« Nous respirons un air fabuleux » avance le magicien Cotrone devant la compagnie de la comtesse. C’est précisément cet air que le public respire tout au long de la représentation des Géants de la montagne mis en scène avec maestria par Stéphane Braunschweig au Théâtre de la Colline.
Et de cet air le public n’arrive pas à se détacher quand la pièce se termine tant il est happé par ce spectacle subtil et incantatoire qui s’est déployé sous ses yeux. Certes, la complexité et la stratification du texte de Pirandello y sont pour beaucoup mais Braunschweig réussit un véritable tour de magie sur scène où la fantasmagorie règne. Le dramaturge sicilien craignait que le public ne soit pas suffisamment mûr pour comprendre ce nouveau langage, ce langage onirique, ce langage où l’« invisible s’insinue » pour que « les fantômes s’exhalent ».
Le public de Braunschweig aimerait au contraire entrer dans ce prodige. Entrer, se faufiler et se perdre dans la villa de « La Poisse » où habitent le magicien Cotrone et ses « Poissards » ou encore devenir l’une des silhouettes qui font partie de la compagnie errante de la comtesse Ilse et réciter jusqu’au bout de leur souffle La Fable du fils échangé. Oublier le réel, devenir fantôme, vivre à la lisière de la vie. Car c’est de cela qu’il s’agit. Il y a une villa sur scène, une boîte noire, une boîte à rêves, comme un réceptacle de l’inconscient, une caverne de l’instinct. Ici vivent des gens qui ne veulent plus avoir de contact avec la réalité, ils ont tout abandonné, ils ont démissionné de la société qui ne respecte plus ni l’Art ni l’imagination. Ils vivent ainsi de ce rien qui est le tout de leur monde, un monde qui s’invente chaque jour et indéfiniment se crée. Ils jouent leur rôle mais peuvent devenir autre, à condition d’y croire, comme dans un jeu d’enfants. Cotrone est pour ces créatures un Cervantès qui leur donne la vie mais leur fait grâce de leur indépendance.
Vient à eux une troupe de comédiens ambulants qui cherchent refuge pour la nuit. Ils transportent sur un chariot une comtesse qui charrie avec elle les restes de cette compagnie, les restes de sa vie et les restes d’une œuvre d’un poète qui s’est donné la mort. Cotrone offre à la comtesse Ilse la possibilité de jouer à nouveau La Fable du fils échangé non pas devant un public ordinaire mais devant les « Poissards », en faisant de la villa, son théâtre. Ilse refuse, convaincue que l’œuvre du poète mort pour elle, doit revivre au milieu d’un véritable public. Peut-être même faut-il prendre le risque de jouer devant ces géants qui habitent au-dessus de la villa, dans la montagne, ces gens « de haute et puissante stature » que l’usage de la force a « rendus naturellement un peu durs d’esprit et un peu bestiaux ». Une véritable menace pour l’Art tant ils sont ancrés dans la réalité.
Écrite entre 1931 et 1934 et parue en revue, Les Géants de la montagne fait partie de la trilogie des mythes avec La Nouvelle colonie (1928) et Lazare (1929). C’est l’œuvre ultime du dramaturge de Girgenti qui s’éteint en décembre 1936. C’est l’œuvre posthume et inachevée, le dernier acte sera en effet reconstitué par le fils de Pirandello d’après les paroles dictées depuis le lit de mort du père. L’auteur, nobélisé en 1934, était conscient d’écrire son dernier chef-d’œuvre, il introduira dans Les Géants une sorte de discours tombal, un discours qui s’installe à la lisière du journal intime et du testament. La pièce sera aussi un palimpseste qui fait miroiter parole vive et parole en agonie parce que conçue en parallèle avec de nombreux textes : Comme tu me veux, 1930, Se trouver, 1932, Quand on est quelqu’un, 1933 et surtout, La Fable du fils échangé mélodrame en cinq tableaux mis en musique par Malipiero en 1934. Partant, Les Géants n’en finit pas de finir et de renaître. Et quoi de mieux pour une œuvre contemporaine que de se faire ouverte ? Elle ne cessera d’expérimenter les limites de ses abymes offrant également plusieurs strates de théâtre dans le théâtre, pouvant aller nourrir la pensée moderne sur la réflexivité dans le domaine artistique depuis Friedrich Schlegel, en passant par Hegel, Cervantès et les Nouveaux Romanciers. Envisagé par Pirandello comme espace poétique et poïétique, le théâtre se doit de représenter les inextricables oxymores : lumière et ombre, visage et masque, personne et personnage, langage et silence, liberté et oppression, vie et mort. Le théâtre que souhaite voir le dramaturge est un théâtre global où tout est scène jusqu’à toucher par derrière les épaules du spectateur.
La fidélité au texte pirandellien dépendra des metteurs en scène qui relisent le mythe des « géants » tel un ubi consistam certes, mais à partir duquel se déplie l’éventail des interprétations. La première représentation historique de Renato Simoni en 1937 tiendra compte de la mort d’Ilse, écrasée par la barbarie des géants, suivant les notes conclusives du fils de Pirandello. Giorgio Strehler en 1947, pour les très jeune Teatro Piccolo qu’il crée à Milan, met magistralement en scène le cortège funèbre de la poésie tuée. Il reprendra la même interprétation en 1966 et en 1994 où le chariot d’Ilse est détruit par un lourd rideau de scène qui s’abat sur lui.
Héritier de ces différentes mises en scène mais les prenant à rebours, comme leur réponse différée dans le temps, Braunschweig nous laisse entendre la menace mais ne nous montre pas la brutalité dans ce qu’elle a de matériel sur scène. Il nous confie au rêve. Les comédiens disent leur peur comme dans le dernier acte véritablement écrit de la main de Pirandello. Ces comédiens qui avec leur jeu suggestif et incisif tissent cette parabole de l’inquiétude comme Mara-Mara interprétée par Elsa Bouchain qui court en rond, frêle, effarée, en perdant les rembourrages de son costume fantasque, ou comme Cotrone, là encore joué avec délicatesse par Claude Duparfait, qui bouge comme s’il avait des semelles de vent parce qu’il nous suggère sans cesse qu’il faut trouver la vie secrète de la poésie. Son souffle.
Nous sommes tous les somnambules de Pirandello et Braunschweig, désormais avides de ce ventre noir, ce carrousel stupéfiant de l’imagination. Si c’est cela la « Poisse », on veut bien y vivre, ivres d’infini.
Les Géants de la montagne de Luigi Pirandello au Théâtre national de La Colline — Traduction de l’italien : Stéphane Braunschweig — Mise en scène et scénographie : Stéphane Braunschweig
Le texte de la pièce, dans la traduction de Stéphane Braunschweig est disponible aux éditions Les Solitaires Intempestifs
du 2 Septembre au 16 Octobre 2015 au Théâtre de la Colline (Paris)
relâche du 18 sept. au 28 sept. inclus
du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30
Tournée
Bonlieu – Scène nationale d’Annecy
du 4 au 6 novembre 2015
Théâtre du Gymnase à Marseille
du 10 au 14 novembre 2015
Théâtre Olympia – Centre dramatique régional de Tours
du 18 au 26 novembre 2015
Centre dramatique national de Besançon Franche-Comté
du 2 au 5 décembre 2015
Théâtre national de Strasbourg
du 10 au 19 décembre 2015
Avec : John Arnold, Elsa Bouchain, Cécile Coustillac, Daria Deflorian, Claude Duparfait, Julien Geffroy, Laurent Lévy, Thierry Paret, Romain Pierre, Pierric Plathier, Dominique Reymond, Marie Schmitt, Jean‑Baptiste Verquin, Jean‑Philippe Vidal
Collaboration artistique : Anne-Françoise Benhamou
Collaboration à la scénographie : Alexandre de Dardel
Costumes : Thibault Vancraenenbroeck
Lumières : Marion Hewlett
Son : Xavier Jacquot
Vidéo-animation : Christian Volckman
Maquillage et coiffures : Karine Guillem
Assistanat à la mise en scène : Amélie Énon