Dans la compétition que se livrent ces jours-ci le chagrin, la colère et l’effroi, on avoue avoir esquissé un sourire en apprenant que le colloque consacré, en Sorbonne, aux quarante ans de Surveiller et punir se trouvait reporté « pour raisons de sécurité ». Non que les impératifs de protection et de surveillance aient manqué de sérieux, au contraire : c’est l’actualité des questions dont Foucault entreprenait, voici quarante ans, la généalogie, c’est le retour des enjeux de sécurité au cœur de la raison politique qui contraignit les organisateurs à différer l’étude d’un livre dont c’est tout le propos.
Il y a là plus qu’un contretemps ; ou plutôt, la manière dont ce télescopage vient troubler l’agenda des commémorations rappelle combien un certain jeu de l’actuel et de l’inactuel, du contemporain et du contretemps, traverse Surveiller et punir.
Actualité : en 1975, le livre paraît dans la foulée de révoltes survenues dans plusieurs prisons françaises, ainsi que des actions entreprises par le Groupe Information Prison. Mais contretemps : non seulement ici, la pratique politique a précédé l’élaboration théorique, mais cette dernière apparaît au sens strict d’un autre âge, s’ouvrant au passé antérieur sur un supplice du dix-huitième siècle (« Damiens avait été condamné, le 2 mars 1757… »), se terminant en 1840, date de l’ouverture de la colonie pénitentiaire de Mettray. Cette manière de produire une « histoire du présent » en s’installant à bonne distance chronologique, en contournant la description directe des phénomènes contemporains n’est pas dans Surveiller et punir une mesure de prudence, au contraire : on dirait (si les attentats n’avaient rendu impraticables les métaphores artificières), que Foucault recule pour mieux faire sauter.
Ce qui, dans cette discordance des temps, saute littéralement au visage, c’est la manière dont les murs de la prison perturbent les chronologies. D’une part, note le livre, c’est dès sa naissance que la prison se veut « moderne », alternative savante et humaine aux châtiments antérieurs, solidaire d’une individualisation normalisatrice qui parcourt l’ensemble du corps social. Mais c’est dès sa naissance que ce projet coïncide avec l’archaïsme d’une prise sur les corps, donnant aux mutineries de prisonniers une allure de paradoxe temporel : « c’étaient des révoltes contre toute une misère physique qui date de plus d’un siècle : contre le froid, contre l’étouffement, contre les murs vétustes, contre la faim, contre les coups. Mais c’étaient aussi des révoltes contre les prisons modèles, contre les tranquillisants, contre l’isolement… ».
D’autre part, si la prison échappe à l’alternative de l’actuel et de l’inactuel, c’est qu’elle naît en même temps que la critique qui la dénonce comme obsolète, critique qui va revenir tout au long de son histoire dans une réitération à l’identique qui en forme comme l’étrange contrepoint immobile : « tout de suite la prison, dans sa réalité et ses effets, a été dénoncée comme le grand échec de la justice pénale ».
Se demander, du coup, si Surveiller et punir permet encore de penser le contemporain, c’est peut-être chercher avec ce livre pourquoi la critique de la prison est, depuis quarante ans, perpétuellement urgente et toujours différée, faisant un tour de piste lorsque l’actualité y oblige pour mieux retomber dans le silence, faute d’avoir été liée à une réflexion claire sur les rapports entre le monde carcéral et l’ordre de la société.
Par exemple, l’heure est à s’inquiéter de la manière dont l’incarcération semble précipiter la conversion à l’extrémisme et à la violence religieuse : la prison y retrouve un instant l’attention des politiques, et trouve une place centrale dans le plan gouvernemental de lutte contre le terrorisme. Or, au mois de septembre dernier trois sociologues prévenaient : il ne suffit pas, comme le font les réformes pénitentiaires, de s’obnubiler sur la lutte contre la radicalisation des djihadistes – quitte à créer des quartiers réservés aux détenus radicalisés, mesure critiquée par le contrôleur général des lieux de privation de liberté – si l’on ne pense pas aussi la trajectoire biographique de ceux qui entrent, sortent, retournent en prison. « Cette réflexion serait peine perdue si l’on cédait à l’illusion que la prison serait un monde à part et autonome, coupé de la société »(C. Béraud, C. de Galembert, C. Rostaing, « Les djihadistes se forment ailleurs qu’en prison« , Le Monde, 1er septembre 2015. Texte également accessible ici).
La prison, monde à part ? Cette illusion appelle à relire Surveiller et punir : pour raisons de sécurité.
Mathieu Potte-Bonneville
Mathieu Potte-Bonneville est philosophe, Responsable du pôle « Idées et savoirs » à l’Institut français et maître de conférences à l’ENS Lyon. Il est spécialiste de l’œuvre de Michel Foucault (Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire, PUF, 2004 ou D’après Foucault, avec Philippe Artières, Les Prairies ordinaires, 2007 entre autres publications) et il écrit sur les séries télévisées (The Wire, reconstitution collective, avec Emmanuel Burdeau et alii, Capricci/Les Prairies ordinaires, 2011 ou Game of Thrones, série noire (coll.), Les Prairies ordinaires, 2015).