« Oui, je voulais parler » : ainsi s’achevait le texte publié par Édouard Louis dans Next (Libération, 7 mars 2014), Le plus étonnant pour moi, un texte présenté comme la matrice possible de son second roman. Vouloir parler, comme un je peux et je dois, malgré tout ce qui m’en empêche, le sujet, la honte, la fuite nécessaire, le fait d’avoir déjà dit et redit ce qui s’est passé, à des anonymes (l’infirmière, le médecin, les flics) comme à des proches.
« Oui, je voulais parler », écrire comme on parle, on s’adresse, on interpelle, écrire pour transformer une expérience (terrible, traumatique) en histoire, un sujet en objet littéraire, parler depuis soi pour dire à tous. Ce récit, c’est Histoire de la violence, second livre d’Édouard Louis, au titre comme un essai foucaldien, un « roman » alors même qu’il part de ce qui a été vécu, qui sort en poche, chez Points, aujourd’hui.
Histoire de la violence, c’est d’abord le récit, en creux, d’un livre à un autre, d’une histoire de la violence qui mène précisément à ce roman, Histoire de la violence. Une histoire qui commence avec le premier volume publié, collectif mais sous la direction d’Édouard Louis, Pierre Bourdieu l’insoumission en héritage (P.U.F., 2013) : Bourdieu comme une majuscule en tête de l’œuvre romanesque à venir, Bourdieu penseur des forces et tensions du champ social, sous le signe de la domination, du pouvoir, de la violence, des luttes. Et un terme qu’il faudrait garder en mémoire : insoumission. Vaste programme quand on s’apprête à entrer en littérature, non pas seulement en tant qu’idéal (écrire, trouver une forme, se dire, publier un grand livre) mais en tant qu’arène et foire d’empoigne, sujet éminemment bourdieusien là encore.
Lors de la rentrée d’hiver 2014, c’est un premier roman qui paraît, de nouveau sous le signe d’un héritage avec lequel il faudrait rompre pour trouver sa voix : En finir avec Eddy Bellegueule. En finir, à 21 ans, avec une part de soi, avec le nom de baptême, avec le lieu d’origine et tout ce qui s’origine dans ce lieu, une altérité en soi. Dès l’exergue, signé Marguerite Duras, ravir, comme Lol V. Stein, « pour la première fois mon nom prononcé ne nomme pas ». Du nom propre refusé faire un nom commun, voire un moment — comme dans Histoire de la violence, Reda devient « le nom du moment où tu as du vivre ce que tu ne voulais pas vivre », « nom de la privation, du silence, de ton absence, le nom de l’instant où tu as dû faire ce que tu ne voulais pas faire ». En finir, s’en débarrasser, dans une mue qui n’est pas seulement identitaire mais littéraire et qui passe par la violence. En finir pour commencer.
Édouard Louis l’écrivait dès les premières lignes d’En finir avec Eddy Bellegueule, « simplement la souffrance est totalitaire ». Ce premier roman est le récit d’une douleur, jusque dans les accents les plus durassiens du terme d’ailleurs, le mal en soi, dans et sur le corps, ces stigmates du crachat (pas celui esthétisé et dentelles de Genet mais le glaire ignoble en pleine tête), la honte, le repli, le silence : « je me faisais le meilleur allié du silence, et, d’une certaine manière, le complice de cette violence (et je ne peux m’empêcher de m’interroger, des années après, sur le sens du mot complicité, sur les frontières qui séparent la complicité active, de l’innocence, de l’insouciance, de la peur) », autre passage d’En finir que l’on pourrait lire en miroir d’Histoire de la violence.
Puis le « je » trouvait le courage de fuir, de quitter le lieu et le nom, de s’inventer ailleurs, sous un autre patronyme, dans une autre classe sociale, sous d’autres codes, pourtant à jamais sur une ligne de crête, une frontière, dans un « là-bas » en quelque sorte, quand le ici demeure un là, toujours « déplacé », comme l’écrit Édouard Louis dans Histoire de la violence. Ce que montre l’usage des italiques, dans les deux romans : dans En finir avec Eddy Bellegueule, c’était la langue d’avant, celle des parents, du lieu quitté ; dans Histoire de la violence, c’est celle de l’écrivain commentant ce que sa sœur confie à son mari. Les deux romans sont comme un miroir inversé, même chose avec le terme « souffrance » qui fait de ces deux volumes une sorte de diptyque, un double Écrire depuis la souffrance. Ce sont les premières lignes d’Eddy, « la souffrance est totalitaire », les dernières d’Histoire de la violence, dans la citation finale de Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas d’Imre Kertész, « il s’avéra que je n’écrivais pas pour chercher du plaisir, au contraire, il s’avéra qu’en écrivant, je cherchais la souffrance la plus aiguë possible, à la limite de l’insupportable, vraisemblablement parce que la souffrance est la vérité ».
« La vérité est ce qui me consume, écrivis-je », ajoute Kertész, cette vérité qu’inlassablement poursuit Édouard Louis de livre en livre, dans ces deux romans qui se prolongent et amplifient une même quête, mais sont aussi l’envers et l’avers d’un même rapport à soi. Il s’agit pour l’écrivain de chercher une vérité dans et par la littérature. Rien n’est témoignage ou confession — présents dans le livre dans une parole qui se défait, est sommée de se répéter, à l’hôpital, au commissariat, dans le dire aux amis, à la sœur, mais comme un matériau brut, premier, que la littérature viendra encadrer, mettre en forme, structurer, recomposer, dans une démarche radicale, frontale, aussi inconfortable pour le lecteur qu’elle l’est pour l’auteur. La violence vécue par le « je » au centre du livre — ce « je » qui un moment se défera en un « il », s’adressera à lui-même en « tu », devenu étranger à ce qu’il a toujours été — devient l’histoire commune de l’écrivain et du lecteur, celle de tous les personnages du roman, l’agressé, l’agresseur, en miroir terrifiant, comme d’infinis, terribles et secrets jumeaux.
Histoire de la violence brouille les frontières : oui, Reda, un soir de Noël a étranglé l’homme qui l’avait fait monter chez lui, dans son petit studio près de la place de la République, il l’a volé puis violé. Mais peut-être ne sont-ils pas si dissemblables, ces deux hommes, tous deux ont connu la violence du rejet, par la société et l’Histoire, par le langage, tous deux ont déjà agi sous l’emprise de leur rage et leur colère.
Mais le dire ne permet pour autant pas de le le comprendre ou de le justifier. C’est à une altérité radicale que le « je » se voit confronté, Reda comme moment impensable, mais aussi l’autre en soi, celui qui a la tentation de la violence, du rejet, de l’abandon. Mais ne parvient d’abord pas à fuir. La fuite serait une forme de courage, comme le montre le commentaire, en intermède, d’une page de Sanctuaire : comprendre, en lisant Faulkner, dans et par la littérature toujours, combien « la violence première de la situation » a pour conséquence d’« abolir l’extérieur, de condamner à exister à l’intérieur des limites qu’elle trace ». « Comme si la violence de l’enfermement, la violence de la géographie était première et que les autres formes de violence ne faisaient que découler de celle-ci, n’en étaient que des conséquences, des excroissances, comme si la géographie était une histoire qui se déroulait sans nous, en dehors de nous ».
Ce sont ces conséquences que déploie le livre, cette cartographie imposée qu’il faut défaire par la structure du roman et par un langage qui ne mentirait plus : le fait brut est dit dès les premières pages et tout le récit tourne autour de cette nuit de Noël qui vire au cauchemar absolu. Le dire sera d’abord indirect, comme une spirale qu’il faudrait contenir. Ce sont les mots de la sœur, Clara, qui rapporte à son mari, silencieux, ce qu’Édouard lui a raconté. Édouard qui écoute et ponctue le récit de parenthèses. Au cours de cette confession indirecte, s’énoncent toutes les paroles rapportées, celles qu’il a fallu prononcer pour dire aux proches comme aux officiels, les policiers, les infirmières, le médecin. Mais, par le livre, il faudra tenter de rassembler ce qui s’est perdu de discours en discours, ce qui a été perdu d’une vérité première, délayée, faussée, altérée, par ce feuilleté de discours.
Le langage est au centre de ce roman, son véritable récit : le langage qui abime parce qu’il qualifie mal « ce que la copie de la plainte que je garde pliée en quatre dans un tiroir appelle la tentative d’homicide, et que je continue d’appeler comme ça, faute d’autre mot, parce qu’il n’y a pas de terme plus approprié à ce qui est arrivé et qu’à cause de ça je traîne la sensation pénible et désagréable qu’aussitôt énoncée, par moi ou n’importe qui d’autre, mon histoire est falsifiée ». Le langage qui abîme parce qu’il juge : celui des policiers qui rabattent Reda à son origine, la langue qui définit pour condamner ; celui de la sœur, dans certaines assertions, qui juge le mode de vie de son frère, celui du médecin, tout aussi culpabilisant. Il faut donc défaire la violence du langage en se le réappropriant ; et le livre est aussi le récit de ce discours peu à peu réinvesti par l’écrivain, la manière dont il redevient le narrateur du livre, au lieu d’écouter et commenter la version rapportée par sa sœur, en démontant ses mécanismes de domination (qualifier pour enfermer).
Si Histoire de la violence repose sur une expérience réellement vécue, le livre mue cet épisode en « roman » — le mot figure sur la couverture du livre, comme c’était le cas pour En finir avec Eddy Bellegueule. Le mot roman n’est pas un garde-fou ou un artifice, c’est l’énoncé d’une vérité, celle trouvée par le récit. Parce que, devenant « roman », cette « histoire » atteint une autre dimension, elle est dans une forme absolue d’intime qui n’a plus rien à voir avec la seule question de l’écriture sur soi ou à partir de soi mais va au cœur d’un « soi » qui est aussi l’intime de chaque lecteur. Histoire de la violence donne à voir et à lire un impensé, un invisible, pose la violence non comme une évidence ou un fait mais nous oblige à la ressentir, à la vivre, dans sa crudité, en dépassant les catégories rassurantes par lesquelles on voudrait la comprendre, donc la saisir et la dominer. Or la littérature déplace les positions, elle refuse les identités ou les définitions imposées, elle défait les mécanismes acquis, elle nous place dans une zone d’inconfort, « à la limite de l’insupportable, vraisemblablement parce que la souffrance est la vérité », pour en revenir aux mots de Kertész qui ferment le livre en l’ouvrant sur une énième altérité.
Et c’est évidemment « insupportable ». Dans l’expérience même de la lecture, qui décape et met mal à l’aise. Dans ce que ces pages nous forcent à comprendre. Dans ce qui se dit de la honte et de la culpabilité, ou de la rage et la colère, chez Reda comme chez ce « je », en nous aussi. Dans cette manière de montrer qu’on n’en finit jamais avec soi et ses démons, ou ces expériences qui nous détruisent autant qu’elles nous constituent. Le récit, tout en feuilleté et fractales — comme la mémoire ou la nécessité de dire et redire, sans fin, le même « moment Reda » — ne laisse aucun repos et impose au lecteur la violence subie. Qu’il le veuille ou non. Le livre dérange, au sens premier du terme, peut provoquer (et a déjà provoqué) des rejets. Parce que, par réflexe, on refuserait ce qu’Édouard Louis met à nu, et sait pertinemment provoquer, cette violence en ricochet d’une réception critique du livre qui est sans doute aucun un prolongement de cette Histoire de la violence, une nouvelle forme d’incompréhension et / ou mise en accusation, partie intégrante du roman, construite par elle.
Sans doute est-il impossible d’en finir avec Eddy Bellegueule : c’est ce que Reda a entrepris — en boucle son « Toi je vais te faire la gueule Toi je vais te faire la gueule (faire la gueule non pas au sens où on l’entend communément mais faire au sens de s’en occuper, c’est-à-dire, dans cette configuration, détruire) » —, c’est ce nom qui revient, comme un boomerang dans Histoire de la violence, qu’il faut de nouveau s’approprier, comme ce moment impossible, sortir du temps qui s’enlise et de son récit qui enferme :
« (…) c’est à dire qu’à la fois j’étais exclu de ma propre histoire et que j’y étais inclus de force puisqu’on me forçait d’en parler, continuellement, c’est-à-dire que l’inclusion est la condition de l’exclusion, qu’elles sont une seule et même chose, et que même, peut-être, l’exclusion précède l’inclusion, du moins que l’exclusion me révélait à elle seule, et la première dans l’ordre de ma conscience, le dessin dans lequel j’étais inclus, l’histoire de laquelle je n’avais plus le droit de m’extraire ».
C’est ce droit que conquiert le livre, avec une force et une puissance infinies, ne plus subir la forme et le langage imposés à ce récit par la parole collective, « le mensonge collectif », ne plus être enfermé dans cette violence que l’Histoire impose aux victimes, aux perdants (« d’en être les témoins ») ou par sa propre manière de d’abord la dire : « quand j’écris je dis tout, quand je parle je suis lâche ».
Nietzsche (que Geoffroy a offert à Édouard le soir de Noël, juste avant le moment Reda) a dit que « l’art a été donné à l’homme pour qu’il ne meure pas de la vérité ». Se faire violence, donc, pour « atteindre une forme de mémoire qui ne répète pas le passé » et discerner une vérité. C’est à ce prix, terrible, que cette histoire violente, sa propre histoire, peut s’extraire du démonstratif, du singulier ou du possessif et devenir Histoire de la violence, celle d’un insoumis qui compte parmi les plus grandes voix de la littérature contemporaine.
Édouard Louis, Histoire de la violence, éditions Points, 240 p., 7 € 10 — Lire un extrait