Édouard Louis : écrire pour dire le(s) nom(s) (Qui a tué mon père)

Édouard Louis par Marie Angeletti © Instagram de l'écrivain @elouis7580

Édouard Louis a publié, au début du mois de mai, Qui a tué mon père, livre aussi intense que bref qui s’impose comme le tome 3 d’une Histoire de la violence, titre du deuxième volume de ce que l’on peut désormais considérer comme un triptyque.

Toute l’œuvre d’Édouard Louis a pour seuil paradoxal la notion de fin.
En finir avec Eddy Bellegueule (janvier 2014) plaçait en titre cet état civil qui « pour la première fois (…) ne nomme pas », celui avec lequel il faut justement en terminer, pour ouvrir à une Vita Nova, sous la double égide de Didier Eribon (en dédicace) et Marguerite Duras, en exergue, figures tutélaires de ce rapt de soi, forme de retour au moi profond, de ravissement qui passe par un nouveau baptême.
Histoire de la violence
(janvier 2016), encore sous-titré roman comme le précédent livre, poursuivait le cycle : du passé au présent, une violence exercée sur l’écrivain, non plus celle de la moquerie, de la honte imposée, celle double que vit dans sa chair tout transfuge de classe mais celle du viol et de l’homicide involontaire. La mort rode dans l’œuvre d’Édouard Louis, mais non en tant que présence fantomatique : elle hante, elle frôle, elle étreint souvent, elle encercle toujours. Dans les deux premiers livres, il fallait partir, rompre et renoncer, se défaire de peaux, les sublimer en ces mues que seule permet l’écriture, une forme de fiction quand elle décape les faux semblants et les mensonges, parce qu’elle est au plus près du réel.

Avec Qui a tué mon père, la mort a frappé. Elle n’est plus menace mais présence actée et dénonciation de(s) meurtrier(s). Dire, chez Édouard Louis, revient à nommer. Lister les responsables, donner leurs identités, n’est pas du name dropping, c’est l’énoncé même du texte, son origine, son éternel retour. Le corps soumis à la violence sociale et politique, à une violence intime exercée par la collectivité, par le pouvoir (social et politique toujours), par soi sur soi est cette fois celui du père. Qui a tué mon père n’est pas la Lettre au père d’un Kafka, éperdue demande d’amour sous l’accusation née de la peur, de la gêne et de la honte, elle est énoncé de cet amour, d’une compréhension retrouvée de part et d’autre, parce que père et fils, singuliers, ont finalement vécu la même histoire, la même violence.

Qui a tué mon père n’est pas une question, pas une affirmation, le titre du livre — qui n’est plus sous-titré roman, comme si l’œuvre avançait en définissant, en pratique, sa forme singulière — affiche une ambiguïté syntaxique essentielle. Voir la couverture, c’est lire un sens, pour mieux le laisser se métamorphoser au fil de la lecture, qui devient proprement opération critique. Édouard Louis qui a tué mon père, d’abord. Qui a tué mon père, aussi, comme une interrogative (in)directe dont le texte qui suit serait la ponctuation, déployant un possible point final ou un hypothétique point d’interrogation. Toutes ces lectures sont possibles, toutes sont des violences faites au sens : le langage, pour être pleinement politique (donc littéraire) ne doit pas conclure mais ouvrir, refuser l’univocité rassurante, consolante ou confortable. Le titre est la hache qui fend la mer gelée, désaxe, refuse ce qui est admis. Et ce texte est fait de tout ce qu’il n’est pas : pas une « biographie » (p. 75), pas un roman, pas un cri d’amour, pas un cri de haine, pas un pamphlet, il est autre. Et ainsi à l’image de celui que la société et le pouvoir mettent « à l’écart », de son « existence négative ».

« Comment entrer dans l’œuvre de Kafka ? » demandaient Deleuze et Guattari en incipit de leur essai. « C’est un rhizome, un terrier ». Telle est l’œuvre d’Édouard Louis qui creuse des galeries de sens, replante des racines, chaque livre venant simultanément compléter le(s) précédent(s) selon une logique interne imparable, tout en déroutant le sens. Les pièces du puzzle, identitaire, social, politique, littéraire que compose l’auteur forment un ensemble mouvant, labile, sans repos possible. Tout y est jeu, au sens mécanique du terme, et s’organise depuis une singularité fondamentale, une solitude paradoxale, celle que définissent Deleuze et Guattari toujours, pour Kafka : « La lettre K », chez Kafka (ou ce nom choisi, devenu texte et énoncé chez Édouard Louis), « ne désigne plus un narrateur ni un personnage, mais un agencement d’autant plus machinique, un agent d’autant plus collectif qu’un individu s’y trouve branché dans sa solitude (ce n’est que par rapport à un sujet que l’individuel serait séparable du collectif et mènerait sa propre affaire) ».

Le « je » d’Edouard Louis est le sien, biographique, singulier, il est surtout un pronom énonciatif, un porte-voix, critique, politique. Le père d’Édouard Louis est bien son père, il est aussi la figuration, mieux, l’incarnation, du pouvoir qui s’exerce sur les corps, les fait plier, les brise. Une phrase du livre pourrait en concentrer la portée, elle est d’ailleurs isolée en quatrième de couverture : « L’histoire de ton corps accuse l’histoire politique ». Le verbe en italiques sous-entend la portée zolienne du propos : non pas seulement dans une forme de réalisme social (le Nord, l’usine, les classes populaires) mais dans un J’accuse (le racisme social, l’indifférence et le mépris, le langage des dominants, l’absence de représentation des dominés, ceux qui tuent). Cette voix qui énonce, le théâtre est alors sa scène naturelle, en témoignent l’adaptation d’Histoire de la violence par Thomas Ostermeier en juin prochain à la Schaubühne de Berlin ou celle de Qui a tué mon père, par Stanislas Nordey, au théâtre de la Colline en mars 2019.

« Si ce texte était un texte de théâtre, c’est avec ces mots-là qu’il faudrait commencer : Un père et un fils sont à quelques mètres l’un de l’autre dans un grand espace, vaste et vide ». L’espace est celui du verbe, tout ensemble vide (donc ouverture aux possibles) et immense (comme cette intimité des corps qui sera un combat). Tout est potentialité (il « pourrait être un champ de blé, une usine désaffectée et déserte, le gymnase plastifié d’une école »), un « peut-être » soit le vacillement de la parole qui advient. Tout sépare le père et le fils, tout les rapproche, comme ces mots que le fils trouve pour son père, ces mots que le père a transmis, dont le fils (lui, nous) fait don. L’histoire collective comme individuelle est tissé de ces transmissions entravées. On hérite, aussi, de ce qui s’est tu, ne s’est pas (ou mal) donné.

Le verbe est haut, il est pourtant d’une simplicité extrême, à la mesure d’un texte bref. Faire œuvre ce n’est pas faire littérature, c’est énoncer, dans la langue de tous, ce qui est (« (…) ce que j’écris, ce que je dis ne répond pas aux exigences de la littérature, mais à celles de la nécessité et de l’urgence, à celle du feu »). Dans cet espace négatif seulement se trouve la langue commune du père et du fils, là le seul moyen de ne pas exercer cette violence dont le fils a pourtant conscience et qu’il affiche, dès les premières pages : « Le fait que le fils parle et seulement lui est une chose violente pour eux deux : le père est privé de la possibilité de raconter sa propre vie et le fils voudrait une réponse qu’il n’obtiendra jamais ». En écho, on voudrait ne rien dire de ce texte d’Édouard Louis, simplement inviter à le lire, à l’entendre. Entendre comment le racisme expose « certaines populations à une mort prématurée » (Ruth Gilmore), pourquoi le père d’Édouard Louis appartient « à cette catégorie d’humains à qui la politique réserve une mort précoce ». « Des vies comme la tienne personne n’a envie de les entendre ».

« Regarde, papa, regarde », disait l’enfant au père. Écoute, poursuit-il aujourd’hui, à notre adresse. Le père a été exclu de l’Histoire, il est pourtant à la convergence de toutes les histoires, il est l’énoncé même de toute exclusion et de la violence de tout pouvoir : il est le migrant, il est le chômeur, il est le déclassé, il est la figure de l’absence et du négatif (« mes souvenirs sont ceux de ce qui n’a pas eu lieu »), de ceux que les dominants ne considèrent pas (soit n’entendent et ne regardent pas), que le texte place sous leurs yeux. Il faut à l’écrivain dire le manque et l’absence de mots, laisser s’énoncer l’indicible dans les blancs du texte et des souvenirs. Dans Qui a tué mon père, la politique n’est pas une « question esthétique », elle est , incarnée dans le refus de tout ce qui invisibilise. Le texte crée un espace d’énonciation, propre à dire, soit représenter et nommer, est la puissance, toujours renouvelée, sidérante, des livres d’Édouard Louis.

Édouard Louis, Qui a tué mon père, Seuil, mai 2018, 96 p., 12 € — Lire un extrait