Karim (8 mars 2018, Paris)

© Jean-Philippe Cazier

Karim avait une trentaine d’années. Il a quitté le Soudan, il est venu en France. Sans doute pensait-il que la France était un pays qui lui permettrait de vivre, qui l’aiderait à vivre. C’est l’idée qu’il devait avoir de la France. Mais cette France est imaginaire, l’idée de ce pays est fausse. Karim est mort le 8 mars 2018. Il est mort à Paris, Porte de la Chapelle, dans la rue.

Ce dimanche matin, Porte de la Chapelle, était organisée une cérémonie en hommage à Karim. Un hommage pour faire comme si on pouvait encore conserver un peu de sa présence. Un hommage pour témoigner de cette présence, pour qu’un tel témoignage ait eu lieu. Certain.e.s ont parlé. Certain.e.s ont prié. D’autres se sont tu.e.s.

Porte de la Chapelle, des centaines de migrants sont laissés à eux-mêmes par l’Etat français. Celui-ci ne fait rien pour les aider, c’est-à-dire pour, au minimum, leur permettre de survivre. La survie de ces personnes n’est pas une préoccupation pour la sixième puissance économique mondiale. Elle ne l’est pas davantage pour la mairie de Paris, principalement préoccupée par la transformation de Paris en une ville pour les populations aisées et riches. Le Centre d’accueil des personnes migrantes est en fait, essentiellement, un centre de tri, auquel tous ne peuvent accéder, dont les personnels n’interagissent pas avec l’extérieur : ni avec les migrants qui errent dans les rues, autour du centre ou ailleurs dans Paris, ni avec les bénévoles et associations qui pallient comme ils peuvent à l’abandon de l’Etat. Le centre s’occupe de lui-même, non des migrants. Comme la ville de Paris. Comme l’Etat français.

© Jean-Philippe Cazier

Les migrants, autour du centre et ailleurs dans Paris, n’ont accès à rien de ce qui leur permettrait de survivre de manière certaine, de vivre de manière digne. Sur le terre-plein qui se trouve Porte de la Chapelle, le sol de terre ce matin est transformé en boue à cause de la pluie de cette nuit. Les pierres qu’une administration quelconque avait fait installées pour empêcher les migrants de se réunir à cet endroit et d’y dormir sont encore là – devenues des pierres gravées, des pierres pour s’abriter du vent. Mais ces pierres n’abritent pas de la pluie : le sol est de la boue, tout est détrempé. Je croise un homme qui me demande si je pourrais lui donner un peu d’argent pour acheter du charbon de bois. Il s’est enroulé dans une couverture humide, il vient de boire un café offert par les bénévoles qui donnent ce matin ce qu’ils peuvent pour le « petit-déjeuner ».

  • Vous avez froid à cause de la pluie ?
  • Et du vent.
  • Le charbon de bois, c’est pour vous réchauffer ?
  • Au Franprix, ils le vendent 4,20€ le sac.
  • C’est un sac d’un kilo ?
  • Je crois, oui.

Je lui donne des cigarettes. Cet homme n’a rien, il est entièrement trempé par la pluie et la sixième puissance économique mondiale s’en fout. Karim, comme lui, survivait à la Porte de la Chapelle – ou vivait puisque malgré tout, ici comme ailleurs, des liens se créent, des habitudes, qui finissent par former quelque chose comme une vie. On me dit que Karim s’occupait aussi des autres, qu’il était attentif à celui qui était malade, à celui qui tel soir semblait affaibli, à un autre qui craignait que les soins qu’on lui propose ne soient un piège et que la police l’embarque.

Beaucoup de ces personnes qui « vivent » là, dans la rue, sont malades. Certaines devraient être opérées et ne le sont pas. D’autres ont été opérées mais n’ont pas accès aux soins post-opératoires nécessaires. D’autres voient leurs demandes d’accès aux soins refusées. Et ces personnes errent, blessées, malades, sous la pluie, dans le froid, sans rien.

© Jean-Philippe Cazier

Karim faisait partie de ces personnes dont l’État français a décidé qu’elles n’existaient pas. Que leur vie n’existait pas. Que leur mort n’existait pas. Pour ces personnes, l’Etat français a décidé que leur mort n’était pas un problème, qu’elles pouvaient mourir sans que l’on ait à se préoccuper de leur mort – donc qu’elles devaient mourir.

Karim est mort dans la rue, le 8 mars 2018. Il pleuvait. Son corps est resté sous la pluie, durant des heures. La police a refusé que les autres prennent le corps pour au moins le mettre à l’abri. Un jeune me dit qu’à la gare de Saint-Denis, il arrive que les policiers leur crachent dessus ou les frappent.

Ce matin, les gens sont venus pour la mémoire de Karim, pour témoigner de son existence réelle, et de sa mort. Certain.e.s avaient apporté des fleurs. D’autres ont prié. D’autres ont fait l’offrande de leur silence. Les fleurs ont été déposées sur une pierre. Le nom de Karim a été gravé sur une pierre. Les gens ont fait ce que l’on fait toujours et partout devant la mort : des gestes, des rites, des paroles, parce que devant la mort on ne sait pas quoi faire. C’était une cérémonie de pauvres, évidemment : quelques fleurs, quelques mots écrits sur une feuille. Des prières silencieuses. Des larmes.

J’oubliais : ce matin il n’y avait aucun homme ni aucune femme politique, ni de droite ni de gauche. Il n’y avait que des gens de la rue, quelques bénévoles, et la vie du périphérique qui autour continuait.

© Jean-Philippe Cazier
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