Vue de sa partie la plus occidentale, l’Union Européenne semble parfois composée de méchants et de gentils. Les évocations de la Pologne ou de la Hongrie s’accompagnent en particulier de subites poussées colériques et d’indignations. Il en va alors des valeurs démocratiques, du respect de l’État de droit, du progrès mis à mal par des régimes indignes de l’héritage commun. On se lamente qu’au cœur d’un ensemble déjà si fragilisé, refluent des politiques peu conformes avec l’idéal du moi européen. Pendant ce temps là, les rapports sévères et glacés du défenseur des droits à l’encontre de la France, comme les actions juridiques émanant d’associations comptent pour du beurre. Toute comparaison au sujet des libertés, du respect des conventions internationales ou de la dégradation partielle de nos droits se voit, soit écartée, soit reléguée à des différences de nature, sinon de degrés éloignés.
Les manifestations d’une crise pourtant si proches sont délaissées au profit d’autres signes, identifiables dans un ailleurs – logés bien à l’Est et bien périphériques. On guette alors à la lunette tout frémissement des forces de la raison, toute émergence de mouvements politiques enfin euro-compatibles. A cette enseigne, par sa volonté de dépasser les clivages des partis traditionnels et par son positionnement pro-européen, Momentum Mozgalom en Hongrie, satisfait au mieux ces attentes. Cette jeune formation s’est fait connaître en février dernier en organisant l’opposition aux jeux olympiques de Budapest. Le succès remporté contre le gouvernement s’est vu renouvelé lors d’un défilé du premier mai. En Pologne, un parti comme Nowoczesna, hostile aux positions réactionnaires ne peut qu’emporter l’adhésion du spectateur occidental en quête de réconfort. Sur la base de leur penchant européen, les formations de ces deux pays de Visegrad viennent de lancer à Bratislava une initiative de coopération avec d’autres petits partis, incluant les voisins slovaques (Progressive) et autrichiens (NEOS).
De telles « lueurs d’espoir« , de tels signes venus d’un Est en lutte contre les forces obscures se sont mis à scintiller de plus belle avec le succès d’En Marche, mouvement lui-même issu d’une lutte contre un monstre intérieur, selon la success story en vigueur. L’émerveillement mutuel fait le reste et les alliances en vue des élections européennes de 2019 se préparent.
Le signifiant Europe devient ainsi le catalyseur idéal pour toucher des franges électorales portées vers ce qu’on appelle un peu vite » l’ouverture » – et parfois moins regardantes sur certains aspects laissés en angle mort. Se trouve volontiers associé à cette constellation de l’Est, l’Espagnol Albert Rivera. Son jeune âge et sa dilection pour les réformes du marché du travail ont alimenté la comparaison avec le Président Français. En Italie, avec un nom en contre-slogan, le parti Forza Europa synthétise à lui seul le nouvel esprit qui plane sur le continent.
Le regain éclair pour les questions européennes semble toutefois relever pour une part d’une prophétie auto-réalisatrice, pour une autre part d’un désir pris pour réalité. Au gré des publications éditoriales et des sempiternels débats portés par un “nouveau souffle”, de savants efforts sont surtout produits pour identifier les différents populismes et distinguer celui-ci de celui-là. Sans omettre les interrogations sur l’opportunité de « faire l’Europe dans un monde de brutes« . On se préoccupe moins du glissement vers une Europe de la sécurité et de la défense érigée en priorité pour faire l’union par la protection, ni sur la propension à se définir autrement que par la négative. Seuls le manque de réalisme et l’irresponsabilité des éternels méchants sont analysés à l’envi, car de toute manière, l’Europe mérite son extension du domaine de la raison.
L’émergence de cet amalgame de partis à dominante libérale suscite en effet une dynamique particulière, sur fond de l’incontournable pragmatisme et d’évidences : l’évidence européenne (donc démocratique), l’évidence numérique (donc économique). Peu de place est laissée à ceux qui tardent encore à interpréter « la réalité d’aujourd’hui comme une lutte entre l’ouvert et le fermé (dixit le site de Forza Europa). La marche européenne est réglée par ceux qui en monopolisent la définition, une avant-garde éclairée, composée d’avocats, d’économistes et de tous ceux qui de Banque Mondiale en programme Erasmus ont transité entre grandes compagnies et autres institutions internationales.
À recrutement homogène, convergence des points de vue. On ne s’étonnera pas de voir mêlées la promotion du numérique et la start up, la consultation directe du peuple dans un souci d’horizontalité, les réformes fondées sur des enquêtes de l’OCDE. Sus aux idéologies datées et aux passéistes attachés à leur vingtième siècle. « Nous sommes l’avenir, tous les autres représentent le passé » résume le challenger hongrois de Momentum.
Pourtant, l’enthousiasme pour les modernes de Hongrie contre le Fidesz des anciens n’est pas partagé de toute part. L’européanité en toc du mouvement est justement la cible d’une tribune virulente du philosophe et politicien Gáspár Miklós Tamás, 69 ans et ancien dissident. Selon lui, affirmer une inclination pour l’Ouest, par opposition au nouveau tropisme russe de Victor Orban ne renouvelle en rien les rapports problématiques du pays au monde extérieur. A la menace pour la cohésion nationale incarnée par « Bruxelles », s’en substitue simplement une autre, représentée cette fois par Moscou et tout ce que son vocable peut réveiller dans les esprits. Pour Gáspár Miklós Tamás, la recherche d’une unité populaire et apolitique contre les arriérés de l’Est reconduit une thématique bien connue des spécialistes du nationalisme hongrois, celle du discrédit envers tout ce qui est danubien, balkanique ou byzantin. On ne doit donc pas vraiment s’étonner que le leader de Momentum puisse défendre à la fois le mariage gay et le status quo sur la clôture anti-réfugiés. Pour le philosophe, Momentum n’est jamais qu’un symptôme des difficultés hongroises, plus que sa solution. En cela, nous aurons du mal à ne pas généraliser le diagnostic d’une crise européenne de laquelle procèdent En Marche et ses succédanés miroitants.
Le début de l’année 2018 va être marqué par le lancement d’une Grande Marche Européenne organisée par LREM pour interroger les Français. En parallèle, l’événement sera bientôt doublé par la mise en place des conventions démocratiques annoncées par Emmanuel Macron lors de son discours fleuve en Sorbonne. De quoi légitimer les orientations “raisonnables” à coup de porte à porte, de consultations numériques à très grande échelle menées selon l’expertise des think tank. La lecture du rapport remis à l’Assemblée Nationale sur la préparation de cette entreprise confirme la profonde ambivalence entre l’organisation de débats avec les brutes et la grande dose de pédagogie que l’on souhaite instiller. De telle sorte que les préventions pour écarter les mauvais esprits et le trolling abondent dans le texte. Les médias, en particulier ceux du service public sont invités à apporter une contribution positive, contrairement à leur habitude supposée, pour donner son importance à l’événement. Par ailleurs, la participation des intellectuels, dont certains seraient « aujourd’hui loin d’être autant acquis à la « cause » européenne qu’ils ne l’étaient auparavant » doit être pondérée au mieux. Quant aux syndicats, eux-mêmes un peu trop réticents ces derniers temps, leur implication devrait « se faire d’une manière encadrée mais attentive aux protestations de leurs membres« . Place au débat et à l’ouverture.
Jean-Luc Florin