Tanguy Viel : Le fantasme du cinéma permanent (Cinéma)

Pierrot le fou © Jean-Luc Godard

« J’ai une machine pour voir qui s’appelle les yeux, pour entendre les oreilles, pour parler la bouche. Mais j’ai l’impression que c’est des machines séparées. Y’a pas d’unité. On devrait avoir l’impression d’être unique. J’ai l’impression d’être plusieurs » : telles sont, immanquables et tremblantes, les quelques phrases par lesquelles, dans Pierrot le fou de Godard, le personnage de Ferdinand, bientôt Pierrot, est conduit à constater, désabusé et résigné, qu’il ne peut être que le spectateur impuissant de sa propre faillite à être.

Sans doute ces quelques mots qui s’occupent du corps désorganisé du héros doivent-ils également se lire comme autant d’images pour venir évoquer la lutte fratricide qui préside à toute tentative cinématographique et à toute tentative littéraire, celle au cœur de laquelle le cinéma ou la littérature se livrerait ainsi à un affrontement sans cesse répété entre le texte et l’image, le savoir et le voir, la bouche et l’œil. Et peut-être Cinéma de Tanguy Viel qui, augmenté d’Hitchcock, par exemple, reparait ces jours-ci en poche « Double » chez Minuit, donne-t-il à voir, plus que nul autre récit, cette histoire d’un roman qui voudrait être un film, d’un livre qui se délivrerait de lui-même pour aller, comme son titre qui n’en est pas un l’indique, vers le cinéma.

Deuxième volet d’une trilogie ou deuxième moment des prémices d’une œuvre syllogistique par lequel la littérature dirait et verrait l‘art cinématographique, Cinéma donnerait à voir, après Le Black note et avant L’Absolue perfection du crime, cet échange de regards d’un régime esthétique l’autre que viendra confirmer en 2013, comme un écho diffracté et miroitant, sa splendide Disparition de Jim Sullivan où le roman américain reprendra tout au cinéma et inversement. Alors que Pierrot le fou était taraudé par un devenir-écrivain, une écriture qui n’arrivait pas et qui demeurait, pour finir, à l‘état d‘un cahier d’essais abandonné sur une plage (de silence), le narrateur de Cinéma est, quant à lui, traqué par l’image filmique dans une passion immodérée. Il ne se présente pas pour autant comme une figure de cinéaste, comme l’homme à la caméra, comme l’être dont la puissance serait tout entière tournée vers la réalisation.

De fait, il paraît bien plutôt s’approcher du personnage de Georges dans Le Black note, le gardien du cinéma qui échappe à la folie du groupe de jeunes jazzmen. Sa description l’installe sans attendre en double proleptique du narrateur : « Il était très jeune, mais il connaissait les films par cœur, les centaines qui s’empoussiéraient dans la salle d’archives, parce que c’était cinéma et cinémathèque. » Poursuivant la voie et le voir de Georges qu’il se trouve peut-être être, Cinéma serait, partant, un récit de cinéphile mais qui aurait réduit sa cinémathèque à un seul d’entre eux comme si la folie du personnage avait pour visage l’obsession d’un voir qui tenterait d’épuiser une image unique pour tout en savoir, comme si l’ensemble des bobines restantes et demeurées dans son cinéma avaient été effacées pour céder la place à un seul titre : Le Limier de Joseph L. Mankiewicz. Cinéma se donne comme l’histoire noire et effondrée de cette solitude ultime et comme irréductible. Comme si Tanguy Viel, par le récit de ce seul film qui, indéfiniment, tournerait, réalisait le fantasme du cinéma permanent, celui que Serge Daney entrapercevait aux dernières années de sa vie de cinéphile.

Ce roman d’un homme isolé qui aurait oublié jusqu’à son nom dans le refuge cloîtré d’une pièce éclairée par la seule luminescence de son écran de télévision ne cesse de dire qu’il n’est qu’une histoire de l’oeil, de ce récit qui ne connaît le réel que par sa sensibilité oculaire, celle qui s’exercera avec privilège et acuité sur le film de Mankiewicz puisque, comme il ne manque pas de le remarquer, « c’est dans les yeux que ça entre ». Et, à y bien regarder, cette histoire qui ne regarde que lui serait avant tout celle d’un oeil qui tenterait de former une paire d’yeux, de s’unir tératologiquement, comme un monstre parfait, avec un œil autre, sans cesse comme dédoublé à soi. Un récit dans lequel un oeil en rencontrerait un autre et chercherait à en raconter un autre : l’œil d’un narrateur anonyme dont la vie serait absorbée, débordée, annulée, obscurcie par un film qu’il voit et revoit à n‘en plus finir, à n‘en plus tarir, film qui lui-même tâche de réfléchir à ce que l’œil peut connaître au travers de l’Image cinématographique.

Se laisserait se dévoiler là un récit de regards qui se croisent comme dans un jeu de miroirs baroques, l’un essayant, au propre comme au figuré, d’échanger son regard et sa vision avec un autre. Le livre tendrait à devenir un film et le film voudrait devenir un livre, leurs savoirs respectifs tentant de correspondre et de coïncider dans un œil Total, où le regard ne ferait plus qu’un, où le visible deviendrait le dicible, le Voir le Savoir. Comme si le livre avait oublié sa condition terrestre et matérielle de livre pour s’élever jusqu’à l’immatérialité, la spectralité exemplaire de l’écran.

Mais le narrateur se rend rapidement compte qu’il ne peut suivre Le Limier les yeux fermés dans la mesure où, ne cessant de se heurter aux apparences trompeuses et autres jeux du trompe-l’œil, ce film poserait en son centre une question que la narration de Cinéma viendra redoubler et dédoubler : comment appréhender une Image qui rend toute connaissance et toute mathèsis nulles ou bien plutôt invisibles ? Œuvre ultime et testamentaire du réalisateur de All About Eve, Le Limier apparaît, en effet, comme un film qui clôt ses réflexions sur la réflexivité d’une parole qui cherche à faire voir et d’un voir qui n’offre aucun savoir. À l’instar des personnages du Limier égarés dans un labyrinthe de faux-semblants que Viel choisit dans cette réédition de montrer dès le photogramme de couverture, le narrateur va découvrir, à ses dépends et contre son projet initial, que le regard paraît laisser hagard et n‘apporter aucune connaissance : Voir n‘obéirait à aucun Pouvoir et se soumettrait à l‘insuffisance d‘un Vouloir-Saisir. Et du cinéma au livre, une déperdition ne pourrait manquer de s’opérer. Un œil, en effet, ne vaudrait pas un œil, semblerait dire Tanguy Viel puisqu’au sein de ce roman qui tente un panoptique de connaissance du cinéma, une lutte paraît bien plutôt s’engager.

La loi ne serait peut-être pas celle d’une synonymie oculaire mais celle d’un “œil pour œil” et d’un talion qui deviendrait le mètre-étalon de la narration dans sa quête omnivoyeuse et omnisciente, adressant cette interrogation : l’œil du muthos (récit) vaut-il l’œil de l’opsis (l’image cinématographique) dans la capacité à connaître et produire un savoir sur le Réel lui-même miné par l’image dissimulatrice ? Pour reprendre une formule citée plus haut du narrateur lui-même, est-ce que parce que “c‘est dans les yeux que ça entre” que cela peut sortir par la bouche, voie du savoir ? Le narrateur de Cinéma ne vivrait-il ainsi pas la même désorganisation que Pierrot le fou, celle d’une bouche qui n’aurait rien à voir avec le regard ? Tout ne dit-il pas et montre-t-il pas ici sur une modalité irréversiblement tragique que, comme l’indiquait Maurice Blanchot, parler, ce n’est pas voir ?

Un combat, âpre et vigoureux, dès lors résonnerait dans ces pages presque noires pour tenter d’épuiser en vain la matité infranchissable de la pellicule et muer cette épaisseur posément irréductible et harassante en une improbable transparence liquide de la Voix, pour savoir, en somme, ce que les yeux peuvent voir et connaître. L’entreprise, singulière entre toutes et solitaire comme son narrateur même, apparaît cependant aporétique et jette le sujet dans une Folie du Voir à laquelle il ne cesse de se heurter et qui répond à une impossibilité de savoir et d‘atteindre une aléthéia désirée, reculée, toujours déjà comme anéantie. Le sujet sera enfin contraint d’élaborer et de se projeter dans un film toujours à recommencer : les yeux se révulsent face à une pellicule qui aveugle. Il faut faire “tout un cinéma” pour conquérir un savoir auquel l’œil n’a pas accès, et cela afin d’atteindre à ce que Brian De Palma nomme, à propos de Snake Eyes, film sur la puissance aveuglée à soi de tout Voir, “L’œil totalisateur : l’œil volant”.

Ainsi, Cinéma de Tanguy Viel s’offrirait à trois moments d’une lecture du regard et de la connaissance oculaire, le narrateur tentant d’agir au vu et au su de sa parole pour constater qu’il ne convient pas de fermer les yeux sur la parole tant, en définitive, le film saute aux yeux.

Au vu et au su

Il existerait tout d’abord chez Tanguy Viel une mythologie du premier regard qui laisserait voir une énamoration instantanée par laquelle la passion se ferait exclusive, inconditionnelle et comme virginale. Hitchcock est aimé au premier regard. Le Limier est aimé au premier regard si bien que, peut-être matrice d’Hitchcock, par exemple, dont le narrateur serait encore un immuable Georges qui aurait changé d’objet, Cinéma livrerait, de fait, l’histoire d’une passion, de celles qui, dans un esprit romanesque exacerbé, s’ouvrent sur un “Et leurs yeux se rencontrèrent”, de celles qui scellent une rencontre amoureuse, de celles qui murmurent un rêve d’union et de communion : de celle qui fondent la parole et le voir en un instant ardent de vie.

Cette érotique de l’image cinématographique viendrait en premier lieu à se dire dans une vigoureuse stratégie qui exclurait, par une violence rare, la littérature comme de son propre champ. Le roman en viendrait pour s’écrire à ne regarder que du côté du cinéma. Il ne s’agirait ainsi pas uniquement d’écrire et de décrire Le Limier. Encore faudrait-il le muer en film et passer du texte à l’image en imposant au premier les modalités de la seconde : savoir comment l’on peut montrer pour démontrer que l’on a su voir. Dans cette histoire extraordinaire où les yeux sont exorbités et le récit sorti de son orbite, une défiguration telle que Jacques Rancière peut l’entendre s’amorcerait, proche de ce que Deleuze nommait naguère la logique de la sensation, ce « théâtre de la défiguration, où les figures sont arrachées à l’espace de la représentation et reconfigurées dans un autre espace. », précise encore Rancière. Le livre se délivrerait de lui-même pour aller vers le cinéma puisque raconter un film dans un livre reviendrait à procéder à une puissance défiguration dans laquelle la figure devra être entendue au sens éloquent du terme.

Défigurer reviendrait ainsi surtout à prendre au cinéma ses procédés rhétoriques dans la mesure où se donne là une défiguration, une vive défaisance par laquelle la représentation se défait en expression, glisse de l’autre à soi. À ce titre, Pierre Ménard du cinéma, l’ambition la plus nue de Cinéma procèderait alors d’une rhétorique cinématographique presque absente de la littérature : le remake. Premier titre envisagé pour le roman, le remake relève explicitement en réalité d’une généalogie filmique inhérente à une certaine modernité dont Brian De Palma, occupé à remettre en scène par exemple Hitchcock dans Obsession, Dressed to Kill ou Body Double encore, apparaît comme l’éminente figure de proue. Dans le cahier qui figure le manuscrit du narrateur et dans lequel figure son discours, ce cahier « acheté exprès, quatre-vingt-seize pages bientôt pleines », se dévoile comme un clin d’œil cette tentative depalmienne de restitution d’un film qui désire être non pas tant refait que peut-être même fait. L’érotique de Cinéma paraît commander au narrateur d’apparaître comme un possible double de Brian De Palma, sa figure jumelle noire et tue dans la salle mais peut-être également et plus logiquement de Mankiewicz lui-même, lui dont il dit et ne cesse de répéter « Joseph Léo Mankiewicz, le grand metteur en scène… le grand metteur en scène, Joseph L. Mankiewicz ». Comment, en effet, ne pas y voir un hommage du narrateur à son auteur favori, celui de All About Eve dans cette quête du Voir qui s’essaie à tout connaître comme les personnages de Mankiewicz cherchaient à tout savoir sur Eve ?

Comment, enfin, ne pas savoir et s’apercevoir que cette logique qui mue le livre en film est celle qui vient s’inspirer de l’esthétique baroque portée par le film lui-même ? Que ce film qui ne procède, comme le narrateur le répète inlassablement et en définitive comme ce visage de lui qu’il ne montre pas, que par une « monstrueuse inversion de valeurs, oui, monstrueuse » n’inverse pas lui-même les polarités d’écriture par lesquelles ce même narrateur tente de devenir le personnage d’Andrew Wyke, auteur de romans policiers porté à l’écran, en écrivant ce film ? Dans ce saut du roman au film où tout s‘échange et donne le change voire la monnaie de sa pièce, la mimèsis se révèlera d’abord être une mimétique, et la défiguration ainsi de venir mimer les figures elles-mêmes.

Mais une telle défiguration désoeuvrant et défaisant Cinéma ne doit pas uniquement s’entendre et s’étendre dans un sens imagé voire figuré. Elle espère également faire voir un sens propre qui n’exclut cependant pas une rhétorique certaine : le narrateur de Cinéma serait, en effet et en quelque sorte, pleinement défiguré au sens cette fois où son discours semblerait marquer une absence notable de figure, de visage. Cinéma, ce serait ces yeux sans visage. Dès lors, vouloir dire Le Limier et s’essayer à le montrer reviendrait à perdre son identité et disparaître à l’horizon du film lui-même avec lequel l’union serait réalisée au sens cinématographique. Que l’image du film devienne son irradiant destin. Au creux de Cinéma se laisserait apercevoir comme une ligne d’absolue perfection, un point aveugle, comme d’apaisement inouï ou tout du moins son rêve, son désir tremblant. Un moment de quiétude où la mer viendrait à suspendre son ressac, où le corps ne serait plus nécessaire, où la voix viendrait comme à se défaire au moment même où elle s’entend proférer. Où la voix voudrait ne pas se faire voir et ne pas faire savoir qu’elle est déjà une présence au monde, à cet inénarrable et infatigable Réel. Les premières pages de Cinéma en dessinent les traits, en désignent la latitude : le discours viendrait comme à se retirer de lui-même. S’unir au film revient à le montrer au vu et au su du lecteur, sans se faire remarquer de lui pour ne pas faire écran à ce film mais s’offrir comme plan de projection pour ce dernier. La voix devient donc ce centre vide qu’on aura reconnu, c’est-à-dire celui du récit historique de Benveniste qui laisse les événements se raconter eux-mêmes, annulant toute trace de subjectivité discursive et disruptive.

Les descriptions liminaires esquissent ce vœu intime et doux dans lequel le film se filme lui-même et est dominé par un verbe qui aurait abandonné sa matérialité au profit de l’Impersonnel de la troisième personne, celle qui fait voir « Une voiture de sport, la voiture rouge de Milo Tindle, qui roule dans l’allée qui mène au château, au manoir qu’on voit de face et qui en impose. » Ces quelques lignes paraissent résonner de la coïncidence du Voir et du Savoir, celle par laquelle le Savoir efface toujours celui qui sait. Et l’incipit entend lui-même faire voir et représenter ce fantasme d’une voix sans voie permettant de remonter jusqu’à quelqu’un. Cette voix détachée est celle qui égare ledit Milo dans le labyrinthe du jardin et qui, en réalité, ne décrit pas seulement les premières images du Limier mais désigne en creux le fantasme énonciatif du narrateur : la voix du magnétophone d‘Andrew « n’a rien à voir avec sa présence à lui, Milo Tindle, au milieu du labyrinthe, rien à voir avec une invitation à la rencontre, elle parle toute seule, comme si elle racontait une histoire, comme si celui-là qui navigue à vue entre les haies, celui-là qui s’appelle Milo Tindle n’avait rien à faire là, laissant l’histoire se raconter sans lui. » L’histoire doit donc parler d’elle-même dans une volonté d’archiressemblance avec le film – comme s’il fallait chercher l’archimonde des choses et de l’atome sans faire écran.

Or Cinéma échoue dès ce désir formulé, ne parvenant à dire au vu et au su de son lecteur. L’hypotypose du cinéma, l’hypotypose du Limier par George, cette hypotypose ardemment souhaitée ne semble pas devoir advenir et la déchirure du récit sur son objet se produire. D’emblée, l’image ne peut être pure. L’horizon virginal se dérobe. Le film est déjà vu. La subjectivité du narrateur revient hanter et couvrir le récit, dans une voix qui ne cesse de se faire remarquer, de se découvrir, de se faire voir, agent sans couverture, et de le faire savoir dans une multiplication frénétique de « je l’ai déjà dit ». Le narrateur sera pris au piège de son propre film qu’il aura à l’œil. Plonger dans un regard ne suffit peut-être pas à dire son amour même en s’y noyant. Il ne faut peut-être pas embrasser les yeux fermés. Il faut ouvrir l’œil et le bon, comme chez Hitchcock, par exemple.

Les yeux fermés

Chez Tanguy Viel, les yeux ne voudraient pas se faire voir mais, de fait, on ne cesse de les entendre. Cet horizon d’attente d’« une voix très claire qu’on entend, …une voix prêtée par quelqu’un à un détective imaginaire » s’éloigne et s’effondre à mesure que les phrases bernhardiennes se déroulent ou bien plutôt s’enroulent autour du Limier à la manière d’une infinie épanorthose du monde. Tout devient là une histoire de discours, de cette subjectivité irréductible par laquelle toute visée esthétique cède le terrain à une expérience ontologique et mathésique. L’eros affronte alors la tentation de l’ethos et du logos tant, à l’instar de l’expression populaire dont le narrateur vit la déflagration toute violente dans ce qui lui reste d’existence, la phrase est condamnée à faire son cinéma, à savoir déployer sa matité verbale qui obstrue toute vision liquide de transparence quitte à faire naufrager le texte. La voix se fait ainsi la transmission tremblée d’un savoir qui annule toute possibilité pour le sujet de coïncider avec le film dans la mesure où le narrateur ne voudrait pas savoir qu’il a déjà vu Le Limier. Toujours chez Tanguy Viel, il y a le regret, de moins en moins secret à mesure que l’histoire se dit, de devoir être mélancolique : de vivre dans le retour virginal de la vision première des choses.

Dès lors, le récit se voit sans cesse heurté et confronté aux degrés mathésiques qui viennent perturber l’effort et l’essor mimétiques. Sans relâche, toute tentative de narration vient s’échouer sur des souvenirs-écran pour reprendre un titre de Claude Ollier, ceux de visions précédentes ponctuant la parole de « cela peut échapper la première fois que l’on voit le film » ou encore de « La première fois qu’on voit le film, on se laisse complètement avoir à l’étonnement ». Il voudrait, on l’aura compris, se convaincre qu’il voit ce film pour la première fois dans un désir immémorial d’âge d’or. Il souhaiterait comme sortir de cet âge du commentaire dont il souffre pour trouver le récit, à savoir la grande taisure du monde enfin réconcilié. Pour l’heure, il est enroulé dans une discursivité folle qui vient à scander presque chacune de ses phrases de « ça veut dire que » ou d’analyses de la grammaire cinématographique telles que : « mon cher Milo, supposer au cinéma, c’est agir » ou encore « Andrew évoque de faux souvenirs pour rendre la scène vraisemblable ». Le narrateur est alors victime d’un glissement.

Ne pouvant plus être ce metteur en scène venant doubler Mankiewicz, il s’impose comme un acteur qui interprète le film sur le mode discursif comme Adrian chez Rotrou devient Saint Genest. Manifestement prisonnier de cette pensée deleuzienne du cinéma entendue comme matière intelligible qui ne cesse de le tarauder, le narrateur cherche jusqu’au désespoir un degré zéro de la parole pouvant être aperçu et vécu. On comprendra mieux de ce fait pourquoi l’ironie du narrateur vient à s’exercer sur l’échappée comme métalinguistique qui sclérose l‘ensemble de son propos. Ainsi des pages attaquant ce qu’il nomme le métafilm : « C‘est comme, disent des amis à moi, des amis qui pourtant estiment réellement Sleuth, c‘est comme un métafilm… Et j’ai trouvé une parade encore plus efficace contre ceux-là, contaminés par les métafilms : je ne réponds pas, je n’écoute pas leurs discours, et très vite ils retournent à leur métasilence, comme ils disent. » Cinéma meurt, en quelque sorte, de n’être pas au monde et de ne jamais naître à la nudité de l’atome tant le savoir, vécu comme opacité du monde sur lui-même, fait obstruction en jetant la parole dans l’abstraction théorique quand on ne voudrait que la tendresse des choses comme réponse à la peur de l’écran.

Et c’est, précisément, cette qualité de “métafilm” qui consomme l’échec même de l’entreprise récitative du narrateur. Le Limier se dit et se vit, en effet, dans la perte, dans l’irréconciliable, dans le non-résolu de l’œil et de la bouche, dans la violence de cet affrontement. Le voir ne correspond pas à ce que l’on peut savoir de l’image puisque, comme le dit Andrew, l’un des personnages que s’empresse de citer la voix anonyme de Cinéma, c’est « le paradis du trompe-l’œil ». Le récit ne peut se faire les yeux fermés : l’image n’est jamais ce qu’elle est, véritable foyer de faussetés et de faux-semblants. On voit ce qu’on ne voit pas dans une contradiction vécue mais non résolue. Tout invite à se méfier et se défier de l’image (elle n’existe pas), ce que ne manque pas de signaler dès qu’il le peut le narrateur, comme pourchassé par les dialectisations baroques articulant le vrai et la faux. Perdu dans les déguisements qui eux-mêmes se déguisent, ne sachant plus qui est qui et qui dissimule quoi, le narrateur entend déjouer ces jeux d’apparences, notant vérités et leurres : « c’est Andrew s’amusant pour de vrai » ; « il faut des fausses pistes, des faux indices » ; « il en tirerait deux vrais [coups de feu] pour être plus persuasif et un faux pour réussir le tour, ça c’est très fort. » Les remarques sont ainsi légion qui dévoilent la supercherie où l’image ne fait rien voir, où l’on ne peut rien en savoir, où l’on aveugle le spectateur – comme le point tenu pour nul de tout visible. Le discours du narrateur se consume à démêler ces écheveaux d’images qui se présentent comme autant d’ardents simulacres pour venir les expliquer, sortir les images par le verbe afin de tenter d’ouvrir au lecteur un passage, comme à claire voie, au milieu de ce labyrinthe que venait déjà décidément figurer le dédale liminaire où se perdait Milo, au milieu de ces « haies denses, à travers lesquelles on ne voit rien, et qui tournent partout à quatre-vingt-dix degrés, partout font des plis et des replis, des impasses dans lesquelles il s’enfonce ». Cinéma serait donc la confrontation de la parole à ce que Gilles Deleuze avait pu naguère désigner au cinéma comme cette « narration falsifiante » dont Le Limier serait un exemple achevé et puissant. La parole ne fait donc pas voir. Tout est là à revoir.

Parce que, comme le dit encore Deleuze, dans un nouveau retournement paradoxal, « l’acte de parole chez Mankiewicz fait voir des interactions, mais qui restent sur le moment imperceptibles à beaucoup de participants, ou bien mal vus, et qui ne se laissent déchiffrer que par des personnages privilégiés doués d’une hypertrophie de l’œil », le narrateur se voit contraint de rendre visibles ces trouées du savoir que provoquent les trompe-l’œil. Il doit avoir l’œil à tout. La parole doit venir couvrir la parole pour dire cet invisible. Le commentaire devient nécessité mais, irrémédiable et irréconciliable, la disjonction demeure : la bobine du film continue de se dévider, la voix prend du retard ou, comme le dit le narrateur, « Mais je m’éloigne, je parle, et le film n’avance pas. » L’objet est de moins en moins visible. Il ne reste plus alors, selon l’expression du narrateur du Black note, qu’à « rattraper le monde à la vitesse de la langue, refaire le retard sur son histoire ». L’histoire d’amour tourne à la passion destructrice : œil pour œil ou une loi du talion.

Sauter aux yeux

L’amitié ne dure pas. La promesse du monde qu’elle fait apercevoir s’effondre à l’horizon du discours. A force de se regarder, de se scruter, on finit par apprendre qu’on ne s’aime plus, que l’admiration serait l’aveuglement, qu’à force de se regarder, on ne s’aime pas, à s’en crever les yeux. Il existerait ainsi chez Tanguy Viel ce sentiment visible que l’amitié peut se résoudre à la première déception en affrontement, qu’une vengeance entend sourdre des rapports amicaux, que la fraternité ouvre à la scissiparité. C’est la loi fondatrice de ses romans, comme en témoigne encore, dans Article 353 du code pénal, l’affrontement sans merci entre Martial Kermeur et Antoine Lazenec. De fait, Le Black note était déjà le récit d’un narrateur anonyme qui mourrait de ne pas avoir droit à un surnom, qui mourrait de ne pas être Paul, qui faisait mourir Paul pour l’avoir aimé en étant trop regardant ou pas assez. L’Absolue perfection du crime sera aussi cette histoire d’une amitié trahie, de cette trahison qui poussera Pierre à poursuivre presque jusqu’à sa mort Marin. Cinéma est aussi, on le sait, cette histoire.

Même si, comme ne manque pas de le remarquer le narrateur, Andrew déclare à Milo que « l’amitié est de rigueur entre eux », tout obéit ici à la même logique de la vengeance, à la même sauvagerie primitive, à la rivalité presque surnaturelle – toujours comme décadrant le récit. Cette violence primale est d’abord celle du Limier qui court tout au long du film, qui fait s’opposer et s’affronter Andrew et Milo, qui pousse Andrew à tuer Milo deux fois. L’amitié cède la place à une logique de l’antagonisme irréconciliable et irrévocablement meurtrier.

Et cette même logique se reflète, par mimétisme diffracté, à l’échelle du récit, Cinéma s’imposant comme l’histoire d’une trahison et d’une amitié déçue. Dédoublant comme d’infini la rhétorique du film lui-même mais regardant également à nouveau du côté du cinéma de Brian De Palma, le récit rejoue une lutte fratricide entre le texte et l’image, l’œil et la bouche, le voir et le savoir. Les regards ne s’échangent plus : ils croisent le fer. La loi du talion paraît dès lors opposer le narrateur à l’objet de ses attentions, à savoir le film même de Mankiewicz. À l’image des deux personnages principaux, le narrateur se voit ainsi confronté au Limier puisque son amour immodéré semble s’effondrer à l’horizon le plus nu de son propre discours. Regarder Sleuth revient à découvrir la force de l’image, sa toute-violence qu’il perçoit comme une agression et une toute violence. Il finit par ailleurs par ne plus voir que cet antagonisme, celui qui, à toute force, le pousse à faire savoir que, ainsi qu’il l’affirme, « ça saute aux yeux » non pas au figuré mais au propre. À force de regarder ce film, s’opère un puissant décadrage, une nouvelle défiguration de ce film même. Il ne voit pas Le Limier : il le vit. L’image y est ressentie comme une attaque, tout semblant indéfectiblement lui porter atteinte.

Ainsi du commentaire paradigmatique du revolver. Ce dernier n’est pas uniquement dirigé contre les personnages entre eux dans la mesure où, paraissant opérer un saut métaleptique, il braque le narrateur contre le film au point de déclarer : « Dès qu’il y a un revolver, je l’ai écrit plusieurs fois dans mon cahier, les yeux du spectateur se laissent porter à l’intérieur de l’image, ils dérivent à moitié sous la menace, et ils exécutent. C’est comme si un revolver, dans un film, ça devenait un commandement suprême pour qu’on regarde l’écran. » Le voir est devenu un devoir d’anéantissement qui oblige le narrateur à se débarrasser de la même manière de son entourage aussi anonyme que lui, entourage qui, par ailleurs, « a failli sortir… la fenêtre ». L’érotique filmique s’ouvre à l’agonique jusqu’à faire rendre gorge au sens du film.

Cinéma raconterait alors, en définitive, ce moment où la parole découvre qu’elle ne fait pas corps avec l’image, que l’expression cinématographique opposant sans répit le verbe et le voir en le faisant savoir, est avant tout cette contrariété irréconciliable qui consisterait – lorsqu’elle veut être novellisée – en une lutte sans merci que Le Limier viendrait métaphoriser et tout récit sur Le Limier raconter, parfois à son corps défendant lui-même. Si, au cinéma, une phrase n’est décidément pas le dicible et une image réductible au visible, alors, de la même manière, le narrateur de Cinéma paraît redécouvrir la noire lutte qui s’engage et engage celui veut voir et connaître l’image comme image.

La bouche, les yeux sont autant de machines séparées qui conduisent ici à une folie du discours, une frénésie du Voir qui consistera à « gaspiller, comment dire, de la pellicule vocale » comme le dit encore l’homme unique et esseulé de Cinéma. Frénésie et labilité de cet œil pour l’œil d’un organe l’autre qui poussait déjà l’entourage de Pierrot le fou à lui faire remarquer après ses propos liminaires : « – Vous parlez trop. C’est fatigant de vous écouter. – Oui, c’est vrai, je parle trop. Les hommes seuls parlent toujours trop. » finissait-il également par reconnaître comme en une phrase comme en écho à la solitude du narrateur de Tanguy Viel.

Ainsi, déployant ce même conflit en rendant hommage à l’image filmique, Cinéma ferait bien sortir la littérature par les yeux car, comme le dit encore Godard, « il faut voir les choses, il ne faut pas parler de ce qu’on a vu, il faut voir et rester dans le voir. »

Tanguy Viel, Cinéma suivi de Hitchcock, par exemple, Minuit, « Double », avril 2018, 7 € 50 — Lire un extrait