America 2016 : Kevin Powers (Yellow Birds)

Kevin Powers 2019 © Christine Marcandier

Tanguy Viel le note ironiquement dans La Disparition de Jim Sullivan (Minuit, 2012) : la guerre en Irak est « ce genre d’événements qu’on ne passe pas sous silence quand on est américain, je veux dire, écrivain américain, de ce genre d’événements qui planent au-dessus des livres et savent impliquer les personnages dans les problèmes de leur temps. C’est une chose dont on ne peut se passer en Amérique, la présence d’événements récents qui ont eu lieu en vrai comme la destruction des tours ou la crise financière ou bien l’intervention en Irak. » Cette mise en fiction d’une guerre récente n’en est pas moins remarquable quand le conflit est saisi avec acuité, ce qui est le cas dans Yellow Birds, le premier roman de Kewin Powers invité du festival America 2016 pour ce livre et un recueil de poèmes paru depuis, toujours aux éditions Stock, Lettre écrite pendant une accalmie dans les combats (2015)

9782253177326-TYellow Birds est un texte fragmentaire, poétique, saturé de violence, de doutes, d’interrogations sur les raisons qui ont poussé une nation à s’engager dans un conflit absurde et les effets de cette guerre sur les soldats comme les populations civiles. Comment raconter l’indicible et ce qui semble échapper à toute signification ?
« Quel genre d’hommes sommes-nous ? », demande Kevin Powers dans son roman.

Kevin Powers a été soldat en Irak en 2004-2005. Il écrit depuis l’âge de 12 ou 13 ans et à 17 il s’engage dans l’armée américaine, tradition familiale et moyen simple de financer ses études, sans compter ces raisons qu’il énonce dans son roman à propos de ses personnages : en finir avec une « vie étriquée », aspirer à « quelque chose de plus substantiel que des routes en terre et des rêves minuscules ». Quitter la Virginie pour l’Irak, en revenir. Pourtant Yellow Birds n’est pas un témoignage, celui d’un écrivain qui se serait fourvoyé dans l’armée ou d’un ancien soldat qui aurait puisé dans l’expérience vécue une soudaine étincelle littéraire. Son livre est, selon Tom Wolfe, le « À l’ouest rien de nouveau des guerres américaines en terre arabe ».

Je lui dis que je l’aime comme j’aime ne pas tuer
comme j’aime dormir dix minutes
derrière le parapet du toit-terrasse
contre lequel repose mon fusil.

Je lui dis dans une lettre qui puera,
lorsqu’elle l’ouvrira,
l’huile de culasse et la poudre brûlée
et les mots qu’elle contient.

Je lui dis que le soldat Bartle lance en passant :
la guerre c’est juste nous
qui déchirons nos corps et ceux des autres
avec de petits morceaux de métal.

Lettre écrite pendant une accalmie dans les combats

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Dès la première phrase de Yellow Birds, le choc : « la guerre essaya de nous tuer durant le printemps », pour dire la puissance absolue, abstraite, hors de tout contrôle d’un conflit qui n’a pas de sens.
« Nous n’étions pas destinés à survivre » : Bartle, narrateur du livre et son ami Murphy, sont deux gamins pris dans l’horreur qui voudraient ne pas être le millième mort américain et restent en éveil grâce à l’adrénaline, les amphétamines et du tabasco dans les yeux. Bartle a juré à la mère de Murph de le ramener vivant (« Tu fais des putains de promesses, maintenant ? ») mais le soldat de 18 ans — « à peine un homme » — va mourir.

Le récit est celui d’un mort-vivant de retour aux États-Unis, de Bartle enfermé dans sa mémoire fragmentaire, l’horreur qui ne le quitte plus, l’incompréhension face à des actes qui n’ont aucun sens. « Je n’aurais pas pu le formuler à l’époque, mais j’étais entraîné pour croire que la guerre fédérait tout le monde. Qu’elle rassemblait les gens plus que toute autre activité humaine. Tu parles. La guerre fabrique surtout des solipsistes. »

Bartle est enfermé dans le cercle vicieux de l’avant / après, un entre-deux qui le ronge, les promesses non tenues, les longues phases d’attente, la violence qui soudain se déchaîne, les journalistes indifférents aux morts, obsédés par les images, les colonels et leur « mauvais numéro à la Patton », l’impossible
après. Le récit est lui aussi fragmenté, (dé)composé alternant dates et lieux, en boucle, pris dans cette unité impossible. Une linéarité temporelle serait déjà une logique, or rien n’a de sens. Souvenirs, sentiments de culpabilité se développent en Bartle comme « un organisme vivant » et le rongent.

« Je maîtrisais chaque jour de moins en moins ma propre histoire », « je n’avais plus aucune certitude ». On ne quitte jamais Al Tafar, le désert irakien. Surtout pas quand on rentre « chez nous, au pays de la liberté, de la téléréalité, des centres commerciaux et des phlébites ».

Alors dire, raconter pour tenter de se défaire des questions. Dire l’absence de réponses simples, les images qui hantent et l’Amérique oublieuse. Ce que la fiction, adossée à une expérience qui appartient à l’histoire, est seule à même, sans doute, de mettre en perspective. Comme l’écrit Kewin Powers dans le poème liminaire de Lettre écrite pendant une accalmie dans les combats, « Frontière » :

Je peux vous dire exactement
ce que je cherche à exprimer. Le monde a été remplacé
par l’idée que nous en avons ».

Kevin Powers, Yellow Birds, traduit de l’anglais (USA) par Emmanuelle et Philippe Aroson, Stock, « La Cosmopolite », 2012, depuis paru au Livre de Poche, 240 p., 6 € 60 – Lire un extrait

Lettre écrite pendant une accalmie dans les combats, traduit de l’anglais (USA) par Emmanuelle et Philippe Aroson, éditions Stock, « La Cosmopolite », 2015, 120 p., 16 € – Lire un extrait