Emmanuelle Heurtebize : « Il y a tellement de livres publiés que si l’on ne sait pas pourquoi on publie un livre, si l’on n’est pas sûre qu’il y a une raison de le faire, ça ne sert à rien »

Emmanuelle Heurtebize (coll. personnelle)

L’éditrice Emmanuelle Heurtebize a fait ses armes chez 10/18, avant de rejoindre « La Cosmopolite » des éditions Stock. Aujourd’hui, elle crée, au sein du groupe Delcourt, une collection de littérature, de littératures, devrait-on écrire, tant cette collection, qui publie ses premiers titres en cette rentrée littéraire, va privilégier diversité et pluralité. Entre janvier et mai 2018, 7 romans sont annoncés, signés d’écrivains originaires d’Ukraine, Allemagne, Danemark, Nigeria, Israël, France et États-Unis. Une collection littéraire est aussi une cartographie redessinée, un regard porté sur le monde et la manière dont la fiction le (dé)construit. Autant de défis et enjeux qui sont à l’origine d’un entretien, mené en décembre dernier, avec Emmanuelle Heurtebize qui nous raconte la naissance de cette nouvelle collection.

Cette aventure est comme une « page vierge » pour Emmanuelle Heurtebize. L’éditrice est heureuse mais aussi fébrile alors que des mois de gestation, d’achats de textes, de traductions mais aussi de mise en place de l’habillage graphique de la collection, des mois de travail, d’enthousiasmes, d’angoisses aussi sont sur le point de se matérialiser sur les tables des libraires et entre les mains des lecteurs. Emmanuelle Heurtebize explique « avoir la trouille du débutant », même avec 25 années d’expériences éditoriales derrière elle, même si des auteurs l’ont suivie, comme Kevin Powers, dont elle publiera le prochain roman en septembre. Alors elle est heureuse de retrouver des gens avec lesquels elle a déjà travaillé ailleurs, comme Marie-Laure Pascaud, qui l’a rejointe pour s’occuper de la communication. C’est « un cadeau pour moi », « on est la petite famille recomposée de l’édition ». 

Quel a été le travail en amont pour monter cette collection ?

Quand je suis arrivée, j’étais toute seule dans ce grand bureau avec juste un ordinateur et un crayon… La première question a été celle de la date de lancement du premier livre. Il aurait pu paraître logique que ce soit septembre 2017, au moment de la rentrée littéraire. Mais j’ai freiné. C’était une année d’élections et ces années sont généralement compliquées pour la littérature. Et puis on ouvre la collection avec un premier roman et on a évidemment envie qu’il soit visible, on ne voulait pas qu’il soit noyé dans la rentrée.

J’ai donc eu le luxe de disposer d’un an et demi pour monter la collection. Et c’est un luxe vraiment parce que si l’édition est un travail au long cours, on va de plus en plus vite. Là, on a pu aller dans les détails. Je suis arrivée chez Delcourt 15 jours avant la foire de Francfort, c’est ce moment où une pluie de manuscrits s’abat sur nous… Je me suis fait la promesse de ne pas céder au vertige. En fait je suis arrivée avec un livre, le manuscrit du deuxième roman de Kevin Powers qui venait de m’être envoyé, un auteur qui m’a suivie quand j’ai changé de maison, comme un camarade qui m’accompagnait dans l’aventure. Ça me rendait forte !

Mais le lancement devait se faire avec des découvertes et des auteurs qu’on n’ait pas encore lus ou peu. Si la collection est évidemment déconnectée de ce que fait Delcourt en bande dessinée mais elle a l’esprit de ce que fait Delcourt, son éclectisme. Delcourt explore tous les champs de la BD. Et l’on se devait de retrouver cette diversité, ce cosmopolitisme, que chaque livre apporte sa voix, son regard, sans répétition.

Comment te sont arrivés les livres qui inaugurent cette collection ?

Ces livres, je les ai trouvés via des agents — comme Peur de Dirk Kurbjuweit que je publie en février — mais aussi en complicité avec des éditeurs étrangers. J’ai exploré les catalogues des éditeurs indépendants : c’est comme ça que j’ai découvert le premier roman de la collection, traduit du polonais, Une ville à cœur ouvert de Zanna Sloniowska, chez MacLehose Press, un éditeur pionnier dans la traduction de littérature étrangère en Angleterre.

En mars, je publie une romancière nigériane, Sarah Ladipo Manyika, que j’ai découverte en lisant The Guardian qui demande chaque année à des écrivains leurs conseils de lecture. Et Taiye Selasi, l’auteur du Ravissement des innocents, roman que j’ai trouvé éblouissant, disait que Morayo, le personnage de Sarah Ladipo Manyika, était devenue sa « nouvelle meilleure amie ». J’ai vu que son roman était publié par Cassava Republic, une maison du Nigeria, dirigée par une femme incroyable, Bibi Bakare-Yusuf, qui venait justement d’ouvrir un bureau à Londres. Généralement, les auteurs du Nigeria résident à l’étranger, ils sont publiés par des éditeurs anglais et Bibi Bakare-Yusuf a pour ambition de faire lire des écrivains qui vivent au Nigeria.

Le temps pour construire cette collection a aussi été, du côté de la littérature étrangère, celui de la traduction des textes, je suppose.

Oui ! Parmi les textes à venir, il y a aussi une romancière danoise (Dorthe Nors), un auteur traduit de l’hébreu (Yoav Blum), un Américain (Hernán Diáz). Or jusqu’ici, j’avais surtout publié de la littérature anglo-saxonne et c’est aussi ce que j’aime dans cette aventure, la manière dont elle m’a permis d’ouvrir mes fenêtres et de travailler avec de nouveaux traducteurs. Le temps de la traduction est évidemment incompressible, surtout quand on pense à un traducteur en particulier pour un livre : il faut prendre son ticket longtemps à l’avance !

Mais il y a eu d’autres chantiers : inventer la charte graphique, par exemple. La particularité de Delcourt, du fait de son catalogue BD, c’est d’avoir un studio graphique, et je voulais confier la charte à l’équipe Delcourt pour marquer le fait que l’aventure littéraire est dans l’aventure générale de la maison, tout sauf un îlot autonome. Cinq graphistes de la maison ont inventé l’image de la collection.

En France, en général, on met très en avant l’éditeur, avec une charte qui donne à reconnaître immédiatement la maison d’édition avant d’inviter à rencontrer l’univers d’un auteur. Comme nous n’avions pas encore d’histoire et que cela n’a de sens que lorsqu’on s’appelle Gallimard, Stock ou Grasset, on a travaillé autrement, un peu à la manière des Anglo-saxons, en mettant en avant, sur chaque couverture, l’univers de l’auteur. Bien sûr le logo sera toujours le même mais de couverture en couverture on passe d’un univers à l’autre. L’effet de reconnaissance de la maison ne sera pas immédiat mais ce n’est pas ce qu’on cherche, c’est l’auteur que l’on veut mettre en avant.

Chaque couverture est donc différente ?

Oui. Et c’est un énorme travail à chaque fois. Mais on a décidé de peu publier : une dizaine de titres la première année, à terme 13-15 titres, pas plus, quand la collection s’ouvrira davantage à des titres français et francophones. Je voudrais que la langue française soit, elle aussi cosmopolite, dans cette collection. J’ai acheté un auteur québécois, par exemple, que je publierai l’année prochaine, cela participe de cette volonté constante d’ouverture, même dans la langue française, être ouverts sur le monde.

Tu es éditrice depuis des années. Tu as connu la liberté d’une nouvelle collection au sein d’un univers poche, avec des inédits grand format chez 10/18 mais aussi le poids de reprendre une collection mythique comme la Cosmopolite chez Stock, avec une histoire très forte. Est-ce que cette nouvelle aventure est une extension de ce que tu as connu dans les années antérieures ?

Complétement. Ce furent deux expériences fortes, très différentes. Chez 10/18, qui est du poche, je publiais beaucoup d’auteurs, avec un spectre très large. Comme Stock, 10/18 est une maison avec une histoire très forte, une identité très marquée, un engagement. Donc l’enjeu en ce sens était proche : faire vivre ces maisons dans leur temps tout en restant dans cette histoire.

Est-ce que tu as une idée précise de ce que tu veux construire ou est-ce que cette ligne éditoriale se construira au gré de rencontres, d’emballements ?

Je pense que tout se fait de manière très subliminale et intuitive. On pourrait croire, à prendre les premiers livres publiés les uns après les autres, que c’est très éclectique mais il y a un lien. C’est difficile à expliquer et je ne suis pas certaine que tout soit très conscient mais une cohérence éditoriale se dessine. Et il y a, dans tout cela, les rencontres et coups de foudre. Chaque livre publié est un coup de foudre à sa manière : Il y a tellement de livres publiés que si l’on ne sait pas pourquoi on publie un livre, si l’on n’est pas sûre qu’il y a une raison de le faire, ça ne sert à rien.

J’aime cette image de Sarah Ladipo Manyika dans son roman que l’on publie bientôt : son personnage, Morayo, est une femme nigériane qui vit à San Francisco depuis vingt ans et qui est prof de littérature. Elle est très entourée, dans son immeuble, dans son quartier mais elle a aussi beaucoup d’amis imaginaires qui sont les romans qui tapissent ses murs. Et on se demande souvent comment ranger sa bibliothèque, les lecteurs organisés le font par ordre alphabétique, par pays, par genre, il y a ceux qui ne rangent pas, comme moi, et Morayo les range de sorte que les personnages puissent se parler ; elle crée des rencontres entre les personnages. Ainsi sera cette collection, elle vivra de rencontres, chaque livre a quelque chose à apporter à l’autre…

Ce qui rassemble aussi les livres de cette collection, c’est leur caractère très contemporain, ils disent tous quelque chose de notre société, même quand ils regardent un peu dans le rétroviseur. C’est aussi pour cela que je suis très heureuse de commencer avec un roman ukrainien. C’est un livre qui dit quelque chose de l’Europe, d’un pays déchiré entre l’Europe et une autre histoire, plus ancienne, un pays dont les frontières ont été plusieurs fois bouleversées au cours des siècles, à la culture férocement vivante. On m’a dit que j’étais un peu folle de commencer par un premier roman ukrainien, traduit du polonais, mais je crois que quand on commence, il faut être audacieux.

Le premier roman français de la collection arrive en avril. Quelle est son histoire ?

C’est un premier roman, Le Chien de Schrödinger, qui m’a été envoyé par la poste. Son auteur, Martin Dumont, a 29 ans, j’ai été très secouée par son texte, alors qu’il est très intimiste et ce n’est pas vraiment ce que je publie habituellement. C’est quelqu’un que j’ai envie d’accompagner et je trouve ça bien qu’il naisse en même temps que la maison.

Le premier roman anglo-saxon arrive tard dans la collection. Là encore, c’est un choix ?

J’adore la littérature anglo-saxonne, mais mes premiers coups de cœur de lecture n’étaient pas dans ce domaine. Le premier que je vais publier, en mai, c’est un auteur argentin qui réside aux États-Unis mais qui a grandi en Suède et qui écrit un western ! J’ai aussi acheté le premier roman, que je publierai en 2019, d’une auteure philippino-américaine qui parle de la communauté philippine aux USA mais aussi des Philippines à distance, donc c’est tout de suite un autre pays. Il y aura aussi le roman d’une hispano-américaine… c’est donc clairement une manière d’aborder autrement le champ anglo-saxon… Mais là encore je n’ai pas de règle.

Le premier roman de la collection est le premier roman de son auteur, tu le disais. Il a valeur de symbole il me semble, au-delà de sa qualité intrinsèque : un premier roman, écrit par une femme, un roman ukrainien mais traduit du polonais.
C’est l’histoire du XXè siècle à travers quatre générations de femmes, à travers un immeuble aussi et le vitrail de sa façade, représenté sur la couverture du livre, comme la mosaïque de cette collection qui s’ouvre.
Je suppose que les trois, quatre premiers textes étaient traduits et prêts, que tu as donc choisi ce livre-là, comme un signe, une image de cette collection qui s’ouvre avec lui.

C’est exactement ça. Ce n’est pas du tout le premier livre que j’ai acheté. J’ai acheté Une ville à cœur ouvert en avril 2017, il n’y a pas si longtemps et j’en profite pour remercier la traductrice, Caroline Raszka-Dewez, qui a fait un travail formidable sur ce texte pour qu’il puisse justement être le premier à paraître. J’avais des délais courts mais il était évident pour moi que ce devait être celui-là.

J’aime le côté générationnel de ce récit, le fait que la question de la transmission soit au centre, le mélange de l’intime et du politique et ce zeste de féminisme puisque ce sont vraiment des histoires de femmes. J’aime le fait que ce soit une jeune femme d’aujourd’hui qui raconte l’histoire des femmes de sa famille, qu’elle n’ait pas de nom, parce qu’elle est la voix de toutes les femmes du livre. J’ai beaucoup appris sur l’Ukraine et la Pologne en lisant ce roman et j’aime le fait que ce soit un roman ukrainien traduit du polonais. On connaît le côté russophone de l’Ukraine par Kourkov, par exemple ; là c’est une romancière ukrainienne venue de Pologne, c’est l’origine de sa famille, c’est sa langue. Et le choix de la langue n’est jamais anodin. D’ailleurs dans le livre, la mère de la narratrice, qui est le personnage le plus engagé politiquement puisqu’elle milite avec les patriotes ukrainiens pour l’indépendance du pays, sa libération du joug soviétique, fait un jour le choix de ne plus parler polonais mais ukrainien. Et c’est un acte de dissidence extrême que de changer de langue.

Ce livre, c’est l’intime, le politique, la culture, dans une ville qui est l’un des points d’ancrage de la mémoire de l’Europe, et qui dit beaucoup d’aujourd’hui puisque le roman va jusqu’à la révolution de 2014. Le tout raconté du point de vue d’une jeune femme qui elle-même s’éveille à la vie, à l’amour, à la politique. Il a les pieds dans notre époque et c’est un condensé de tout ce que j’aime en littérature.