancer, mais il n’en a pas le temps, il est sous l’urgence d’un choc, la vision de son père réduit à un misérable handicapé remis à la peine, forcé de revenir balayeur au boulot pour toucher un RSA, malgré son dos détruit et accessoirement toute sa vie, alors il s’arme, attaque, répète dominants et dominés il y a. Je pense à mon père, naturellement, l’humiliation n’a pas pris les mêmes formes, son abêtissement non plus mais si cet homme je ne le vois plus depuis 1995 car toxique pour moi, je n’en ai pas fait l’homme à abattre – faut-il les défendre ?

Je suis assez d’accord cependant avec son constat d’une littérature mainstream atone (comment en serait-il autrement vu le marché ?). Sa stratégie est d’avoir accepté ou voulu de s’imposer au cœur de cette littérature mainstream. Le Seuil. Oui et non. C’est plus complexe. Le Seuil a besoin d’un peu de sang frais pour ne pas finir en bas de gamme. Lui il avait tout pour donner ce sang frais, il avait la niaque, tout pour se faire aimer. Il vend, il a vendu 50 000 exemplaires d’Histoire de la violence, donc tirage à 50 000 de Qui a tué mon père. Histoire de la violence, c’est par ce livre que je suis arrivée à lui. Littérature limite, juste sauf, sauf, sauf que m’a manqué l’évocation de son propre fantasme de viol, évident à la lecture. C’est pour ça donc que j’en reparle ici, il reste parmi les quelques auteurs enfin intéressants et qui semblent bâcler leur texte pour leur donner une cible. Dominé/dominant ici mais sans donner la clé de cette rencontre noctambule qui n’aurait rien eu d’excitant sans ce risque-là. Il aurait fallu exposer ça, cet inavouable du fantasme de mourir sous les coups d’un encore plus dominé que soi.

Tout autre chose aurait été qu’Édouard Louis, déjà intéressé par le théâtre, ait rencontré un metteur en scène dominé par les institutions et peut-être bien pour le porter en dehors de l’institution ou du moins pas autant au centre (au cœur du Temple, pour tout dire). Il aurait même offert sa notoriété comme une arme et pourquoi pas travaillé avec des acteurs parmi les plus dominés ? Et faisant cela, il aurait aussi pu ajouter une critique d’un système culturel qui écrase les formes qui, elles, cherchent à s’adresser aux invisibles.

Une nouvelle niche marketing : l’art de confrontation — ainsi Édouard Louis nomme-t-il son travail, celle de l’art politique étant définitivement putréfiée ou has been.

Il est évident que Nordey est fasciné par la violence au théâtre et du théâtre (je me souviens de sa manière de monter Violences de Didier-Georges Gabily mais surtout, sa direction d’acteur de plus en plus devenue système de direction d’acteur, voire école de jeu, qu’il est le premier à s’appliquer quand il joue (là je le déteste en tant qu’acteur chez Pascal Rambert par exemple) pose aussi dans le champ de la représentation la violence dans le théâtre et la violence par le théâtre. Violence qui impose l’acteur, par laquelle s’impose l’acteur – attention, violence n’est pas brutalité disait Genet, il y a de douces violences et des violences pleines de vie, la violence porte des formes de révolte vivante, la brutalité, elle, est mortifère et elle vient de la force brute, de la supériorité de la force qui l’exerce. Violenter le spectateur, tel le coup de pied de Baudelaire au mendiant…

Lors d’une représentation de l’Odéon du 7 mai 2018, célébrant L’esprit de mai (68) — laïus du site du théâtre : « À l’occasion du cinquantième anniversaire de mai 68, il faut redire l’importance de l’Odéon qui, du 15 mai au soir au 14 juin au matin, fut la principale tribune du “tout est possible”. Là, sur la scène, partout dans le théâtre, une communauté de jeunes gens tenta d’inventer une utopie et de la vivre. Ce fut l’espace, contradictoire et expérimental, de la prise de la parole ». On a rassemblé une dizaine de jeunes et moins jeunes, de figures historiques, philosophiques, etc. Pendant ce temps, dehors, il y avait en vrai des mouvements étudiants, cheminots, hospitaliers, etc. Quelques militants étudiants ont décidé de faire irruption dans la salle de l’Odéon. Son directeur, Stéphane Braunschweig, l’ex du Théâtre National de la Colline donc, a immédiatement appelé les forces de l’ordre et donc on a vu cette scène brutale de CRS dans l’enceinte d’un théâtre vidant manu militari des étudiants en révolte un soir de commémoration des révoltes en partie étudiantes de mai 68. Quelques semaines plus tard, le 25 mai, les étudiants se sont mieux organisés. Ils ont payé des places et mis en scène leur prise de parole durant la représentation, l’interrompant, non sans une certaine douceur, le tract accompagnant cette levée des corps de quelques militants infiltrés en spectateurs étant particulièrement pertinent et poétique. Ainsi commençait-il : « Faisons connaissance. Les Intermittent.es du désordre surgissent de la moiteur silencieuse des salles comme le black bloc sort des foules : pour questionner la parole et le silence, l’ombre et la lumière. Dans ce monde où certain.es monopolisent le verbe et les projecteurs tandis que d’autres sont condamné.es à la position assise, la scène feint de plus en plus souvent de donner la parole à la salle. Nous interrogeons l’authenticité de ce dialogue supervisé, comme nous questionnons la place des individus dans le débat dit démocratique. Car donner la parole c’est l’avoir d’abord confisquée. Le conditionnement du théâtre, à l’image de celui de la société, neutralise la discussion d’égal à égal entre les individus. Aux comédien.es, aux expert.es toutes les armes ; aux spectat.eurs.rices, aux simples citoyen.nes, la timidité, l’improvisation et les bons sentiments. (…) »
Le reste du tract est une méditation sur la représentation et son bouclage ou contingentement dans des lieux surveillés.


À tout le moins, l’association d’un texte d’Édouard Louis et du travail de Stanislas Nordey est en porte-à-faux avec les propos d’Édouard Louis. Certes, il répondrait peut-être comme Peter Sellars parti mettre en scène un opéra au festival de Glyndebourne qu’il fallait s’adresser à la bourgeoisie pour changer le monde et que lui d’ailleurs travaillait à des formes qui ne puissent faire ricaner cette bourgeoisie, qui rit si facilement de tout. A l’appui de cette affirmation, il vient à Mediapart avec un extrait vidéo de la remise d’un César d’honneur à Jean-Luc Godard, par Isabelle Huppert en 1987. Dans cette vidéo, Godard commence par remercier tous les invisibles qui permettent aux films de se faire, de la standardiste de la Gaumont (sans laquelle, précise-t-il, il n’aurait pas pu produire ce film), aux femmes de ménage et aux petites mains techniques sans oublier les employés d’une banque. Et la salle de ricaner gentiment de cette attention si touchante ou peut-être pour elle réellement comique et décalée (comme si on devait ses films à ces gens-là, ah ah, qu’il est drôle de Godard, on dirait une blague raciste).

Pour ma part, je ne pense pas qu’on déplace des blocs de béton en soufflant dessus. Aussi habile soit-on pour faire honte aux dominants comme les appelle Édouard Louis, aussi vain est-on. Dans ces milieux, on vit en groupe, en famille, en clan et la honte d’un seul est vite rassurée par la solidarité de groupe. Et puis, si honte il pouvait s’éprouver dans les milieux dits dominants à faire mourir des gens, cela se saurait, non ? On a plutôt vu l’inverse, le plaisir de tirer dessus…

Justement, l’enjeu serait de ne pas s’adresser à eux, de ne pas les interpeller en tant qu’appartenant à une classe. À ce jeu, d’abord, toute une partie des spectateurs et lecteurs ne se sentira pas concernés.
Qui est vraiment dominant ? Cette notion qu’on applique aux bêtes implique que derrière le pouvoir d’un dominant, il y a toujours les ordres d’un autre dominant (ou dénominateur commun), soit en tout un chacun plus ou moins de dominant et de dominé. Dans la sexualité violente, masochiste, on sait que rien n’est moins évident que de nettement dissocier le dominateur du dominé. Ce sont des jeux troubles. A ce sujet, Baudrillard parle bien plus des troubles relations entre les masses et les puissants, l’inertie des unes faisant aussi leur jouissance et la frustration des seconds n’étant pas toujours avouable mais objectivement, ils n’en ont jamais assez (d’argent, de pouvoir, d’influence, voire d’étalage de leurs frasques dans les magazines people soit populaires).

C’est là, que, depuis le port du Pirée, j’entends les trompes d’un ferry au loin meugler, me rappelant d’où j’écris, je peux dire qu’un Macron ou un Sarkozy ne sont pas tout à fait des dominants de la classe dominante. Ils semblent plutôt être des mandataires aux ordres. Et c’est aboutir à un brouillage des lignes de front que de réactualiser les recherches de Bourdieu, que de relooker la sociologie de Bourdieu marquée par les années 70 et donc située dans un paysage de la pensée critique, en pleines années 2010-2020, en omettant de remarquer que le cadre des démocraties est écrasé par la donnée eurocratique. Pour tout dire, Macron ou Sarkozy sont de bons kapos d’un système plus complexe que dominé/dominant. Édouard Louis en revanche a une juste intuition dans l’entretien chez Mediapart quand il réfute la notion d’exclusion des pauvres pour affirmer celle d’une persécution. Mais cette persécution, ne se loge-t-elle pas en chacun ? Chacun n’est-il pas le bourreau de son propre pauvre en lui ? De son idiot de provincial ? Le besoin de distinction sociale ou culturelle, chez Bourdieu, me semble plus efficace pour dire ça. Que serait une culture qui n’aurait plus rien à faire avec la distinction culturelle ? En Grèce j’ai appris que c’était possible, vivant, toujours là. Je ne m’étendrai pas. Mais qui en France se pose cette question ?

De mon côté, pour attaquer le béton des bunkers où les puissants dominants se rengorgent entre eux, cela m’intéresse plus de parler de jouissance, de sadisme, de fantasme, d’angoisse de mort frôlant la panique, de phobie de la saleté, et un film comme Melancholia de Lars von Trier me donne plus d’indices. C’est là qu’on voit ce qui rejoint la domination dite blanche patriarcale et la persécution des pauvres, des femmes, des non occidentaux.
Les réfugiés, mais pas seulement. Les Grecs, les Portugais, les Espagnols, les Italiens subissent aussi, comme l’actualité ne cesse de le montrer depuis dix ans, le même regard humiliant quasi raciste dans l’indifférence totale de nos milieux littéraires et artistiques, voire des persécutions bien réelles et cruelles, que des LGTB et les incultes.
Ce n’est pas l’endroit d’évoquer ce que je suis venue chercher ici en Grèce, mais pour aller droit au but : la question européenne et la folie du nettoyage de tout ce qui fait « peuple(s) » n’ont rien à envier au nazisme. D’où le fait que le terme de persécution des pauvres m’ait parlé direct.
Je n’ai jamais eu envie de m’appeler Chantal.
On dit que l’agressé s’identifie à l’agresseur et reprend à son compte son agressivité pour le servir (à son insu). Aussi, le syndrome de Stockholm. Qu’Edouard Louis estime désormais appartenir à la bourgeoisie intellectuelle et se définisse comme « transfuge de classe », m’en paraît un symptôme inquiétant.
Au passage, Édouard Louis passe à l’as la cause animale, au cœur de la question de la domination mâle, il y pense sans doute mais ne la nomme pas malgré ses listes exhaustives des humiliés.
Or, si….les larmes des bêtes pouvaient vous toucher – à ce compte de dominés / dominants, c’est toute l’espèce humaine qui domine la terre, dominés et dominants compris.
La prise de position d’Edouard Louis est dialectique, elle a cette fécondité d’exposer en corps ce qu’il met en jeu. Elle appelle la critique, elle réveille, elle pousse à dire « mais pas seulement ça » et aussi, attention danger… Certaines pensées dérangeantes peuvent être embrassées pour être mieux dévorées, les serpents ne se trouvent pas forcément là où on en prend le déguisement horrible.