Mathieu Potte-Bonneville: pour une Vita Nova (Recommencer)

Mathieu Potte-Bonneville © Gédéon Malinowski (Wikicommons)

« La reprise est la réalité, le sérieux de l’existence. Celui qui veut la reprise a mûri dans le sérieux : celui-là vit. Il ne galope pas comme un gamin » lance, avec vigueur et force, Kierkegaard pour venir définir la reprise, ce grand et intrépide principe de vie qu’il voit naître à l’horizon vital de chaque homme qui entend se déprendre du passé, en dépasser les atermoiements contrits et se livrer pleinement à l’instant présent qui ne cesse de venir à soi dans l’étourdissement de l’immanence. Nul doute qu’une telle réflexion qui défend la reprise comme irascible et indispensable projection, se fait refus de toute capitulation devant la tristesse et se donne comme élan sans frein pourrait accompagner la lecture du vigoureux essai de Mathieu Potte-Bonneville, Recommencer qui paraît chez Verdier. Car, comme la reprise diffractée même de Kierkegaard, Mathieu Potte-Bonneville propose ici non pas de réfléchir à ce qui commence mais, bien plutôt, dans un geste re-neuf, à ce qui reprend, ce qui, dans l’existence de chacun, peut-être appelé à recommencer pour retrouver la puissance conquérante du vivre.

De fait, s’il a pu se distinguer dans un récent passé pour ses attentives lectures de Michel Foucault ou aussi bien pour sa patiente exploration des formes plastiques les plus contemporaines que constituent des séries telles que The Wire, Mathieu Potte-Bonneville s’attache ici en philosophe, dans un propos aussi énergique que suggestif, à rouvrir, au cœur de l’inaction, la possibilité de l’agir. Né d’une intervention tenue en 2017 au Banquet d’été de Lagrasse qui invitait chacun à réfléchir sur le déploiement de la triade « Penser, rêver, agir », le propos de Potte-Bonneville choisit, dès son titre à valeur de programme, d’offrir l’infinitif de Recommencer comme l’impératif d’une action à mener, comme l’injonction intempérante qui devrait servir autant de guide que de mot d’ordre à l’époque : à notre époque. Parce que, sans attendre, Potte-Bonneville déplace l’interrogation de l’époque sur elle-même, sur sa capacité à agir et à faire, retourne les lancinantes questions du présent pour œuvrer à littéralement relancer le questionnement, trouver la reprise en avant de ce qui ne figera pas le présent dans le doute, la défaite attendue et le découragement immobile.

En ce sens, à la manière d’un postulat infranchissable, le temps présent qui nous fonde et qui s’offre à nous ne se donne ainsi pas pour Potte-Bonneville comme un temps de commencement, comme un temps des débuts, comme le temps de ce qui vient dans la quiétude et comme la naissance intouchée des choses. Notre temps se donne comme celui de qui vient après tout commencement car, plus que nul autre, il est le temps qui n’apparaît qu’à la mesure d’une fin qui a retenti, d’une impossibilité constitutive du temps à ne pas être autre chose qu’une fin qui empêche chacun de pouvoir commencer tant le monde, un certain monde, s’est achevé d’un coup – mais insensiblement, comme sans prévenir. Car, sans doute, l’époque voudrait-elle faire inexister chacun, voudrait paradoxalement donner l’illusion comme en contrepoint que le commencement existe, qu’il est toujours libre et que débuter est donner à chacun. Mais, ce que suggère d’emblée Potte-Bonneville, c’est que les débuts sont des illusions. Plus personne ne commence. Le commencement surgit comme la grande confiscation contemporaine tant, à la vérité, l’heure ne paraît plus être à la première chance. Toutes les premières fois semblent être désormais épuisées, toutes les perspectives semblent révolues et le monde comme être allé à sa perte. Ne demeurent plus pour chacun que les secondes chances à saisir.

Mathieu Potte-Bonneville (à sa droite James C. Scott et Anna Tsing), Centre Pompidou @ Christine Marcandier

C’est à l’aune de ce pétrifiant constat d’irrémédiable que s’ouvre Recommencer dans la mesure où, à l’horizon premier de l’essai, se donne une scène primitive, noire mais lumineuse d’intelligence, d’une déchirure dans la tendre et irrévocable continuité des choses : sans y prendre garde, au début du 20e siècle, Bertrand Russell a posé le mot fin. Sans prévenir, un jour de 1906, au détour d’une lettre et d’un paragraphe sans apparente importance dans cette missive adressée au mathématicien Gottlob Frege, le logicien a mis incidemment terme à des siècles qui tenaient que « la langue élaborée par les logiciens, si bien faite soit-elle, ne saurait être prise pour la raison elle-même. » Un monde s’effondre. Une fêlure se propage tout au long du siècle. C’est un désastre sans nom ni précédent qui met à bas l’entreprise de Frege qui entendait donner aux mathématiques et à la logique une langue une et commune. Tout s’est brisé, mais pour Frege uniquement. Russell, quant à lui, au fait le plus vif du paradoxe qu’il a mis à nu, a pour sa part décidé de reprendre, de recommencer, de repartir de ce constat d’échec et de désastre pour penser plus avant, pour ne pas s’arrêter à cette fin et comprendre combien il convient toujours, par le recommencement, d’exister après toutes les fins – perçues à tort comme d’insurmontables fins.

Car, depuis cette scène puissamment paradigmatique, Potte-Bonneville suggère combien Russell peut être saisi, parmi d’autres, comme le modèle d’une éthique du recommencement, combien, dans le désastre de la logique mise à bas, l’homme ne s’arrête pas à la ruine de sa propre science mais sait trouver son Après, sait trouver la force presque morale de surseoir à ce qui ne va plus et s’engager, corps et âme, dans une poursuite de ce qui pourtant paraît plus que jamais sans espoir. En ce sens, Recommencer offre une leçon douce et modeste, toujours tenu « au ras de l’expérience », de ce que pourrait être un geste de recommencement pour ceux qui voudraient l’entreprendre, pour ceux qui tenteraient la chance de la seconde chance de l’émerveillement des matins qui recommencement et des lendemains qui chantent. Parce que, pour Potte-Bonneville, recommencer ne va pas de soi et doit s’offrir dans l’accueil et la disponibilité sans fard d’une méthode qui, là encore, se veut indicative, comme à la limite de la mer un index de sable.

À ce titre, Recommencer recommence lui-même en sept chapitres, comme autant d’étapes et d’actes, la grande dramaturgie initiatrice des recommencements, la mise en intrigue vivante des re-matins du désir, des re-permanences de ce qui, coûte que coûte, ré-entreprend le monde à la hauteur d’un monde qui entend ne pas s’achever. Le premier acte est ainsi donné par Russell qui renseigne chacun, nous indique Potte-Bonneville, sur la morale de la décision qui doit présider à tout geste du recommencement. Recommencer est âpre. Recommencer exige, au risque du pléonasme, d’être exigeant. Car recommencer apparaît comme « une tâche ingrate », dit Potte-Bonneville, qui doit s’affronter sans répit non à ce qui exige d’en découdre mais d’en recoudre avec un réel fuyant ou buté en lui-même et qui n’a pas d’âge. Recommencer n’est ainsi pas la tâche des jeunes, de ceux qui viennent à peine mais peut-être plus secrètement cette tâche qui guette Russell à 80 ans, Flaubert à 60 ans avec Bouvard et Pécuchet, Bouvard et Pécuchet eux-mêmes à la retraite ou Molloy lui-même en débris quelque part sous les décombres d’un roman de Beckett. Recommencer surgit au milieu du gué parce qu’ajoute ironiquement le philosophe, contrairement à la mer toujours recommencée ou à la pomme de terre nouvelle, nous n’avons « dans l’existence ni l’amplitude de l’océan ni l’ingénuité de la patate. »

De fait, ce que réclame ce verbe « recommencer », c’est une ardente Vita Nova semblable à celle qu’à la suite de Michelet, Barthes appelait à la fin de sa vie, à savoir ce moment hautement éthique où, hors de toute arithmétique, parvenu au milieu de sa vie, l’homme veut recommencer son existence. Recommencer voudrait ainsi trouver ce moment sans trêve où un homme veut redessiner son destin et veut reprendre sa vie à partir d’un point sémantique et éthique pour y faire résonner l’appel à une mutation et y faire vibrer le désir d’un nouveau sens. Partant, comme le souligne Potte-Bonneville, recommencer se donne comme une renaissance par où « il faudra que cela recommence pour que l’on réalise n’en être qu’aux prémices » afin de saisir que, paradoxalement, « tout est à commencer ». De cette renaissance aux balbutiements de ce re-départ de soi et du monde, comme troisième acte, se donne, aussi bien en politique que dans le quotidien, l’idée indéfectible selon laquelle recommencer, c’est commencer mais dans l’hyperconscience des choses. Recommencer tendrait, à chaque instant, à offrir de tout commencement la puissance réflexive, le retour lucide de la tâche qui attend chacun « pour croire en l’avenir » et ne pas se laisser prendre au terrible piège de ce qui demeure pire et encore plus redoutable que la répétition : le continuel.

Chapitre après chapitre, Potte-Bonneville dessine progressivement le clair visage de ce recommencement qui ne cesse, avec force, d’osciller entre d’une part une première fois qui revient à soi comme si elle n’avait jamais eu pleinement lieu et d’autre fois une dernière fois comme impossible à achever, toujours déjà lancée vers un avenir qui à la fois promet et défait la tentative elle-même de recommencer. Partant, recommencer serait alors comme l’alcoolique de Deleuze qui en est toujours à son avant avant-dernier verre mais qui, de manière inouïe, serait encore sobre et comme vierge d’alcool. Tiré en avant et déporté en arrière, recommencer exige décidément une lucidité politique qui permet à Potte-Bonneville d’offrir à son essai ses pages à la fois les plus belles et les plus stimulantes, celles dans lesquelles il donne la pleine mesure de sa curiosité et de son désir esthétique sans failles, celles dans lesquelles il est au plus près du contemporain le plus ardent, celui qui le fait convoquer notamment 120 battements par minute de Robin Campillo pour y trouver la nature du deuil politique qui consiste non pas à oublier les morts, ne pas oublier Act-Up mais à sans cesse en rédimer et en affronter les fantômes.

De manière plus large, comme un acte à soi-même dédoublé, Recommencer reprend enfin, au plus profond de sa parole, le geste philosophique lui-même et la lecture de textes fondateurs en les étoilant en permanence de références contemporaines comme pour littéralement recommencer les classiques où Platon côtoie Michel Gondry, Homère John Ford ou encore Ronsard l’émission culinaire Top Chef – comme pour littéralement recommencer une époque qui n’est pas encore venue à elle-même et qui est toujours comme à soi-même non-née. Ainsi, parmi les pages les plus stimulantes de ces reprises, se donnent à lire des analyses du Métier de vivre de Pavese où la vie s’affronte sans répit au métier d’écrire, ou encore des interprétations de Bouvard et Pécuchet retramé à l’aune de cet acte presque infini du recommencement, toujours ressassé en vue d’être dépassé, questionné au plus près d’une pragmatique de la reprise qui entraine les deux copistes de Flaubert dans une farandole enfiévrée de pratiques aussi diverses que variées. On pourrait encore citer aussi bien les stimulantes relectures d’Arendt ou Merleau-Ponty qui, chacune, s’affirment comme l’espoir même de tout recommencement : ramasser ce qui traîne dans la langue et les livres pour mesurer combien il faut se lancer dans la reprise comme au cœur d’une action qui doit emporter le monde dans son redevenir.

On l’aura compris : il faut lire toute affaire cessante Recommencer qui s’impose comme la préface confiante et lumineuse à notre époque, comme son mot d’ordre qui aurait trouvé son verbe le plus décisif et son désir enfin compris à lui-même. Il y a plus de dix ans bientôt, chez Verdier, Lionel Ruffel publiait avec Le Dénouement le codicille prospectif d’une époque des fins, de la chute du Mur à la chute des statues. À présent, comme le suggéraient Brouhaha du même Lionel Ruffel ou encore les tomes d’Histoire de la littérature récente d’Olivier Cadiot, l’époque entend reprendre tant la littérature contemporaine entend se faire grand recommencement au monde et à l’écriture même comme pour surseoir à toutes les morts, à toutes les disparitions, à tous les fantômes. Comme un écho attentif à ces préoccupations dont il se fait la réponse diffractée, Recommencer de Mathieu Potte-Bonneville peut se lire et s’offrir comme le patient levier philosophique de cette nécessité de reprise de l’époque et de cette reprise presque proustienne de cet essai qui n’invite qu’à une chose une fois le livre achevé : en recommencer la lecture pour enfin pleinement saisir comme l’affirmait Robbe-Grillet dans La Reprise pourquoi les recommencements procèdent toujours « de la joyeuse énergie créatrice que l’homme doit sans cesse déployer pour reprendre le monde en ruines dans des constructions nouvelles. »

Mathieu Potte-Bonneville, Recommencer, Verdier, mars 2018, 80 p., 13 € — Lire un extrait