« Tout problème en un certain sens en est un d’emploi du temps » affirmait, depuis sa coutumière intransigeance, Georges Bataille au seuil résolu de sa méthode de méditation qui désirait lui faire apercevoir, au-delà des sombres voiles d’un temps toujours à soi dérobé, l’instant souverain d’une expérience qui dirait la matière du présent, lui trouverait son nom enfin réel dans le langage et n’abandonnerait pas le contemporain à la part maudite de toute pensée. Nul doute qu’une telle conception qui dessine le temps comme une savante et multiple architecture dont le présent se tiendrait comme l’indépassable et permanente clef de voûte trouve un fracassant écho dans Brouhaha de Lionel Ruffel, puissant essai sur le sens du contemporain et de ses mondes qui vient tout juste de paraître chez Verdier.
De fait, après avoir tracé dans Le Dénouement la carte perdue des territoires de fictions au sortir de la chute du Mur de Berlin et au sommeil d’une littérature révolue, et après avoir arpenté les fables du siècle, l’œuvre-monde et les dispositifs ruinés de la littérature post-exotique de Volodine dans le précisément Volodine post-exotique, Lionel Ruffel ouvre ici un nouveau et résolument novateur chapitre de sa recherche sur notre temps de littérature et de présent. Sans doute en retourne-t-il même avec hardiesse la formule puisque se diraient dans Brouhaha le prologue sinon les prolégomènes mêmes à ses précédentes réflexions sur le temps présent de l’art tant le critique y engage d’emblée une salutaire herméneutique de l’époque, une enquête presque policière de son histoire et, en particulier, une lente remontée et un patient reparcours du nom que l’époque que nous vivons s’est trouvée peut-être provisoirement, peut-être définitivement dans la langue : le contemporain.
Car, dès sa vaste introduction à valeur de programme d’action et d’intellection de l’emploi de notre temps, Lionel Ruffel entend œuvrer sans attendre à une intense défaisance critique de l’évidence lexicale mais également conceptuelle par laquelle nous nommons notre époque contemporain et par laquelle nous sommes jetés en aveugle dans ce temps que, depuis une bientôt quinzaine d’années, nous traversons de nos vies. Au cœur de saillantes pages, Ruffel va démontrer combien notre présent ne prend qu’en apparence les accents nus d’une tautologie sans détours selon laquelle, comme à toute époque dont l’histoire se ferait, notre présent est le contemporain, que le contemporain est le nom de tout présent à toute époque, que les mots se tiennent comme d’atemporels et absolus synonymes de temps et de langue.
Loin de cette parfaite et radieuse coïncidence de soi à soi, le contemporain qui est le nôtre opèrerait bien plutôt, selon Ruffel, depuis l’idée résolument inverse et paradoxale selon laquelle, à rebours des pléonasmes et autres redondances, le contemporain ne se tiendrait ainsi pas à chaque période historique comme le synonyme et l’indispensable nom de tout présent mais se donnerait ici au contraire et pour nous comme le peut-être ultime et unique terme capable de qualifier et d’identifier en propre notre présent. Comme si le contemporain se tenait comme la possible appropriation et conquête de notre époque par elle-même, comme s’il surgissait comme son unique et impossible concept à concevoir. Car, semble dire Ruffel dès les premiers moments de sa réflexion, il y a, dans ce mot de « contemporain », depuis les guillemets autonymiques dont il se pare spontanément dans nos bouches, une épaisseur sémantique sinon une chance philosophique de faire venir à nous le nom défini de notre époque si tortueuse et si bruyante de multiples. Le signifiant réclame toujours à un moment ou un autre son destin dans l’Idée. Sans doute le moment du substantif « contemporain » est-il venu. Et c’est à ce haut vœu du signifiant que, tout au long de Brouhaha, Lionel Ruffel confie le nom de « contemporain à sa pensée et à notre sagacité. Partant, Ruffel ouvre son propos d’investigation et de prospection d’histoire immédiate à une question sans trêve dont son essai s’affirme comme l’esquisse feutrée mais tenue de réponse : de quoi le contemporain est-il le nom ?
À cette complexe et tonitruante interrogation Lionel Ruffel choisit d’opposer, dès l’introduction, la mesure d’une méthode qui, de manière aussi bien littérale que figurée, consiste à prendre son temps afin de dire à quoi s’emploie le contemporain, quel est son intime visage, pourquoi il serait le nom à demeurer pour notre âge parmi les âges : pourquoi le contemporain, comme Sartre en son temps, fait époque. Prendre son temps donc à l’orée de Brouhaha, telle serait la formule nue qui dirait, à cru, le projet d’ampleur tenue de Lionel Ruffel. Prendre son temps, à savoir faire ralentir le présent de sa toute vitesse, l’immobiliser de son étourdissement, lui faire momentanément cesser de son agitation la multitude tumultueuse et œuvrer ainsi à une science du temps qui se place toujours dans la contingence et l’immanence du monde pour le ralentir : il faut ainsi toujours faire décélérer les concepts pour se donner l’occasion philosophique de les apercevoir. Devant l’urgence toujours plus irrésolue de la pensée qui veut se penser au moment même où elle s’écrit, Lionel Ruffel oppose la patience du concept. Son énergie appartient à la mesure d’une critique conçue comme une philologie renversée qui procède d’une archéologie inouïe de la synchronie. En tâchant de voir dès son introduction de quoi notre contemporain est fait, Lionel Ruffel accomplit le rêve de Benjamin, resté en lisière de toute histoire, quand l’histoire a fini d’être l’histoire : il se tient parmi nous comme le chiffonnier lumineux du temps présent.
De fait, Brouhaha saisit de manière benjaminienne l’histoire à rebrousse-poil, et, dans ce second sens, figuré cette fois, il prend son temps à bras le corps, il se saisit de l’époque, il s’affronte à elle dans ce qu’elle peut dire, dans ce qu’elle ne sait pas encore être, dans son impossible théorisation d’elle-même et dans sa détresse terminologique qui ne sait pas lui faire dire combien elle est le contemporain. Ainsi Lionel Ruffel débute-t-il cette prise de temps en installant immédiatement le contemporain comme l’enjeu premier, refusant qu’on en fasse un « méta-mot » non plus qu’un infra-temps. Il y a ici non plus tant Benjamin qu’une grande énergie de discours qui fait songer au Deleuze du Pli, celui qui refuse qu’on refuse un concept, celui qui clame, depuis la confusion terminologique, que le Baroque n’est ni un éléphant rose ni une licorne et que le penser, c’est l’offrir comme concept à la saisie. De manière identiquement énergique, pour Ruffel, le contemporain n’est ni un éléphant rose ni une licorne : le contemporain s’ouvre comme nature protéiforme à explorer, le monde-protée de notre temps, la zone d’indistinct qui réclame l’aventure théorique totale. Parce que « « ce même temps » ressemble plus à une synchronisation de temporalités, une cotemporalité », le contemporain sera un brouhaha mais se refuse à être un charabia, tel sera le sens résolu de la démonstration.
Partant, porté par le désir de cerner le contemporain par cercles concentriques comme on enserre une proie rétive, Ruffel va tenter dans un temps premier de son travail de déjouer un terrible piège offert à la saisie du contemporain, celui qui consiste à ériger ledit contemporain en mot-parapluie du moderne et à en faire le synonyme neuf et rutilant de la modernité qui, avec lui, se prolongerait du geste historique dont elle est née et qui s’en donnerait comme l’écho diffracté et réactualisé. Car le contemporain se n’affirme en rien comme un énième avatar de la modernité, le fils putatif d’une tradition rutilante de novation et d’avant-garde dont le moderne se tient toujours comme le nom approximatif néanmoins affirmé dans la langue depuis bientôt plus d’un très grand siècle et Baudelaire. À l’affirmation erronée d’un nouveau moderne comme formule du contemporain, Ruffel oppose la forte idée forte que le contemporain ne se donne pas comme une pure hypothèse esthétique dans la mesure où le contemporain n’est pas le moderne, n’en épuise pas la formule, n’en est ni la variante ni la redite du moderne. Il n’est ni un supermoderne, ni un ultramoderne, ni un hypramoderne, ni un métamoderne, ni un surmoderne. Le contemporain n’en est pas non plus l’antonyme. La modernité poursuit sa vie morte de toute sa novlangue. Le contemporain serait alors à considérer comme notre grand Autre conceptuel. Le contemporain cherche un nom autre dans le temps, dans le monde : il fait monde à lui seul ou à lui plusieurs, mondes nus, mondes seuls, de bruits, de bruissements. Ruffel le dit qui clame que le contemporain est « une fabrique qui a sa propre histoire. » Et sa propre histoire, c’est à nous de la mettre en intrigue dans le temps en lui offrant la chance du concept sinon de l’outil.
De la même manière, contre toute idée d’évidence, le contemporain ne se saisit pas comme une pure catégorie épochale selon laquelle de tout temps le présent se dirait contemporain, comme si le contemporain était à considérer comme le maillon ultime d’une séquentialité dont la chaine historique aurait débuté comme avant lui et se poursuivra après lui. Le contemporain ne s’y donne en rien comme un temps de la successivité : il ne vient pas après. Il n’existerait ni post, ni méta, ni après. Le contemporain ne serait plus l’expression de la ligne nue et sèche du déroulement du temps comme une folle flèche. Il serait bien plutôt la flèche de Zénon, démesurément immobile, dans un trajet non plus syntagmatique, mais dans une folie paradigmatique, comme on s’enfonce en soi, la flèche de Zénon comme une spirale sans retour, sans trajet, qui creuse les instants présents de leur feuilleté sémantique à être dans le temps, qui enfonce chacun dans la strate d’épaisseur du monde : où le contemporain dit une synchronie folle qui n’existe pas tant qu’elle insiste dans le Temps pour faire advenir du temps toute sa productive confusion. Comme on le découvre dans Brouhaha, le lit de l’historien se révèle souvent être un lit de Procuste : il dépasse ce qui déborde du concept. Il faut lui couper les pieds. À ceci, Ruffel oppose qu’à force de raboter les moignons du contemporain, celui-ci, littéralement, ne marche pas à moins de trouver le lit d’historien à sa mesure propre pour qu’il se réveille du songe du temps propre.
Loin de la notion même de dénouement qui, un temps, a capté la pensée comme ordonnancement chronologique de Ruffel, le contemporain se tient désormais comme l’idée du temps dans le temps, l’ouvert et l’offert du temps, un temps aussi bien deleuzien que heideggérien, un milieu de temps, un temps comme milieu du monde : de l’accompagnement, une « cotemporalité », un « compagnonnage du temps », une amitié côtoyante du temps lui-même, à savoir celle capable de faire « se glisser dans ses plis, l’occuper, l’habiter, pour le reconfigurer et le faire voir. », un temps, où inspiré par la riche pensée d’Emmanuelle Pireyre, Ruffel discerne le présent comme un multiple du temps lui-même. Ainsi, le contemporain ne se tiendra pas devant chacun comme un simple syntacatégorème : il sera un concept, père d’un Temps nouveau et non le triste fils d’une modernité toujours inachevée à elle-même. À ce titre, Lionel Ruffel réclame un nom neuf du contemporain pour lui donner son temps de langage et son nom de monde : notre temps sera celui du brouhaha, celui qui, dans le sillage des remises en cause du modernisme par Bruno Latour, est « un flux (qui) est désormais turbulent, il s’ouvre au brouhaha, aux mélanges. » Le brouhaha s’impose alors non pas comme une simple polyphonie qui vaudrait pour l’âge d’une absolue polysémie mais comme une polyphonie de la cacophonie, son ordre dans le désir de dialogue mêlé : le brouhaha surgit comme un polylogue du temps présent, sa constante chorale. Éclaté, dispersé et conjugué, le brouhaha dit le contemporain dans la conjonction folle et inouïe de ce qui serait une immanence sans retenue et la saisie intempérante et impérative d’une contingence bruyante, vibrionnante, sensible du sensible : bruissante de tout bruissement. Concept d’un temps indiscipliné qui s’échappe des réflexes d’une modernité disciplinée, le brouhaha propose l’indiscipline pour se saisir du temps, à hue et à dia.
Débute alors l’enquête comme geste herméneutique contre la thèse, « l’enquête chorale » comme Ruffel l’affirme encore, à savoir en refusant de diamétralement poser la parole d’Agamben dans Qu’est-ce que le contemporain ? comme le postulat d’une époque réduite à une langueur illustrative. Pour Ruffel, il s’agira de donner au brouhaha la mesure neuve d’une enquête, d’une méthode au destin poëitique qui, au sens étymologique de poïen, de créer la joie du concept pour dire la donc indiscipline, le multiple dans des mondes dont les critères sont « l’indistinction, l’inséparation, la cotemporalité, la pluralisation des espaces publics, la déhiérarchisation, etc. » Cette enquête indisciplinée et poëitique qui refuse également du moderne « les modes herméneutiques (linéarité, successivité, séquentialité) » lance ses investigations dans six mondes, voit se manifester le brouhaha dans six domaines comme autant de pratiques artistiques : l’exposition, les médias, la littérature et la publication, les controverses sur l’art et la culture, l’institutionnalisation, l’histoire et l’archéologie. L’enquête prendra alors des accents deleuziens, doublement deleuziens : dans l’écho diffracté de Logique du Sens, Brouhaha explore les mondes du contemporain en six séries comme des variations indirectes libres et conjonctives d’un sens en constant redessin de soi ; enfin, l’enquête de Brouhaha est celle des peuples mineurs, des peuples que l’on n’entend pas, des voix tues qui glissent en lisière du monde, des voix du décentrement, qui échappent au pouvoir et plus que des peuples, leur refus neuf : celles des collectifs, des ensembles flous mais compacts, blocs comme dirait avec fièvre et décision Joris Lacoste, un groupe multiple de décentrement, de décadrage. Du titre d’un colloque jadis organisé notamment par Lionel et David Ruffel, le brouhaha comme hors.
Hors système, tout d’abord, pourrait-on dire, à l’orée du premier monde où il se donne à lire, à entendre, à bruire en 2004 à Rosario, notamment dans la revue Zum, par un groupe d’étudiants hétéroclites auquel se mêlent « des jeunes de notre cité ». Le Brouhaha est hors institution, hors université, hors récit : le brouhaha ne fait d’abord pas de bruit. Il est dans la frange politique de ce qui n’apparaît pas, dans cette impureté temporelle des choses telle que Benjamin la voyait décidément. Le brouhaha se dit dans la contestation de l’autorité : il est, à son horizon nu, la perte d’une parole première pour s’effondrer dans l’étoilement des foyers indistincts et flamboyants qui, à l’échelle mondiale, brillent comme les tremblantes lucioles de notre temps sur la planète entière. Le brouhaha serait le multiple qui dirait la résistance à la vaste autorité invisible qui ceint le temps : de cette expérience première se dégage l’idée tonitruante de l’expérience et de l’interdisciplinarité, plus sociales, plus populaires du centre d’art contemporain contre ce que Ruffel nomme « la contemplation esthétique » propre au temps muséal du monde et sa fixité presque mortifère. Le brouhaha fait bruire le monde d’un nouveau mode démocratique, celui de l’ouverture totale, de la rue nue comme espace, dans le hors-scène de tout theatrum mundi politique et esthétique, dans l’invention totale de ce qui débute il y a une bientôt dizaine d’années non plus pour adjectiver le monde du contemporain (art contemporain, musique contemporaine) mais le substantiver : lui donner littéralement de la substance.
Suit le deuxième monde, celui qui se dit encore à la périphérie, la grande couronne d’un centre de plus en plus sclérosé et évanescent de neuf, sur une scène non encore institutionnelle, à Rouen, dans l’École supérieure d’architecture de Normandie qui, pareillement en 2004, s’interroge sur ce qu’est le contemporain et déplace la pensée de l’architecture à celle, surprenante, des médias. Le temps du contemporain s’invente ici dans sa toute clarté conceptuelle : dire l’éthos contemporain, c’est donner l’homme dans sa strate d’instants vécus au même instant. La synchronie se donne dans la symphonie discordante et permanente de soi, celles des écrans, des vidéos, des temps de multiples, de divisions : dans le contemporain, dans le brouhaha, la synchronie est violemment et vertueusement désynchronisée. Le contemporain, ce sont les contemporains qui défont, là encore, politiquement l’univocité d’un monde, toujours moins national, un monde rendu à l’heureux émiettement des consciences unies dans le mouvant collectif. Dans le temps de l’hypermédiatique, Ruffel le clame qui dit « Nous vivons dans plusieurs temps simultanément. » Le temps n’existe ainsi plus : il est l’instant toujours suspendu, toujours advenu : l’entre-deux de vie du vivant.
S’ouvre alors un troisième monde, un troisième zone de brouhaha qui vient ajouter sa voix dans cette enquête au cœur de laquelle Lionel Ruffel s’enfonce dans le lit de l’historien hérité de Benjamin, continue de le fouiller, voit qu’il n’est en rien cristallin mais porté par des chiffons à démêler qui réclament leur rang d’or dans l’histoire des hommes et du temps. La troisième scène est à Venise, en 2005. Elle est dite par Giorgio Agamben dans son désormais célèbre Qu’est-ce que le contemporain ?, opuscule qui ouvre le contemporain à lui-même ou comme le dit Ruffel « Plus rien ne sera désormais comme avant. On doit ainsi à Agamben d’avoir rendue évidente l’utilisation du substantif contemporain comme identifiant historique. » Si Agamben dévoile un contemporain auquel les contemporains demeureraient aveugles et trame sa réflexion de la métaphore heideggérienne de la ténèbre au cœur de la clarté et apparaît, de la sorte, comme l’initiateur massif d’une réflexion sur la question, Ruffel désigne Agamben comme l’anti-modèle de sa pensée du brouhaha tant il permet de tracer l’égale ligne infranchissable de séparation entre deux modes de pensée : l’un, celui d’Agamben, d’une voie moderne du contemporain, celle du détachement, du surplomb, et l’autre, celle de Ruffel, d’une voie contemporaine du contemporain où le contemporain devient la pure traversée, chaotique et bouleversante, de l’immanence. Le brouhaha est décidément turbulent. Il refuse l’institutionnalisation – ce qui prend et se fige dans le temps. Il a la vitesse de l’atome dans le monde. Le brouhaha n’est déjà plus donc à Venise, il est déjà à Pantin en 2007, dans un non-centre, le centre national de la Danse, il est un événement du multiple sous la houlette de Lionel Ruffel du nom, à son tour, de « Qu’est-ce que le contemporain ? ». Envers lumineux et décidément vibrionnant de la ténèbre d’Agamben, l’expérience comme expérience de 2007 offre à une nouvelle saisie de la littérature : que serait une littérature du brouhaha. Quel bruit fait-elle dans le monde qui vient à nous ?
La littérature du brouhaha est une littérature exposée, elle est une littérature hors d’elle, elle est la parole jetée dans la fureur de la contingence. Ruffel indique un temps nouveau du Livre où le Livre n’est plus : où deux temps, comme deux littératures, se disent et se contredisent, l’un de la modernité, l’autre du contemporain rutilant et furieux de bruissements contradictoires et tempétueux. Il y aurait d’une part une Littérature toute de majuscule, entrée dans le silence du livre et de la bibliothèque (celle de la modernité). Il y aurait d’autre part une littérature, entrée dans l’économie de l’espace public, loin de l’imprimé, une littérature de la performance, une littérature de l’être-là total de la plasticité mobile, une littérature performative qui crie son rapport matériel au monde, au temps et au public : la littérature d’un corps disant et sans cesse proférant dans la voix nombreuse du monde. Le public n’est plus idéal ni idéalisé : il est alors dans l’immédiateté de ce qui se cesse de se créer à mesure que la littérature se dit, dans une ivresse de la création comme en atteste notamment la structure du master de création littéraire de Paris 8 dirigé par Lionel Ruffel où interviennent notamment Vincent Message, Olivia Rosenthal ou encore Christine Montalbetti. Le contemporain consacre alors ce qui demeurait ailleurs dans les rideaux de litière : il est la voix de ce qui n’a pas encore de voix mais se tient déjà dans le monde. On saisit la richesse herméneutique de telles considérations sur une littérature au visage neuf et le mot d’ordre à la lisière de toute phrase : nous devons créer notre époque.
S’ouvre alors le quatrième temps comme quatrième monde où le brouhaha se donne encore dans la poïétique conceptuelle de Ruffel, où il se saisit de ce qui revient comme une question lancinante jusque-là, celle du post-moderne qui, à tout prendre, pourrait être le nom qui ne s’avouerait pas du contemporain tant le brouhaha a fait monter le volume sonore du concept. La réponse de Ruffel à cette possible contradiction s’affirme là encore d’une urgence politique première : le post-moderne est « un moment états-unien de l’histoire, ce que n’est pas du tout le contemporain. » Le brouhaha n’a pas de centre, est zone, est dans la politique de la manifestation subite, de l’insurrection permanente, de ce qui a le non-lieu de l’instant comme politique hors de toute autorité à dire. Il est une parole retirée de la Parole : il est la diffusion permanente du sens par des influx qui s’inventent et n’existent peut-être pas tout encore. Le brouhaha est une pollution sonore qui refusera tous les schémas simplifiés de l’Après, où le monde ne serait pas après le monde : « Nous n’avons jamais été postmodernes » clame Ruffel en faisant une référence joueuse à Bruno Latour. Brouhaha installe la rupture sans retour comme mode opératoire d’un contemporain devenu temps opératif de nos devenirs toujours au présent de nous.
Le cinquième monde qu’envisage Ruffel affirme encore davantage sa philologie verticale et paradigmatique de la strate nue de notre vivant et combien il s’agit pour le critique de passer le présent, d’être, par son enquête, le passeur unanime d’un présent de contradictions nourri : ce monde est celui, cette fois, de la critique d’art. Nous sommes à New York, nous sommes en 2009, nous sommes au cœur de la critique institutionnelle. Une fois de plus, le contemporain se pose comme déjeu et défaisance des évidences politiques pour inciter à une neuve politique de la prise de parole : de Shanghai à New Delhi en passant par Hong Kong, le brouhaha contemporain ne cesse de bruire de cette parole des paroles des paroles, de cette fusion réjouissante de la confusion par lesquelles il faut sortir de tout « imaginaire de la fin », de tout ce qui n’admet pas les trois principes fondateurs du brouhaha contemporain, à savoir la puissance « multiple, conjointe, et contradictoire » du temps présent. Sans répit, comme il l’affirme encore dans la sixième et ultime série de son enquête sur l’archéologie où le nom du benjaminien Didi-Huberman vient à croiser celui de François Hartog, le brouhaha ne cesse de surgir dans les lumineuses pages de cet essai comme un programme à élaborer du temps, un programme à créer qui va au-delà de l’anachronisme, de la revenance, de la survivance, afin de perturber tout ce qui a jusqu’à présent pu tracer l’histoire même pour en clamer la fin : la ligne.
Au terme ainsi de ces six séries qui appellent avec force à un changement radical et salvateur de paradigme pour penser le contemporain, Brouhaha de Lionel Ruffel dessine une strate sonore inédite de notre temps pour entendre l’oreille neuve et la voix inédite du présent et clame combien, doublement et avec courage, il faut se saisir du contemporain non comme d’un outil ou même d’un concept mais comme « un outil herméneutique » et combien il faut enfin se saisir de ce même contemporain comme d’une éthique du temps lui-même – sinon une ontologie du temps voire de l’espace. Car, au terme encore d’un essai si riche de perspectives, il apparaît indéniable que Ruffel pose le contemporain depuis le brouhaha peut-être comme une hétérotopie telle que la souhaite Foucault dans la préface heureuse des Mots et des choses, à savoir comme la juxtaposition du dispersé non dans le temps mais au cœur d’un nouvel espace de la pensée, à savoir l’espace lui-même. Mais au-delà de l’hétéropie, sans doute Ruffel pose-t-il à la vérité, au-delà de tout chronotope, le brouhaha du contemporain comme ce que Foucault désignait avant tout comme un biotope. Depuis sa rage à être, sa contradiction, son conflit d’enchevêtrements et sa confusion de superpositions, le brouhaha est-il sans doute à considérer comme un biotope, une zone turbulente d’un vivant, une immanence et une contingence sans répit d’elles-mêmes où l’atome s’entrechoque à l’atome dans un cri de mélodie. Où, au-delà même de Foucault, le brouhaha serait à comprendre comme l’expressivité la plus jetée hors d’elle de ce que Heidegger projetait comme strate nue du présent, feuilleté d’un temps vertical : la stimmung.
On l’aura compris sans peine : Brouhaha est un essai indispensable et important pour se saisir de notre contemporain, lui poser les questions les plus neuves, lui donner une existence herméneutique inouïe et offrir un programme à notre temps présent, nous donner la chance de le saisir sous le jour d’une critique qu’invente Ruffel. Car Brouhaha est un geste critique neuf, celui qui réclame une grande et vaste critique physique qui plonge à mains nues dans l’immanence, cherche à dire le temps depuis sa folie matérielle, ne s’intéresse qu’à ce que le temps produit de plus matériel, de plus contingent, de plus ouvert à la rose des vents dans l’espace du monde toujours plus hors de soi. Lisez sans attendre ces réflexions de Lionel Ruffel et vous comprendrez pourquoi Brouhaha va faire grand bruit.
Lionel Ruffel, Brouhaha. Les mondes du contemporain, éditions Verdier, 2016, 212 p., 15,80 € — Lire un extrait en pdf
Une soirée de lancement de Brouhaha est organisée par Lionel Ruffel le 18 février 2016 à La Maison de la Poésie et le 19 février à l’espace Khiasma à Montreuil qui sera suivie par Diacritik.